Texte intégral
M. Védrine, vous êtes notre invité ce soir, à un moment où l’activité dans les domaines qui vous concernent est importante. Il y a le bilan, la fin, la gestion des ultimes négociations en ce qui concerne la crise du Golfe. Il y a les questions européennes après la qualification de la France et de dix autres pays pour l’euro. Nous vous demanderons de nous expliquer comment maintenant les choses vont se passer, quels sont nos objectifs, quelles sont les difficultés nouvelles à venir, parce qu’il y en aura forcément, quelles sont l’ensemble des réactions que vous évaluez. Puis, il y aura évidemment un certain nombre de questions d’actualité, parmi elles, certaines concerneront l’Algérie, d’autres le Kosovo, d’autres encore concerneront bien entendu l’Allemagne à propos de laquelle, nous venons d’apprendre que les élections partielles de Basse-Saxe avaient été gagnées par le SPD.
Q. L’accord conclu avec Kofi Annan est signé depuis une semaine, on en est toujours entre la paix et la menace d’une frappe, le débat continue au Conseil de sécurité, on n’y voit pas très clair. Tout à l’heure, dans le Washington Post, le conseiller de Bill Clinton pour les questions de sécurité disait : « Si Saddam Hussein refuse de se plier à cet accord, le temps de la diplomatie sera terminé ». Est-ce aussi simple ?
R. Aux États-Unis, même si l’opinion dans son ensemble était, en réalité, assez partagée sur l’efficacité et l’opportunité des frappes, un certain nombre de responsables politiques, au Capitole ou dans les média, étaient extrêmement favorables à des frappes, et sont en quelque sorte frustrés de ce dénouement. Donc, les responsables de l’administration Clinton comme Mme Albright ou le secrétaire Cohen ou M. Berger, qui est le conseiller pour la sécurité internationale, expliquent qu’ils n’ont pas eu tort, pour faire comprendre leurs arguments face à cette opinion américaine un peu surchauffée, ils emploient des arguments qui demeurent très menaçants. Ce qui est vrai, c’est que l’accord conclu entre Kofi Annan et Tarek Aziz doit être maintenant appliqué, l’étape intermédiaire c’est qu’il doit être endossé par une résolution du Conseil de sécurité. Les discussions se sont poursuivies ces derniers jours et encore ce week-end. J’ai bon espoir qu’elles aboutissent en début de semaine, c’est-à-dire lundi ou mardi.
Ensuite, il faudra passer à l’application. Il faut bien se rappeler que, pour le moment, par une combinaison d’approche, notamment la menace de la force et l’ingéniosité diplomatique, on a dénoué la crise de l’inspection des sites présidentiels, mais l’affaire n’est pas terminée. Elle sera terminée le jour où les contrôles auront tous été faits.
Q. Y a-t-il encore une sorte de suspens ou pas ?
R. Il y a forcément une sorte de suspens. L’accord n’est pas encore en application. Vous avez noté que les autorités françaises, à commencer par le Président de la République mais aussi le Premier ministre ou moi-même, nous vous avons dit qu’il fallait que l’Irak applique absolument cet accord. Nous avons été clairs sur l’hypothèse où l’Irak appliquait l’accord comme dans l’autre hypothèse, il faut entrer dans cette phase d’application. Encore une fois, cette question de l’Irak ne sera terminée que le jour où tous les contrôles auront eu lieu, les armes seront démantelées, et on pourra enfin, le plus tôt sera le mieux, appliquer la clause de levée de l’embargo.
Q. Est-ce que les Américains n’ont pas raison de poser le problème de cette façon : dire que, si Saddam Hussein ne joue pas le jeu, si l’Irak ment, la France qui a choisi la diplomatie, devra faire quelque chose. Accepte-t-elle qu’il y ait des représailles, sinon automatiques, du moins coordonnées ?
R. Ce ne sont pas des choix contradictoires. Nous avons dit clairement que le résultat avait été acquis par une combinaison de moyens. J’ai cité la menace de l’emploi de la force - pas l’emploi de la force, cela aurait été bien différent mais la menace de l’emploi de la force. J’ai cité l’ingéniosité disons le travail diplomatique et aussi la capacité.
Q. Si Saddam Hussein n’applique pas l’accord. À ce moment-là, nous sommes dans une situation nouvelle. Que fait la France ?
R. Il y a deux « si » différents : si les Irakiens n’appliquent pas, et c’est pour cela que la France est très claire - L’Irak s’exposerait aux plus graves conséquences, mais il y a aussi l’hypothèse où l’Irak applique l’accord. Et notre travail, à l’heure actuelle au sein du Conseil de sécurité, c’est que nous recherchons un texte qui endosse cet accord en étant aussi clair que possible par rapport aux deux hypothèses. Nous en sommes là pour le moment, rien ne permet de dire que l’accord ne va pas être appliqué à ce stade.
Q. Vous avez employé l’expression « ingéniosité diplomatique ». Si j’ai bien compris, cela désigne en partie la part française dans cet accord. Sur quoi a-t-elle porté techniquement ? À quel niveau s’est fait l’apport sur le plan technique ?
R. Il faut dire que beaucoup de pays ont contribué à l’accord. Il y a eu des apports intéressants de l’Italie, de la Russie, selon les moments. D’autre part, beaucoup de pays arabes qui avaient une certaine capacité à être entendu par Saddam Hussein ont fait des interventions. Mais, pour donner un exemple parmi d’autres, les États-Unis ne voulaient absolument pas quoi que soit qui écarte la commission de contrôle, c’est-à-dire l’UNSCOM pour visiter les 8 sites présidentiels qui n’étaient pas visités, alors que, je le rappelle, plus d’une soixantaine le sont couramment. En sens inverse, les Irakiens ne voulaient absolument plus entendre parler de l’UNSCOM qu’ils estiment brutal, attentatoire à la souveraineté irakienne et de mauvaise foi. Il y avait une incompatibilité totale. C’est la France, à l’intérieur des différents services, de la représentation à New York, tout un ensemble, tout un appareil diplomatique qui a imaginé la combinaison de l’UNSCOM, d’experts venus des membres permanents du Conseil de sécurité, d’un représentant du secrétaire général.
Q. C’est-à-dire des modalités d’inspections ?
R. Des modalités d’inspections particulières pour ces sites particuliers. C’était une proposition, c’est une idée qui a été reprise ensuite quand les Cinq ont discuté avant que Kofi Annan ne parte à Bagdad et Kofi Annan est parti avec cet élément de préaccord en quelque sorte, et sur place, il a transformé l’essai.
Q. Les Américains avaient donné leur aval à ce préaccord ?
R. Au départ, ils y étaient hostiles, et puis, finalement ils ont admis cette idée, après s’être assurés que, dans ce nouveau système, l’UNSCOM conservait son rôle et ses droits. En même temps, on avait réintroduit dans le jeu les membres permanents et le secrétaire général, directement par le biais d’un représentant. C’est un exemple.
À un moment donné, le voyage de Kofi Annan était compromis. Certains pays le souhaitaient, d’autres pas. D’autre part, dans la façon de s’adresser aux Irakiens, de leur faire passer des messages, le choix des canaux, le choix des moments, il y a des idées qui marchent, d’autres qui ne marchent pas. Mais il n’y a pas que la France, il ne faut pas être prétentieux.
Q. Vous parliez de l’Italie, par exemple, quel rôle a-t-elle joué ?
R. À un moment donné, les Italiens et les Russes, à un moment où Boris Eltsine était en visite à Rome, ont fait une déclaration commune qui venait à un bon moment et par ailleurs concertée avec nous, puisque l’on s’est téléphoné au même moment, sur l’appel au voyage de Kofi Annan. À un moment, cela s’est joué sur 4 ou 5 jours, il a fallu faire du voyage une éventualité, une hypothèse, puis une opportunité, puis une nécessité par petites étapes.
Q. Vous expliquiez tout à l’heure, en réponse à M. Elkabbach que l’accord de Bagdad doit être endossé, c’est-à-dire en quelque sorte ratifié par le Conseil de sécurité de l’ONU. Or, cela fait une semaine que l’on discute entre alliés, anciens alliés de la guerre du Golfe. Qu’est-ce qui, précisément bloque la discussion ? Si j’ai bien compris, il s’agit de la manière dont va être formulée la menace pour la prochaine fois. Qu’est-ce qui distingue l’approche américaine de l’approche française ? Peut-on croire que les Américains veulent automatiquement pouvoir intervenir eux, et eux seuls, si Saddam Hussein viole cet accord ? Et est-ce que la position de la France consiste à dire qu’il faudra une nouvelle discussion avec Saddam Hussein ?
R. Ce ne sont pas les anciens alliés de la guerre du golfe. C’est un peu différent puisque ce sont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Russie, Chine...
La discussion porte sur la façon dont il faut formuler les deux options. Que se passe-t-il si l’Irak joue le rôle. C’est ce que l’on appelle en langage courant la lumière au bout du tunnel, à partir de quand considère-t-on que les conditions pour lever l’embargo sont réunies ? Cela a été prévu dans la résolution 687 de 1991 et notamment à l’article 22 et nous sommes pour la mention la plus explicite possible pour que l’Irak ait un intérêt à jouer le jeu.
Q. C’est-à-dire la levée de l’embargo ?
R. La levée de l’embargo quand les conditions seront remplies, mais il faut bien montrer qu’il n’y a pas de résolution cachée et de conditions supplémentaires que l’on inventerait en cours de route.
Q. Dans le cas où Saddam Hussein ne respecte pas cet accord, c’est-à-dire que les inspections ne peuvent pas avoir lieu ?
R. Précisément la discussion a lieu sur les termes à employer, mais ce n’est pas spécialement un problème franco-américain.
Q. Oui, mais que se passe-t-il dans ce cas-là pour la France ?
R. Il ne faut pas anticiper sur une situation exacte que l’on ne connaît pas.
Q. Oui, mais nous sommes obligés de nous poser la question ?
R. Naturellement, mais le fait de se poser la question ne répond pas à la question.
Q. La question a-t-elle été envisagée au niveau de l’exécutif, c’est-à-dire du Président de la République, du Premier ministre, du ministre des affaires étrangères en France ?
R. Naturellement, toutes les situations sont envisagées. Ce qu’il faut, c’est réussir à la fois à exprimer un signal extrêmement ferme, tout en préservant l’autorité du Conseil de sécurité, car tout le monde a vu, et nous sommes tout à fait d’accord avec les États-Unis sur ce point, que le rétablissement de l’autorité et la cohésion du Conseil de sécurité a été une des conditions de la réussite. Sans cette condition, Kofi Annan n’aurait pas pu aller à Bagdad sur une base solide, il n’aurait pas pu réussir, les Irakiens n’en auraient pas tenu compte à ce point.
Q. Dans la cohésion, il y avait la possibilité d’un retour éventuel à la force ?
R. Elle plane toujours.
Q. Mais de la part de la France, je veux dire ?
R. Naturellement, puisque, finalement, avec plus ou moins de discussions, au Conseil de sécurité, les Quinze, à chaque étape ont trouvé un accord. Je pense que nous allons trouver un accord, je le répète, dans les jours qui viennent. Je ne peux pas en dire les termes exacts puisqu’ils ne sont pas conclus, ils ne sont pas tranchés, mais je pense que nous trouverons un accord dans un texte qui sera clair, dans un cas comme dans l’autre.
Q. Cela parait aussi compliqué que de discuter avec Saddam Hussein non ?
R. Ce n’est pas une discussion dans l’autre cas. Dans un cas, il y a des résolutions qu’élaborent quinze pays, dans l’autre cas, il y a un effort de persuasion pour dire aux Irakiens qu’ils doivent appliquer les résolutions.
Q. Le président Clinton, et vous l’avez laissé entendre tout à l’heure, est l’objet de pressions du camp plutôt belliciste chez lui. Le mettez-vous dans le camp des faucons ou des va-t-en-guerre ? Et deuxièmement, est-ce que la France est au courant de plans américains ou américano-anglais qui viseraient à renverser Saddam Hussein ?
R. Sur le second point non, en dehors de ce que je peux lire dans la presse comme tout le monde.
Q. Mais vous excluez que cela existe ?
R. Non, on ne peut pas exclure que cela existe, aussi bien les articles en question que l’expérience du passé ne permettent pas d’exclure que cela existe. Mais vous lisez comme moi les articles. En général, même dans la presse américaine, il y a des articles pour conclure que finalement, ce sont des options auxquelles les responsables américains eux-mêmes renoncent pour des raisons qu’on nous explique. Dont acte.
Sur l’autre point, le président Clinton a manié les deux. On ne peut pas le ranger dans un camp. Il est clair qu’il est très net et ferme sur la menace de l’emploi de la force dans l’hypothèse où Saddam Hussein persisterait à refuser les inspections, mais il est tout à fait clair, je peux en témoigner puisque j’ai parlé à Mme Albright presque tous les jours, disons tous les deux jours durant cette crise, que la diplomatie américaine n’a, a aucun moment, contrecarré, ni même critiqué les efforts menés par la France et par d’autres pays, que j’ai cités tout à l’heure, pour trouver une solution qui soit de nature diplomatique, dès lors que c’était une vraie solution. Et c’est ce que nous pensons avoir atteint dans cet accord, encore une fois qu’il faut maintenant appliquer, parce que nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Q. Il y a une question que l’on entend beaucoup et que M. Séguin ce matin à la télévision a relancé d’une certaine façon, en disant que tout ce qui s’était fait de bien à l’occasion de ces négociations en ce qui concerne la France est exclusivement à mettre au crédit du Président de la République et pas du Gouvernement. J’imagine que vous avez une réaction un peu différente, mais pouvez-vous nous dire vraiment qui a fait quoi, et qui a quel mérite ?
R. Ce n’est pas à moi de distribuer les mérites.
Q. Vous êtes un témoin plus direct que nous quand même !
R. Oui, mais je ne suis pas un dirigeant de parti politique donc je n’ai pas de raison de mettre cela sur ce terrain. Je peux simplement dire comment les choses se sont passées en réalité. Il y a eu véritablement un travail d’équipe, dans lequel, le Président de la République naturellement a donné à cela l’illustration la plus grande par son action personnelle et un engagement constant, le Premier ministre a suivi cette crise dans son déroulement quotidien, a été constamment informé, en a parlé très régulièrement avec le Président de la République et avec moi-même ; et tout le travail diplomatique que j’ai bien sur animé comme c’est mon rôle. C’est une réponse presque évidente et d’ailleurs, chacun a pu constater que cela s’était passé comme cela.
Q. Pendant cette période, y a-t-il eu des désaccords entre le Président de la République et vous-même ou le Gouvernement ? Entre vous et M. Jospin ?
R. Non, il n’y a pas eu de désaccord de ce type entre le Président et moi ou entre le Président et le Premier ministre ou le Premier ministre et le Président. Il y a eu des discussions entre les uns et les autres ou entre les collaborateurs des uns et des autres, ce qui, dans une crise comme cela, est permanent, quasiment 24 heures sur 24. Des réflexions qui disent : là, attention, nous sommes à un tournant, on peut faire ceci, cela, envoyer tel message ou non, adopter tel texte ou pas, employer tel ou tel mot. Mais c’est une sorte de travail qui a été fait en commun, qui a été décanté en commun, et qui a été normalement arbitré et mis en œuvre ensuite et démultiplié par tous les moyens dont nous disposons. Je crois d’ailleurs que tout le monde a vu que cela s’était passé comme cela.
Q. On vient de parler de répartition des mérites à l’intérieur de l’hexagone si j’ose dire, mais du point de vue de l’opinion arabe, en terme de répartition des mérites dans l’opération de la semaine dernière, est-ce qu’il n’y a pas une forme d’injustice à voir que les Américains et les Français ont finalement eu des rôles complémentaires, mais que ce sont les Français qui ont joué le rôle du gentil et les Américains le rôle du méchant ?
R. Je n’ai pas voulu parler de répartition du mérite, je le précise.
Il n’y a pas de répartition des rôles de ce type parce que ce n’est jamais aussi simple et en plus quand on examine la complémentarité on le fait après. C’est une sorte d’analyse rétroactive car il n’y a pas jamais de distribution au départ.
Q. Ce n’était pas prémédité ?
R. Naturellement. D’autre part, tout en maniant fortement et de façon extrêmement visible et médiatisée, la menace de l’emploi de la force, les Américains, je le répète, n’ont jamais entravé la recherche d’une solution diplomatique, si c’était possible, et n’ont jamais contrarié les efforts français. Au contraire, ils les ont soutenus et constamment compris. En sens inverse, la France a fait ce travail mais n’a pas non plus cherché à critiquer particulièrement l’approche américaine. Ce n’est pas distribué de cette façon-là. Dans le monde arabe, c’est aussi plus compliqué que cela. Beaucoup de dirigeants étaient partagés eux-mêmes.
Q. Mais Bruno Frappat vous interrogeait sur les opinions publiques qui, quelquefois, ont des réactions plus schématiques que les dirigeants qui sont, par principe, extrêmement sophistiqués.
R. Oui, mais je ne suis pas un spécialiste particulier de l’opinion publique des autres. Voyez déjà le mal que vous avez vous-mêmes, dans vos émissions, à analyser l’opinion publique française sur tel ou tel point. Il faudrait faire intervenir les opinions publiques arabes : lesquelles ? Comment ? C’est un peu compliqué.
Q. Je voulais vous demander, si, dans cette crise, le cours du pétrole a joué un rôle. On sait que c’était le point de vue de Jean-Pierre Chevènement. Malgré tout, le cours du pétrole est à moins de 15 dollars le baril. On sait que c’est le niveau de rentabilité du pétrole britannique. Est-ce que vous pensez que cela a été par exemple déterminant pour la position de Tony Blair ?
R. Je ne pense pas. Je ne pense pas que, dans cette crise, qui est celle des sites présidentiels pour résumer, cela ait joué un rôle.
Q. Pour les États-Unis non plus ?
R. Je pense que non. Je pense que c’est autre chose.
Q. C’est quoi ?
R. C’est une attitude générale de puissance par rapport à un pays qui est récalcitrant, qui a entravé de multiples façons, depuis des années, l’application des résolutions du Conseil de sécurité, qui a fini d’ailleurs, bon gré mal gré, par devoir les appliquer, les unes après les autres, y compris après la crise de novembre sur les inspecteurs américains, y compris après la crise de janvier-février de cette année sur les sites présidentiels. C’est plus un affrontement de puissance, de logique globale de puissances. L’élément pétrole n’intervient pas dans cette crise-là.
Q. Pensez-vous que les États-Unis ont une stratégie par rapport à cette région du monde et en particulier par rapport à Saddam Hussein ? Ou est-ce au coup par coup ?
R. Cela dépend des sujets. Lorsque l’on dit les États-Unis, cela dépend si l’on parle de l’administration, ou du Congrès. C’est assez différent, souvent assez différent et d’ailleurs, un des problèmes du président Clinton c’est qu’il a à faire à un congrès hostile. Il faut toujours le rappeler.
Q. C’est la cohabitation ?
R. Non, ce n’est pas la cohabitation à la française. C’est un combat de tous les instants, avec un désaccord constant et un Congrès qui veut véritablement contrer le président, l’affaiblir, montrer qu’il a eu tort de faire ceci ou cela. On le voit donc dans les explications qu’il faut donner. Je crois qu’il y a des éléments très clairs dans la stratégie américaine qui concerne le soutien à la sécurité d’Israël ou à la politique d’Israël jusqu’à un certain point, cela dépend des cas, un élément de sécurité d’approvisionnement pétrolier qui a des conséquences. Il y a d’autres éléments, et toute une série d’éléments au Proche et au Moyen-Orient qui sont assez variables en réalité, qui dépendent de la conjoncture, des alliés, de l’action d’autres acteurs, dont nous.
Q. Vous avez expliqué que les autorités françaises s’étaient, jusqu’ici très bien entendu. Est-ce que la cohabitation, est-ce que la coalition de la gauche plurielle résisterait à une opération militaire d’envergure à laquelle la France se joindrait si Saddam Hussein continuait de refuser l’application de l’accord ?
R. Je ne veux pas me placer dans des hypothèses de ce type. Vous me demandez de faire des spéculations, fondées sur aucun élément dont nous pouvons disposer aujourd’hui, sur une hypothèse qui n’est pas là. Vous-même ne pourriez pas définir exactement dans quelles circonstances cela se produirait. Mais les responsabilités découleraient de qui ? Ce serait le refus de qui, la provocation de qui ? C’est difficile à dire...
Q. C’est peut-être une manière de dire que la France, en aucun cas, ne participerait à une opération militaire parce que, sinon, il y aurait une crise politique intérieure, c’est tout...
R. Je ne crois que l’on puisse le dire comme cela dans la mesure où c’est une situation devant laquelle nous ne sommes pas. On ne peut jamais se projeter, je crois qu’il ne faut pas le faire en matière de politique étrangère, dans une configuration impossible à déterminer. Le fait majeur, le fait frappant, clair et net, c’est que nous ne sommes pas dans cette situation.
Q. Dans votre livre intitulé « Les mondes de François Mitterrand », qui fait un peu le bilan de la politique étrangère de François Mitterrand, vous concluez le chapitre sur la guerre du Golfe par une phrase sur l’embargo où vous dites : « des intérêts puissants ont eu intérêt à la perpétuation de l’embargo ». Est-ce que ces intérêts sont toujours à l’œuvre puisque l’embargo, lui, est toujours là et qu’il y a, je le rappelle, plusieurs centaines d’enfants qui meurent chaque mois ?
R. Attendez, ce sont deux choses différentes. Il y a toujours certains producteurs ou utilisateurs de pétrole, qui préfèrent qu’il n’y ait pas plus de pétrole irakien sur le marché pour ne pas faire baisser le prix du pétrole au-delà de la baisse déjà constatée.
Il n’empêche que, comme je le disais tout à l’heure, je ne pense que cela ait joué de rôle particulier dans la phase récente de la crise. C’est autre chose.
Quant aux enfants victimes de l’embargo, vous savez que, depuis qu’il a fallu - à cause de la guerre du Golfe et de l’initiative de Saddam Hussein sur le Koweït - prendre ces résolutions, surtout quand on a découvert les programmes d’armes de destruction massive, la France a été très constante pour atténuer les effets de cet embargo par la résolution que l’on appelle « parole contre nourriture », et nous venons encore ces derrières semaines de batailler au sein du Conseil de sécurité pour qu’elle soit très substantiellement élargie. Les dispositions ont été plus que doublées. C’est ce qui permet aux Irakiens d’acheter malgré tout des produits de première nécessité, notamment des médicaments. Mais, l’idéal, évidemment, c’est de lever l’embargo complètement. Pour cela, il faut que toutes les conditions soient remplies.
Q. Donc, ces puissants intérêts ne sont plus en œuvre ?
R. Si, ils sont toujours à l’œuvre, naturellement. Il y a toujours des intérêts qui ne souhaitent pas que la pétrole Irakien revienne. Mais, ce ne sont pas eux qui ont conduit à la crise récente.
Q. Vous ne pourriez pas les désigner plus précisément ?
R. Les autres producteurs de pétrole ont évidemment intérêt à ce que le prix soit le plus élevé possible. Donc, s’il y a moins de pétrole, ils se portent mieux que s’il y en a trop, évidemment. Quant aux utilisateurs, ils préfèrent toujours que le prix du pétrole soit bas plutôt que haut. Mais, cela ne fait pas un clan, ce n’est pas un groupe, ce ne sont pas les mêmes. Il ne faut pas avoir une vue de politique internationale à base de complots et de conjurations. C’est plus compliqué que cela.
Q. Jusqu’à présent, nous avons vu l’hypothèse du refus de Saddam Hussein d’accepter que tous les sites sensibles soient observés, inspectés sans entrave en Irak. Mais, s’il ne jouait pas, pour une fois, les attitudes diaboliques, comment ce pays serait-il réintégré, comme le dit le Président Chirac, dans la communauté internationale ? Cela irait jusqu’où ? Vous pourriez aller à Bagdad ? Que se passerait-il ?
R. En effet, le Président en a parlé dans son interview au « Monde » l’autre jour. Cela passerait par des étapes.
D’abord, il faut que l’Irak accepte le contrôle des sites qui n’étaient pas accessibles pour le moment et qui sont soupçonnés par la Commission de contrôle. Ensuite, il faut que la Commission, a un moment donné, conclut, notamment à travers cette formation spéciale que nous avons imaginé, groupe spécial avec la Commission de contrôle, les représentants du secrétaire général, que l’ensemble des contrôles ont eu lieu. Cette Commission fera un rapport au Conseil de sécurité, avec une appréciation conjointe du secrétaire général, pour dire : « Voilà toutes les inspections qui doivent avoir lieu ont eu lieu. Les conditions pour lever l’embargo prévu par l’article 22 de la résolution 687 sont réunies. Nous allons pouvoir passer maintenant au contrôle continu. » Parce que ce qui a été prévu, c’est que - comme d’ailleurs pour de nombreux pays qui signent des accords de désarmement et qui acceptent, de ce fait, d’être inspectés régulièrement - l’Irak, ensuite, passera une période où il y aura des inspections dans la durée. Ce ne sera pas du jour au lendemain, mais ce, n’est pas attentatoire à la souveraineté. C’est un autre régime.
Q. C’est l’affaire d’un mois…
R. Ce n’est pas l’affaire de mois, d’années ou de jours ou de minutes. C’est l’affaire de remplir des conditions. Quand les conditions seront remplies, le Conseil de sécurité devra prendre ses responsabilités et nous, Français, nous disons clairement que, à ce moment-là, il ne faut pas tergiverser. Il faut dire à l’Irak : « Vous avez rempli les conditions, on passe à l’étape suivante. »
Q. Il faudra le dire à l’Irak ou aux Américains ?
R. Il faudra le dire aux autres membres du Conseil de sécurité. L’étape suivante, c’est la reconstruction. Ce pays aura des besoins immenses en matière sociale, en matière physique, urbanistique pour reconstruire, réformer, réparer les séquelles de tout ce qui s’est passé ces dernières années, depuis l’affaire du Koweït.
Ensuite, il y a la réinsertion politico-diplomatique de l’Irak dans le monde, c’est-à-dire qu’il faut commencer par la région. Là, c’est un peu à l’Irak de reconquérir la confiance chez ses voisins proches et éloignés. Il y a toute une région qui ne souhaitait pas les frappes, dans la majorité, à cause des conséquences possibles incontrôlables et du manque d’efficacité militaire évident. Mais, en même temps, ces pays ne sont pas totalement rassurés sur les intentions. C’est à l’Irak de reconstruire cette confiance.
Q. Vis-à-vis de la question irakienne et de la question israélo-palestinienne, l’Amérique se trouve un peu dans la situation des « deux poids, deux mesures ». Est-ce que, à la suite de cette crise et de sa résolution potentielle, vous pensez qu’il peut y avoir, paradoxalement, une relance de la question du règlement israélo-palestinien ? Ou êtes-vous totalement désespéré sur la question ?
R. Sur la situation, on ne peut pas ne pas constater que le processus de paix est de plus en plus asphyxié. Je ne sais même pas, d’ailleurs, si l’on peut encore se servir du terme processus et d’espérance de paix. Naturellement, on ne voit plus à quelle réalité, à quel effort correspond aujourd’hui l’approche de la paix par un compromis, par une négociation.
Je pense que les États-Unis et notamment Mme Albright, qui est une professionnelle aguerrie, mesure bien que, dans l’ensemble du monde arabe, même arabo-islamique, les positions des États-Unis sur ce point, la quasi-incapacité dans laquelle ils sont d’obtenir des actuels dirigeants israéliens qu’ils continuent à appliquer les Accords d’Oslo, cela les met dans une situation embarrassante. Pour autant, on ne peut pas transposer mécaniquement une situation sur l’autre. J’ai parlé des critères qui avaient concouru au dénouement dans un cas. Ce n’est pas tout à fait la même chose dans un autre. Il y a des résolutions concernant le Proche-Orient qui ne sont pas appliquées. Il ne suffirait pas de les appliquer pour avoir une solution. Il s’est passé bien des choses depuis. Tout le processus d’Oslo, par exemple, qui était le résultat de la confiance et qui avait donné les résultats que l’on sait avant d’être en partie torpillé, ne découlait pas de résolutions du Conseil de sécurité.
Q. Le processus de paix est mort... Il est mourant. Vous avez dit qu’il est asphyxié. Donc, il est mourant.
R. Il est de plus en plus asphyxié. Mais, nous ne voulons pas baisser les bras.
Q. Allez-vous prendre une initiative ?
R. L’initiative peut découler, en effet, des efforts que nous menons depuis longtemps déjà, qui consistent à élaborer une position européenne cohérente et forte. Pour cela, il faut que tous les Européens fassent la même analyse, soient disposés à agir ensemble et agir en complémentarité des États-Unis, à propos desquels il est tout à fait urgent d’agir pour qu’ils ne se découragent pas.
Q. Tony Blair, en tant que président de la Communauté européenne, est bien placé pour prendre une initiative avec vous ?
R. Oui. Chacun comprendra à quoi vous faites allusion... Mais, il n’empêche que sur ce point particulier des inquiétudes sur le processus de paix, il y a une grande convergence entre Européens, y compris avec les Britanniques. Mais, il faut rechercher une convergence, et non pas une concurrence désordonnée, entre les Européens, tous les Européens, les États-Unis, les Russes, les Arabes modérés et, naturellement, y compris un camp de la paix qui demeure très important à propos de cette affaire en Israël, et qui est un peu orphelin du processus d’Oslo.
Q. Le Premier ministre israélien, M. Netanyahou, s’est déclaré prêt aujourd’hui à retirer ses troupes du Liban sans normalisation préalable avec Beyrouth. Mais, il a réclamé en échange des arrangements de sécurité pour protéger sa frontière Nord. II paraît qu’Israël va demander à la France, qui a de bonnes relations avec le Liban, de l’aider dans cette perspective. Il paraît qu’il y a deux collaborateurs de Netanyahou qui seraient même en mission secrète à Paris. Qu’en pensez-vous ?
R. J’observe que c’est une proposition qui a déjà été faite à plusieurs reprises et, en effet, certains dirigeants israéliens, à plusieurs reprises le ministre israélien de la défense, M. Mordehai, et, d’autre part, M. Netanyahou ont mis en avant cette proposition. Mais - l’élément important c’est qu’ils se retireraient parce que c’est une occupation du Sud-Liban qui entraîne la mort de soldats israéliens et donc l’opinion publique israélienne y est extrêmement sensible - Israël demande des arrangements de sécurité que, jusqu’ici, les Libanais refusent parce qu’ils ne sont pas compatibles avec la reconstitution de leur souveraineté sur cette partie de leur territoire.
Q. Mais la France est prête à aider, elle a quelque chose à dire ?
R. On ne peut pas dire à nos amis libanais d’accepter un arrangement dont ils ne veulent pas. S’il s’agit de parler, s’il s’agit d’écouter, de transmettre des messages, de discuter ensemble, naturellement, nous sommes disponibles. Nous sommes mêmes, depuis 1996 - à la suite d’un arrangement que M. de Charette avait conquis sur place, à travers de nombreuses navettes - dans un groupe de surveillance des accords concernant la situation au Sud-Liban, à la frontière entre le Liban et Israël. C’est une très bonne structure pour essayer de limiter la tension, mais ce n’est pas une structure de solution.
Si l’on peut aller au-delà et si on peut rendre service aux Israéliens, aux Libanais et aux Syriens, - parce que les trois problèmes sont imbriqués, en réalité - nous le ferons bien volontiers et ils le savent.
Q. Paradoxalement, certains pensent que les événements, qui se sont passés ces derniers temps à propos de l’Irak, ont révélé l’absence totale d’une politique étrangère commune à l’Europe et, qu’au fond, c’est positif, puisque cela permet à la France d’avoir une politique étrangère visible, indépendante et, en l’occurrence, efficace. Que pensez-vous de cette manière de commenter les événements ?
Pensez-vous qu’il faut désespérer durablement d’une politique étrangère européenne qui soit unie et rapide ?
R. Je pense que la situation que vous évoquez est un sophisme qui émane, en général, de personnalités pas tellement pro-européennes. Donc, elles se réjouissent de voir que la politique étrangère commune n’est pas en place parce qu’elles la voient comme un carcan.
Mais, cela ne se passera pas comme cela. Nous avons comme objectif d’élaborer, petit à petit, et en élargissant nos zones de cohérence et de convergence, une politique étrangère commune. Mais, on ne va pas laisser tomber des politiques étrangères nationales quand il y en a.
Q. Oui mais, il faut de la réactivité en cas de crise... Il faut être rapide.
R. Oui, justement. Donc, on ne laissera pas tomber des politiques étrangères nationales - et plusieurs pays européens en ont une - pour aller dans une sorte de petit commun dénominateur impuissant, naturellement. Il faut une dialectique. Mais, il ne faut pas abandonner l’autre objectif. Aujourd’hui, ces derniers temps, nous avons montré qu’une politique française pouvait être forte et utile, surtout utile. Mais, dans d’autres domaines, nous sommes très heureux de voir qu’il y a une position commune européenne.
Q. Il y a quand même eu un dysfonctionnement terrible avec le fait que la présidence britannique ait eu la position qu’elle a eue pendant cette crise. C’est un dysfonctionnement formidable.
R. Comme l’a dit le Premier ministre, les dirigeants britanniques se sont exprimés plutôt en tant que dirigeants britanniques qu’en tant que présidents en exercice.
Q. Ils avaient oublié qu’ils étaient présidents.
R. Il faut leur poser la question.
Q. Au moment de crise, il n’y a plus de président de l’Union européenne...
R. Le pire ennemi de la politique étrangère commune, c’est l’impatience et la naïveté. C’est un travail de longue haleine.
Mais, il ne faut pas, en même temps, penser que, sous prétexte que nous n’étions, à propos de l’Irak, pas tout à fait d’accord sur ce qu’il fallait faire dans l’hypothèse de frappes qui n’ont pas eu lieu, il ne faut pas oublier que parfois, nous sommes bien contents de voir que les Quinze ont la même position. Par exemple contre les lois unilatérales votées par le Sénat américain, comme les lois Helms-Burton ou d’Amato, il y a une cohésion des Quinze et là, les Quinze en sont enchantés parce que c’est un point qui, pour l’avenir du traitement des affaires dans le monde, est aussi important que la question de l’Irak, unilatéralité ou non. Là-dessus, il y a cohésion.
Q. Concernant des sanctions commerciales contre des entreprises travaillant dans des pays dans lesquels les États-Unis ne voudraient pas les voir travailler...
R. En tout cas, c’est pour dire qu’il y a les deux. Il y a des éléments de politique nationale très forte. Il ne s’agit pas de les dissoudre ou de les laisser tomber. L’objectif, à l’avenir, c’est d’exercer l’influence française la plus forte dans l’Europe la plus forte possible. C’est une question de moment, c’est une question de relais.
Q. Mais, par exemple, dans cette crise, concrètement, cela aurait été plus facile pour vous s’il y avait eu une politique étrangère commune ? Ou la position de la France n’aurait-elle pas été moins nette et la réaction plus tardive ?
R. Je crois qu’il ne faut pas du tout désespérer de cette approche. Dans l’affaire irakienne, les Européens étaient complètement d’accord sur le fait qu’il fallait appliquer les résolutions et permettre à la Commission de contrôle de travailler et de démanteler les armes de destruction massive. C’est un accord important sur une grande partie du sujet. Simplement, ils avaient adopté des postures différentes à propos de ce qu’ils feraient en cas de frappes, parce que certains pays voulaient traiter la question de l’Irak et d’autres ne gérer que le problème de leurs relations avec les États-Unis. C’était une approche différente. Comme nous n’avons pas eu à traiter cette affaire puisque, heureusement, cela a été dénoué avant, cette divergence possible de position ne s’est pas concrétisée. Je ne crois pas que cela aura des séquelles sur la poursuite, compliquée mais il faut être patient et persévérant, de la politique étrangère commune.
Q. On sait depuis ce soir, Monsieur le ministre, qui est, ou qui sera le candidat SPD contre le chancelier Kohl lors des prochaines élections de l’automne en Allemagne, Gerhard Schröder. Est-ce qu’il faut s’attendre ou craindre une sorte de mouvement ou peut-être de vague anti-européenne si jamais M. Schröder continuait à avancer, et peut-être même s’il gagnait contre le chancelier Kohl ?
R. Le choix du candidat du SPD à la Chancellerie est une affaire qui concerne le SPD. Le choix du chancelier, le choix du parti ou de la coalition qui gouvernera l’Allemagne à partir de l’automne prochain et du chancelier dépend des Allemands.
Q. Et le résultat dépend des Européens, à une influence sur les Européens ?
R. Naturellement, et à cet égard, compte tenu de l’expérience acquise depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, les relations entre la France et l’Allemagne, comme moteur de la construction européenne, à travers plusieurs présidents successifs, plusieurs majorités politiques successives, et plusieurs chanceliers successifs. Donc - d’un côté comme de l’autre - je suis tout à fait convaincu que les choses continueront. Pour le reste, nous n’avons pas à nous ingérer.
Q. Cela continue comme en France en dépit de ce que l’on raconte pendant les campagnes électorales ?
R. Les campagnes électorales concernent les Allemands. Ils ont à faire un choix à partir de critères qui sont les leurs. Il ne faut pas confondre les intérêts qu’on a pour ce qui se passe et s’ingérer politiquement.
Q. C’est-à-dire que le fait que le prochain chancelier soit Helmut Kohl, qui a tout fait pour que l’euro se fasse, ou que ce soit Gerhard Schröder qui, il y a encore quelques mois, expliquait qu’on pouvait attendre pour faire l’euro, à votre avis, est sans signification concrète pratique ?
R. Il faut avoir la chronologie en tête. La décision pour confirmer la mise en place de l’euro, c’est une décision qui va être prise dans quelques semaines. Les élections allemandes ont lieu en septembre, donc, dans quelques semaines. On aura l’aboutissement d’une démarche qui a démarré depuis des années et des années, à partir d’une réflexion sur la nécessité de doter l’Europe d’une monnaie unique. Donc cela a commencé dans les années quatre-vingt, on pourrait même peut-être remonter avant en tout cas dans les années quatre-vingt, deuxième moitié des années quatre-vingt. Cela aboutit maintenant. C’est un résultat considérable pour l’Europe, c’est un élément extrêmement positif qui aura des conséquences externes et internes immenses et je pense qu’on peut le dire aujourd’hui formellement - il faut attendre le jour exact, mais c’est quasiment fait, car je ne vois pas quelle force interne ou externe pourrait maintenant se mettre en travers.
Q. Mais d’une certain manière le débat est clos ?
R. Sur ce point. Mais ensuite nous entrons dans autre chose qui a des conséquences très importantes : obligation de cohérence à l’intérieur des pays membres de l’euro sur le plan européen, obligation de responsabilité de ces pays par rapport au reste du monde, puisque nous allons créer ensemble une grande monnaie, qui sera aussitôt une des grandes monnaies du monde. Donc, il y a des obligations derrière. Il faudra être à la hauteur de cette aventure qui a été recherchée pour reconstituer, non pas perdre, reconstituer une souveraineté qui échappait progressivement aux monnaies nationales, aussi fortes soient-elles. Donc voilà le nouveau chapitre qui va s’ouvrir.
Q. C’est ce que vous avez appelé dans l’ouvrage, que citait tout à l’heure Bruno Frappat, « Les mondes de François Mitterrand », « le choc fédérateur » ?
R. Oui, « fédérateur » des énergies, « fédérateur » de l’ensemble des efforts qu’il faut faire pour aller plus loin et cette Europe comporte une valeur ajoutée, En ce qui concerne le choix proprement dit, je crois qu’il est aujourd’hui fait. Donc, l’élection allemande dont vous me parliez il y a un instant intervient après. Je pense que le chancelier d’Allemagne qui sera à la tête de ce grand pays après les élections, assumera ce choix historique.
Q. Cela peut être le chancelier Kohl ?
R. Naturellement.
Q. Parce qu’on entend des gens qui considèrent qu’il est déjà enterré ?
R. Cela sont des spéculations.
Q. Quelle forme va prendre le débat sur le conseil de l’euro ? Cela va intervenir avant l’élection ?
R. Ce débat a été tranché à Luxembourg en décembre dernier dans un Conseil européen, ou nous avons débattu sur le fait de savoir comment travailleraient ensemble les pays qui seront membres de l’euro et comment continueraient à travailler ensemble l’ensemble de l’Union européenne, y compris ceux qui ne sont pas encore dans l’euro. La seule évolution sera que certains pays qui ne sont pas encore dans l’euro rejoindront petit à petit le groupe de ceux qui sont dans l’euro, de même que quand l’Europe se sera élargie au terme des négociations d’élargissement qui vont démarrer le 30 mars, ils rejoindront dans un premier temps les cercles et les conseils dans lesquels il y a tous les pays de l’Europe, même ceux qui ne sont pas encore dans l’euro. Nous avons débattu, apporte des réponses et nous avons un dispositif au point.
Q. Il y a un débat qui n’est toujours pas tranché c’est le débat sur le nom du président de la future Banque centrale européenne. Est-ce que la France s’en tient toujours à M. Trichet ?
R. Oui, la France a fait des propositions.
Q. Elles ont été reçues fraîchement ?
R. C’est-à-dire qu’il y avait une sorte d’arrangement qui s’était fait entre les gouverneurs de banques pour désigner l’un d’entre eux et la France a considéré qu’il n’était dit nulle part dans aucun texte, que c’étaient les gouverneurs qui désignaient entre eux celui qui devait occuper cette fonction importante.
Q. Donc pour la France c’est toujours M. Trichet ?
R. Bien sûr, c’est le candidat de la France et le débat reste ouvert.
Q. Jusqu’à quand ?
R. Jusque ce que ce soit tranché.
Q. Quand ? Vous disiez il y un instant que ce qui était important c’était d’avoir un calendrier en tête pour comprendre. Alors quel est le calendrier qu’on doit avoir en tête pour comprendre ?
R. Cela sera tranché dans les prochaines semaines.
Q. Est-ce que vous considérez qu’à un moment ou un autre il faudra consulter les Français sur les progrès nouveaux de la construction européenne, d’une manière ou d’une autre ?
R. Tout ce que nous sommes en train de vivre est une mise en œuvre de Maastricht. Donc les étapes dont nous parlons dans cette discussion, la monnaie unique, de même que les perspectives de la politique étrangère et de sécurité commune - je disais il y a un instant que c’était une tache de longue haleine -, tout cela fait partie de Maastricht. Cela fait partie de la discussion de Maastricht, vous vous en rappelez bien d’ailleurs, vous avez dû avoir des discussions, des interrogations nombreuses sur ce point, cela a été débattu et tranche par le peuple français à l’époque.
Q. Depuis plusieurs années on redoute que l’explosion de l’ex-Fédération yougoslave s’étende au Kosovo, il vient de se produire des incidents assez graves. Est-ce que vous redoutez un redémarrage de cette crise, c’est-à-dire l’intervention de la police serbe sur une région qui est peuplée, pour l’essentiel par les Albanais ?
R. Absolument. La situation au Kosovo est effectivement très préoccupante. C’est cette province de la Serbie qui s’appelle aujourd’hui encore République de Yougoslavie, mais qui est donc l’ancienne Serbie, est peuplée en très grande majorité d’Albanais, mais en même temps c’est la province que les Serbes considèrent comme étant le berceau historique de leur pays, le berceau de leur histoire. Il y a une tension très forte, c’est une situation très préoccupante, dont les Européens sont très soucieux. Il y a trois pays qui se préoccupent en particulier pour essayer de désamorcer cette crise possible : l’Allemagne, l’Italie, et la France. En ce qui concerne l’Allemagne, M. Kinkel et moi-même avons écrit au Président Milosevic à ce sujet. En ce qui concerne l’Italie, il y a des consultations fréquentes avec le ministre italien. Nous en avons encore parlé hier dans un colloque franco-italien sur ce point. L’idée est de convaincre les Serbes qu’il faudrait redonner au Kosovo, en tout cas sur le plan social et culturel, une autonomie dont cette province bénéficiait - c’est un paradoxe - jusqu’en 1989 à l’époque de l’ex-Yougoslavie. En même temps, nous cherchons à avoir une action coordonnée pour faire en sorte que les Albanais du Kosovo, mais aussi les Albanais d’Albanie et les Albanais de la Macédoine modèrent leurs exigences pour arriver à quelque chose qui soit compatible.
Q. Sur une autre région, il y a actuellement en Tanzanie à Arusha un tribunal pénal international, qui est une création de l’ONU, qui est en train de juger, ou d’enquêter plus exactement sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité enregistrée au Rwanda en 1994. Il y a eu la semaine dernière le témoignage assez émouvant du patron des troupes de l’ONU de l’époque, qui était un général canadien. Le procureur du tribunal en question aimerait bien entendre des militaires français. Or il semble que la France s’oppose à ce que les militaires français aillent témoigner sur ce qui s’est passé, ce qu’ils ont vu au Rwanda. Quelle est votre position ?
R. Je rappellerai que le premier tribunal pénal international qui a vu le jour, celui sur la Bosnie a été créé sur position française. Le tribunal pénal sur le Rwanda est en fait un compartiment du même tribunal. D’ailleurs, le procureur est le même dans les deux cas, c’est Mme Louise Arbour qui est venue à Paris en décembre, et avec qui j’ai eu un long entretien. Les discussions se poursuivent avec Mme Arbour. Elles ne sont pas du tout bloquées, contrairement à l’impression que donne votre question, sur les modalités.
Q. Et à quelles conditions accepteriez-vous que les militaires français témoignent ?
R. Nous posons les questions qu’ont d’ailleurs posés les autres pays, puisque chacun de ceux qui ont été interrogés ou qui ont eu à témoigner, l’a fait après que des discussions aient eu lieu sur les questions qui seraient posées, les conditions, les modalités d’interrogation. Vous savez qu’en matière de justice internationale, il y a des problèmes juridiques à trancher dans la mesure où il y a plusieurs familles de droit dans le monde. Donc les procédures ne sont pas les mêmes entre le droit anglo-saxon que l’on appelle « le commonlaw », le droit d’inspiration française...
Q. La position française n’est donc pas négative ?
R. Non. J’essaie d’expliquer justement que ce sont des problèmes normaux de discussion et de préparation pour que cela puisse avoir lieu dans de bonnes conditions.
Q. Les militaires peuvent donc y aller sous condition ?
R. Oui, d’ailleurs il y a déjà un ensemble de militaires qui ont déjà été entendus dans des auditions informelles qui préparent normalement des témoignages. Le souci français, je crois, peut être bien compris. Il s’agit de faire en sorte que, notamment dans les cas d’opérations de maintien de la paix, ces militaires - sinon les auditeurs peuvent confondre - ils ne sont pas poursuivis pour des actes qu’ils ont commis. Le tribunal cherche à confondre les responsables d’actes de crimes de guerre ou de participation au génocide. Les militaires qui sont interrogés sont des gens qui ont des responsabilités dans les opérations de maintien de la paix, comme le responsable canadien, auquel vous faisiez allusion. Ils ont assisté à des choses qui permettent d’éclairer le déroulement des événements. Ce que dit la France c’est que l’on ne peut pas interroger ces gens comme s’ils étaient des suspects en puissance. C’est différent. C’est là où les modalités d’interrogations, les différents types de droit méritent d’être clarifiés. Nous souhaitons qu’au sein de ces institutions qui préfigurent une justice internationale, qui est naturellement souhaitable, qu’on aille - c’est aussi un combat contre « l’unilatéralité » et la mono polarité si je puis dire - vers une synthèse d’une culture juridique qui devrait faciliter le fonctionnement de ce type d’institution, pas de blocage.
Q. On poursuit le tour des dossiers internationaux sensibles. Sur la question algérienne, est-ce que vous pensez aujourd’hui, après les massacres de l’été, après les différents événements qui sont intervenus, que l’armée algérienne a gagné la bataille contre les islamistes, selon les informations dont vous disposez ?
R. Je n’ai rien à vous cacher. Je crois que les responsables algériens eux-mêmes ne le disent pas, ne le disent plus. Il y a une époque où ils disaient que c’était le dernier quart d’heure et cela rappelait d’autres déclarations péremptoires. Ils ne le disent plus en ces termes. Que ce soit la tendance naturellement, oui, c’est ce que pense tout le monde.
Q. Quelle est la marche d’action d’un ministre des affaires étrangères d’un pays moyen comme la France dans une phase, à l’extérieur, de mondialisation, et, à l’intérieur, de cohabitation ?
R. La France n’est pas un pays moyen. Il y a 185 pays dans le monde. En dehors des États-Unis qui ont une position très, très particulière, j’emploie même l’expression « d’hyper puissance » pour bien montrer que c’est vraiment différent, nous faisons partie des six ou sept pays qui ont une influence mondiale plus ou moins forte selon les cas. Simplement, dans le monde aujourd’hui on ne peut pas régler les problèmes par des déclarations péremptoires, en voulant imposer notre volonté parce que cela nous plaît. Donc, tout se fait à coup de travail, de discussions, de négociations, de rassemblement de majorités guidées au cas par cas. Nous pouvons obtenir de grands résultats par la mécanique du levier.
Q. Vous êtes bien là ou vous êtes ? Vous vous sentez bien ?
R. J’adore ce métier.