Texte intégral
L’Express - 20 mars 1997
Marions Renault et Peugeot-Citroën
Les Français ont été secoués par l’annonce soudaine de la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde, suivie, quelques jours plus tard, de celle de 1 500 emplois supprimés dans les usines de l’entreprise en France. Ils se sont inquiétés des conditions dans lesquelles ces nouvelles ont été rendues publiques et de l’absence de mesures pour atténuer leurs conséquences sociales sévères sur le plan des personnels. Ces décisions nous invitent à réfléchir à l’avenir de la construction automobile en France, à propos duquel il vaudrait mieux chercher à anticiper les événements.
N’ayant pas de compétence particulière en cette matière, je respecte celle des excellents techniciens de notre industrie qui ont réussi, sous l’impulsion de Jacques Calvet chez Peugeot-Citroën (PSA), de Georges Besse et de Raymond Lévy chez Renault, à porter notre production à des niveaux de qualité et de performance hautement compétitifs. Je me placerai uniquement du point de vue économique, à partir des données globales qu’on peut rassembler sur le présent et l’avenir de l’industrie automobile européenne.
L’interprétation de ces chiffres n’est pas aisée, car les entreprises fabriquent à la fois pour les besoins du marché intérieur et pour l’exportation, et elles disposent de sites de production situés dans différents pays. Ainsi, en 1995, Peugeot-Citroën a produit 1,8 million d'automobiles et de véhicules légers en France, et 385 000 en Espagne. De même, Renault en a produit 1 660 000 en France, 370 000 en Espagne et 130 000 en Belgique.
Aussi, je raisonnerai sur les chiffres globaux. L'un des hommes les plus respectés du milieu automobile européen me confiait, il y a quelques jours : « Nous nous sommes tous trompés dans nos prévisions. En 1992, on nous a annoncé que les besoins en Europe passeraient de 12 millions à 15 millions de voitures par an. Nous avons investi en conséquence. Or, en 1996, le nombre des immatriculations a été inférieur à 13 millions. Il faut déduire de ce chiffre les importations de véhicules fabriqués au Japon et en Corée je ne parle pas des voitures japonaises produites en Europe ! ce qui représente 1 million de véhicules. Le résultat, c’est que nous avons en Europe une surcapacité de production de 3 millions de voitures par an, qu’il va falloir résorber ! »
Cette production européenne se répartit pour l’essentiel entre sept groupes « généralistes » capables de fabriquer une gamme complète de voitures pour trois seulement aux États-Unis. Le premier est Volkswagen, avec 17,2 % du marché. Puis les filiales européennes de General Motors (Opel en Allemagne), avec 13,1 %. PSA occupe la troisième place, avec 11,9 %, suivi par Ford, Fiat et la production japonaise en Grande-Bretagne. La septième place est occupée par Renault, avec une part de marché de 10 %. Mercedes et BMW se trouvent plus loin, avec des productions d’excellente qualité, mais en quantité moindre.
Au vu de ces chiffres, le raisonnement courant est de conclure : « Il y a un généraliste de trop en Europe. Il y en a un qui devra disparaître ! » Mais lequel ? Pas Volkswagen, placé en tête. Pas les groupes américains, adossés aux géants Ford et General Motors. Pas les Japonais, qui ont cherché avec opiniâtreté à s’implanter en Europe. Il reste PSA, Fiat et Renault.
À cette perspective difficile s’ajoute une échéance. L’accord signé en 1991 entre l’Union européenne et le Japon prévoit la libéralisation complète du marché européen d’ici à la fin de 1999. À moins de renégocier cet accord, le marché européen sera complètement ouvert dans deux ans, avec la seule protection d’un droit de douane de 10 %, insuffisant pour compenser les fluctuations du yen.
J’ai rencontré deux fois des circonstances de cette nature. Comme Ministre des Finances, lorsque Chrysler a souhaité se défaire de sa filiale française, Simca-Talbot. Peugeot, qui redoutait de voir une entreprise étrangère s’implanter sur notre marché, a décidé de l’acheter. Nous avons facilité cette acquisition.
En décembre 1974, le Ministre de l’Industrie, Michel d’Ornano, m’a annoncé que le rapprochement entre Peugeot et Citroën, mis à l’étude à l’initiative du groupe Michelin, entrait dans une phase définitive. Le 12 mai 1976, le président de Peugeot, François Gautier, annonçait la fusion des deux sociétés. Le groupe PSA était né.
Parmi toutes les combinaisons possibles pour restructurer l’industrie automobile européenne, celle qui paraît la plus avantageuse serait le rapprochement entre Peugeot-Citroën et Renault. D’ailleurs, cette éventualité était déjà envisagée en 1976, lors de l’accord entre Citroën et Peugeot.
Les difficultés d’un rapprochement entre Renault et PSA sont considérables. Leurs dirigeants sont de fortes personnalités. Jacques Calvet dispose de qualités professionnelles exceptionnelles et d’un caractère vigoureux. Louis Schweitzer vient de prouver son courage et son attachement à son entreprise. Les cultures des deux entreprises sont différentes, l’une venant du secteur privé, l’autre étant longtemps restée « régie nationale ».
En sens contraire, ce sont toutes deux des entreprises françaises, soumises à une rude concurrence extérieure. Si l’une ou l’autre venait à disparaître ou à passer sous contrôle étranger, la production française ne représenterait plus que de 10 à 12 % du marché européen. Or, nous sommes aujourd’hui le deuxième producteur de voitures en Europe et le quatrième dans le monde. L’industrie automobile entraîne derrière elle la plupart des secteurs des industries mécanique, électrique et électronique. L’onde de choc de son affaiblissement retentirait sur toute notre économie !
Ce rapprochement, même difficile, n’est pas insurmontable. Rappelons-nous des exemples récents : la fusion entre UAP et Axa ; la création, en Suisse, du deuxième groupe pharmaceutique mondial par la fusion de Sandoz et de Ciba-Geigy ; et aussi le rachat par Fiat de ses concurrents Alfa Romeo et Lancia.
Le groupe automobile français serait le premier en Europe. Il serait important, mais non dominant, car sa production ne dépasserait que de 3 à 4 % celle de Volkswagen. Il occuperait le cinquième rang mondial, derrière les américains et Toyota.
Quelle serait la démarche à entreprendre ? Une coopération active existe depuis longtemps entre les deux entreprises, qui exploitent même des usines performantes en commun dans le nord de la France. Il n’est pas question de dicter leur ligne de conduite aux dirigeants. Jacques Calvet et Louis Schweitzer ont toutes les capacités et toute l’expérience nécessaires pour imaginer et conduire, par étapes s’il le faut, un tel rapprochement.
Si ce projet venait à prendre forme, il y aurait de beaux jours pour l’avenir de l’industrie automobile française !
RTL - Vendredi 21 mars 1997
O. Mazerolle : Il y a quelques jours, dans L’Express, vous avez créé la surprise en disant : « les spécialistes affirment qu’il y aura un constructeur automobile généraliste de trop en Europe » et vous en avez conclu, « sont concernés, par cette phrase, Fiat et les deux constructeurs français. » Est-ce que cela veut dire qu’ils sont les plus menacés ?
V. Giscard d’Estaing : Non, c’est simplement parce qu’il y a sept grands producteurs en Europe alors qu’il y en a trois aux États-Unis et quand on dit qu’il y en a sept en Europe, on ne compte même pas les grandes marques comme Mercedes, comme BMW ou comme Volvo qui produisent pourtant des voitures très connues et de très bonne qualité. Il y a sept constructeurs, le plus important, c’est Volkswagen qui est en tête avec une direction très compétente et très active ; vous avez ensuite trois grands internationaux qui sont Opel, qui est General Motors, Ford et Toyota. Et puis, il reste ensuite trois Européens qui sont Peugeot-Citroën, Fiat et Renault. Alors, les grands groupes internationaux ne vont pas disparaître, ils ne vont pas se restructurer : Volkswagen est en tête donc, naturellement, va continuer sa progression et il reste trois groupes qui sont des groupes de pays latins et entre lesquels des rapprochements sont possibles.
O. Mazerolle : Précisément, vous avez dit rapprochement, est-ce que vous vouliez dire, entre PSA et Renault, une fusion ou simplement une coopération ?
V. Giscard d’Estaing : Je trouve d’abord que puisque nous avons la chance d’avoir deux grands groupes en France, que la production française est la deuxième d’Europe il y a les Allemands devant nous et ensuite c’est nous et que ces deux grandes entreprises ont chacune des dirigeants très compétents, des équipes très bonnes, il ne faudrait pas que l’une d’elles ait de très grandes difficultés ou soit conduite à passer sous contrôle extérieur. Il vaut mieux qu’elles se rapprochent. Ce rapprochement peut prendre deux formes. Une forme a déjà été commencée : développer les fabrications communes parce qu’à ce moment-là, on a ce que l’on appelle l’effet d’échelle puisque l’on produit de plus grandes quantités, on peut donc réduire les coûts. Cela a été commencé mais on peut aller certainement beaucoup plus loin. Et l’autre, c’est de rapprocher les organes de direction mais cela, c’est quelque chose de très délicat et qui, de toute façon prendra du temps. Alors, ce qui me parait très souhaitable et très important, pour éviter de retrouver des situations type Vilvorde où on vous dit : « mais finalement, on n’avait rien prévu ou annoncé à l’avance », c’est de prendre une direction et que cette direction soit le rapprochement des deux groupes français, mené par leurs dirigeants, en suivant des modalités qu’ils détermineront eux-mêmes parce que s’il y avait ce rapprochement, l’ensemble ainsi constitué serait le premier constructeur en Europe devant Volkswagen et ce serait le cinquième dans le monde, donc une belle place pour l’industrie automobile française.
O. Mazerolle : Mais tout de même, l’industrie automobile française a concédé beaucoup d’emplois durant ces quinze dernières années, comment se fait-il alors que nous sommes, en nombre, le pays qui produit la deuxième quantité de voitures en Europe et que l’on n’arrive pas à avoir des géants de l’automobile comme les Allemands ?
V. Giscard d’Estaing : Nous ne sommes pas très loin puisque, si vous prenez le secteur simplement européen, il n’y a devant nous que Volkswagen et il y a, au même niveau que nous, Fiat et tous les autres sont derrière. Donc, on a des grands groupes. Simplement, il y une surcapacité en Europe on avait mal prévu, c’est d’ailleurs très difficile à prévoir les besoins et on s’est équipé pour produire plus qu’il n’y a de demandes. Il y a environ une capacité de production excédentaire de trois millions de voitures par an. D’où les difficultés sociales que l’on rencontre ici ou là. Mais, elles ne sont pas propres à la situation française, ce sont des difficultés européennes.
O. Mazerolle : Pour faire face à la compétition, est-ce que vous pensez qu’il conviendrait, de la part de l’Europe, de renégocier l’accord qui va permettre aux Japonais de vendre sans limites des voitures en Europe, à compter du 1er janvier 2000 ?
V. Giscard d’Estaing : Oui, je crois que ce serait raisonnable. Là aussi, il faut éviter d’en faire une guerre de religion. Il faut avoir une approche pratique. Si nous avons une industrie européenne qui continue de se restructurer, il serait normal de chercher à prolonger de quelques années l’accord que nous avons avec les Japonais, qui est un accord qui fonctionne, d’ailleurs, à l’heure actuelle, dans des conditions relativement satisfaisantes ; parce que sinon il y aura la liberté complète d’importation dans maintenant deux ans et nous connaissons la puissance de l’industrie japonais et surtout la volonté de vendre des Japonais et nous aurons comme seule protection un droit de douane de 10 %. Mais, quand vous regardez les fluctuations du yen, la monnaie japonaise, vous voyez très bien qu’un droit de douane de 10 % ne peut pas suffire à nous protéger des fluctuations du yen si la monnaie japonaise baisse.
O. Mazerolle : Précisément, beaucoup ont vu, à travers cette crise Renault et la fermeture de l’usine de Vilvorde en Belgique, le signal que décidément l’Europe, en s’ouvrant au monde entier et au mondialisme, adoptait un modèle libéral anglo-saxon qui se préoccupe beaucoup des dividendes des actionnaires et peu de l’emploi ?
V. Giscard d’Estaing : Dans cette critique, il y a du vrai, c’est-à-dire que l’on est passé d’un système économique très interventionniste à un système économique dans lequel le marché joue un rôle beaucoup plus important. Mais, c’est un phénomène de l’époque, c’est un phénomène mondial et ces conséquences sociales existent partout, il ne faut pas se tromper. Quand les Américains ont eu à restructurer leur industrie automobile face à la concurrence japonaise, il y a dix ans, la secousse a été très forte. Ce n’est pas une affaire due à l’Europe, c’est une affaire due à l’évolution économique contemporaine qui est une évolution qui secoue beaucoup les structures. Dans l’affaire récente, ce que l’on peut regretter c’est que l’Europe ne doit pas être purement économie de marché, elle doit être une économie de marché à conscience sociale et donc chaque fois qu’il y a des conséquences à tirer de la compétition, elles doivent être soigneusement, systématiquement accompagnées de conséquences sociales.
O. Mazerolle : Mais qui doit le faire ? Qui doit le décider ? On a la sensation qu’au niveau européen, précisément, personne ne décide réellement dans ce domaine ?
V. Giscard d’Estaing : C’est exact parce que les décisions, en matière sociale, c’est ou bien les entreprises, ou bien c’est encore les États nationaux puisque que ce sont les États nationaux qui gèrent les systèmes de protection sociale, qui gèrent les systèmes d’assurance chômage. Donc, l’Europe doit fournir un cadre actif dans ce domaine, marquer sa préoccupation. Mais, c’est en effet au niveau des entreprises et des responsabilités nationales que l’on peut, à l’heure actuelle, trouver des solutions.
O. Mazerolle : Et des manifestations comme celle de Bruxelles dimanche dernier, vous paraissent utiles pour la naissance d’Europe sociale ?
V. Giscard d’Estaing : Elle témoigne d’une préoccupation qui est une des dimensions de notre situation actuelle puisque que nous devons à la fois être compétitifs pour exister et cette compétition ne doit pas se faire au prix de souffrances insupportables pour ceux qui travaillent ou pour ceux qui sont mis au chômage.
O. Mazerolle : Vous êtes actuellement en Italie, vous avez rencontré hier soir le Premier ministre italien : l’Italie sera au rendez-vous de la monnaie unique au 1er janvier 1999 ?
V. Giscard d’Estaing : J’ai dîné avec le Premier ministre et le vice-Premier ministre et nous avons diné très tard parce qu’ils sortaient de réunion avec les partenaires sociaux en Italie, car, ils vont faire une quatrième correction de leur budget pour des montants extrêmement importants et courageux, pour être au rendez-vous de la monnaie commune européenne. Nous devons saluer leurs efforts qui sont considérables et souhaiter leur succès.
O. Mazerolle : Cela veut dire que vous souhaitez donc l’entrée de l’Italie dans le premier wagon de la monnaie unique ?
V. Giscard d’Estaing : C’est très souhaitable pour une raison commune à nous tous, c’est que cela doit être une monnaie européenne et elle sera d’autant plus européenne que les grands pays fondateurs de l’Europe au nombre desquels compte l’Italie, puisque le grand traité européen a été le Traité de Rome seraient au rendez-vous.