Texte intégral
L'amitié franco-allemande est solide et vivante. Il importe de le rappeler en ces temps de grisaille où font défaut la mémoire de ce qui fut et la lisibilité d'un avenir à construire. Cette amitié dépasse les cercles du pouvoir et de l'administration. Elle fleurit chez nos contemporains, à travers les échanges, les jumelages et une certaine conscience d'un destin commun. Certes, elle a besoin d'être entretenue et vivifiée par plus de dialogue et de coopération entre les milieux artistiques et intellectuels comme entre les entrepreneurs.
Cette coopération ne s'exerce pas - est-il nécessaire de le rappeler ? - aux dépens des liens qui se renforcent avec les autres pays membres de l'Union européenne.
Une abondante littérature existe sur ces cinquante dernières années, où l'on a, sans cesse, cherché à qualifier cette nécessité d'une entente dans ces deux grandes nations continentales. Depuis la formule de Stanley Hoffmann : « L'équilibre dans le déséquilibre », jusqu'au rôle, souligné maintes fois, des malentendus dans l'avancée commune.
Il suffit de rappeler le préambule ajouté par le Bundestag au traité de l'Elysée et qui, en quelque sorte, contrariait la volonté commune prêtée au général de Gaulle et au chancelier Adenauer.
On assiste même parfois à une polémique à fronts renversés, comme à Amsterdam, où la France plaide pour davantage de décisions à la majorité qualifiée, alors que l'Allemagne, pionnière du fédéralisme, affiche ses réticences.
Bref, le constat n'incite guère à l'optimisme. Mais ni au pessimisme non plus, si l'on veut vraiment prendre en considération nos intérêts communs.
Même s'il est réducteur de se concentrer sur les affaires européennes, il n'en est pas moins vrai que celles-ci fournissent l'essentiel de l'agenda. Et il serait bon qu'une réflexion approfondie soit lancée, des deux côtés du Rhin, pour éviter que l'aéronef franco-allemand sinon ne se brise, du moins ne se détourne de sa visée historique, en survolant les nombreux triangles des Bermudes que constituent potentiellement nos incompréhensions et nos divergences.
La première pierre d'achoppement a trait à la défense. Ce sujet, étroitement lié à la politique étrangère, s'impose d'autant plus que l'Union européenne brille, hélas, dans ce domaine, par sa passivité.
Or, à propos de l'Alliance atlantique, la France pose de bonnes questions, même si l'on peut critiquer la méthode employée pour réintégrer l'organisation militaire : quelles sont les missions désormais dévolues à l'Alliance dans le contexte de l'après-guerre froide et face aux nouveaux risques de déstabilisation et de guerre ? Quels seraient le statut, les marges de manoeuvre et les possibilités matérielles du pilier européen de l'Alliance, afin que l'Union européenne, après concertation avec les Etats-Unis, puisse mener seule une action pour prévenir la guerre ou rétablir la paix ?
Il ne suffit pas de soutenir, du bout des lèvres, les revendications françaises, ni de renvoyer les débat à l'Union européenne occidentale dont je persiste à penser que, au-delà de ses mérites propres, elle ne peut pas constituer la matrice d'une défense européenne en cohérence avec des actions communes de politique étrangère. Ou alors, doit-on considérer que l'Allemagne estime, comme d'autres pays européens, que l'Alliance, telle qu'elle est, permet à chaque nation de marquer sa spécificité, d'être reconnue comme telle et dispensée, il faut bien le dire, d'un effort militaire accru ?
Même si je suis toujours réticent à employer cette formule, il s'agit bien là d'affirmer une volonté politique d'autant plus.vitale qu'elle tournerait le dos au procès en résignation qui est fait, non sans raison, à l'Union européenne.
Le dialogue doit reprendre à la fois sur le mode discret, cher aux chancelleries, et devant les opinions publiques, qui doivent être interpellées, au-delà des chocs émotionnels qui, malheureuse ment, dominent les présents dé bats. Pourquoi n'y aurait-il pas, de manière régulière, des réunions communes des principales commissions du Bundestag et de l'Assemblée nationale ?
Sur un tout autre chantier, celui de l'Union économique et monétaire, nous avons suivi, avec beaucoup de compréhension, la discussion allemande sur l'abandon du deutschemark. Dès que ce projet fut relancé, en 1988, le chancelier Kohl, conscient des difficultés, avait eu le courage politique et la vision historique d'engager, en tant que président de la Communauté européenne, la réflexion par la création d'un comité d'experts. Il expliquait alors et répéta ensuite que, pour l'Allemagne fédérale, la création d'une monnaie unique ne pouvait aller sans l'émergence simultanée d'une union politique. D'où le lancement, en 1990, de deux conférences intergouvernementales, l'une sur l'UEM, l'autre sur le volet politique, qui allaient aboutir au traité de Maastricht.
Or, aujourd'hui, le déséquilibre est incontestable entre, d'une part, la monnaie et sa banque centrale indépendante (ce qui n'est pas contesté) et, d'autre part, l'atonie politique. Cette atonie prend deux formes : l'une tient à un processus de décision de plus en plus entravé par l'inadaptation du système institutionnel et par l'inefficacité de la politique extérieure et de sécurité commune. L'autre concerne l'absence de ce qui était pourtant prévu par le traité de Maastricht, à savoir une réelle coordination des politiques économiques. Espérons que les résolutions adoptées au conseil européen de Luxembourg aboutiront à l'indispensable rééquilibrage entre l'économique et le monétaire.
Sur ce point comme sur d'autres, trêve de procès d'intention ! La France, contrairement à ce que certains affirment en Allemagne, est pour une banque centrale indépendante, une monnaie forte et une économie ouverte. Mais elle sait que le Bund et les Länder en Allemagne, comme l'Etat en France, jouent un rôle d'incitation et de régulation économique. La France n'est pas davantage pour la centralisation considérée comme une sorte de dogme. Quant à l'Allemagne, elle demeure plus attaché qu'on ne le pense en France à l'économie sociale de marché et à l'esprit, comme aux pratiques, de la cogestion, c'est-à-dire à la version allemande du modèle social européen.
Il me semble que notre grande difficulté présente, le chômage massif, devrait nous conduire à une réflexion commune sur les moyens de concilier les principes du « welfare » avec une économie capable d'offrir à chacun une possibilité de participer à la société, grâce à un travail. Or une osmose intellectuelle et opérationnelle est indispensable entre l'Allemagne et la France sur ces sujets. Car elles ont, toutes deux, à répondre au défi de la grande mutation en cours, tout en préservant les va leurs de société qu'elles partagent. Ce travail en commun mériterait une réelle et permanente concertation au niveau de chaque ministère concerné.
Pour en revenir au niveau européen, c'est dès maintenant que Français et Allemands doivent se réunir pour trouver des positions communes sur l'avenir de la politique agricole commune, la philosophie des politiques structurelles, la solidarité à l'égard des pays candidats, les structures de financement…
Mais aussi sur le cadre institutionnel, Car, rappelons-le, la machine communautaire fonctionne déjà mal à quinze. Qu'en sera-t-il demain à vingt-cinq ou à trente ? Là non plus, pas de malentendu : il ne s'agit pas de retarder l'élargissement à nos frères de l'Europe de l'Est et du Centre. Il faut s'y atteler dès maintenant, en débat tant à la fois des ambitions que s'assigne l'Europe unie et d'un système institutionnel plus transparent, plus efficace et plus démocratique.
Si les Allemands et les Français ne se mettent pas à la tâche et n'arrivent pas à des positions communes, je crains pour le fonctionnement futur de l'Union européenne et pour ses possibilités d'avancée politique. Pis, on peut redouter que n'éclatent au grand jour des divergences pourtant sur montables, ce qui porterait un double coup : au projet européen et à l'indispensable amitié entre nos deux nations.