Texte intégral
L'EXPRESS - 22 janvier 1998
L'EXPRESS : La diplomatie – française, européenne ou internationale - peut-elle quelque chose pour l'Algérie ?
JACK LANG : Je crois beaucoup à l'efficacité d'un dialogue direct et non médiatisé avec les autorités algériennes. Un certain nombre de prises de position publiques sont également nécessaires, mais il faut éviter de soulager sa mauvaise conscience en prenant des postures ou en se livrant à des proclamations.
L'EXPRESS : Que peut-on faire lorsqu'un Etat qui ne parvient pas à assurer la protection de ses citoyens refuse que la communauté internationale s'en mêle ?
JACK LANG : Nous devons trouver le moyen de concilier, dans cette affaire, deux principes contradictoires, deux exigences absolues du droit international : l'affirmation de la souveraineté de l'Etat et le devoir des Etats d'assurer une protection minimale à tous ceux qui vivent sur leur territoire.
L'EXPRESS :Sommes-nous condamnés à l'impuissance ?
JACK LANG : Il ne faut pas sous-estimer l'opinion publique. Il n'y a pas que les actes diplomatiques qui comptent. Je crois beaucoup à l'émergence d'une conscience internationale et à tout ce qui peut permettre de jeter un pont entre les citoyens au-delà des Etats. C'était le sens de la Journée pour l'Algérie, que nous avons organisée avec Christian Gay-Bellile et plusieurs organisations humanitaires. Je crois que beaucoup d'Algériens ont eu le sentiment d'être moins seuls. Dans le même esprit, j'envisage des manifestations de solidarité qui se dérouleraient, le même jour, dans chacune des capitales européennes. Autre idée : faciliter l'obtention de visas pour les Algériens plus spécialement menacés. Le Premier ministre s'était engagé à le faire. Je souhaite que l'administration exécute cette directive. Dans ce dessein, je préconise aussi la réouverture des consulats français à Constantine et à Oran.
L'EXPRESS : Etes-vous d'accord avec l'idée d'une commission d'enquête internationale ?
JACK LANG : Face aux accusations d'atteinte à l'Etat de droit, les autorités algériennes devraient d'elles-mêmes prendre l'initiative d'ouvrir plus largement leur porte en accordant des visas aux journalistes et aux organisations non gouvernementales. N'oublions pas cependant que l'objectif principal est d'en finir avec les tueurs et les assassins. Le gouvernement algérien y parviendra s'il réussit à redonner aux jeunes Algériens des raisons d'espérer.
L'HUMANITÉ HEBDO : 19 février 1998
Q. : L'ancien ministre des Affaires étrangères, Claude Cheysson, de retour d'Alger, critiquait, récemment, l'état de décrépitude des relations franco-algériennes. Partagez-vous ce point de vue ?
Jack Lang. Je voudrais dire tout d'abord que je parle en mon nom propre, en celui du président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale et pas au nom du gouvernement. Cette mise au point étant faite, je trouve qu'effectivement Claude Cheysson a raison. Depuis quatre ans, les liens de toutes sortes que la France entretenait traditionnellement avec l'Algérie se sont considérablement distendus. Cela va de la fermeture des consulats d'Oran et de Constantine, des centres culturels, de diverses institutions bilatérales jusqu'à de simples relations humaines. Tout échange est devenu difficile, synonyme d'invraisemblables complications. Cette évolution est très négative car elle a contribué à accentuer l'isolement du peuple algérien. À un moment où il a besoin d'un lien plus fort avec nous. Et cela pour se sortir lui-même du drame dans lequel il est plongé, pour combattre la barbarie intégriste.
Q. : Comment rétablir cette relation forte ?
Jack Lang. Pour moi, le changement de cap doit consister à multiplier les niveaux de dialogue. Il faut créer des contacts métier par métier, activité par activité, indépendamment des accords officiels, au travers d'associations, de syndicats… Il n'y a pas d'initiative modeste dans ce domaine.
Q. : À ce propos précisément, la politique des visas pratiqués ces dernières années constitue un obstacle majeur.
Jack Lang. Vous avez raison. Il n'est pas normal que notre pays qui accordait 500 000 visas par an il y a quatre ans n'en accorde plus aujourd'hui que 50 000. On assiste là à un étouffement systématique de la relation franco-algérienne. J'ai écrit au premier ministre et je lui suggère qu'on élargisse, qu'on libéralise la politique des visas pour permettre à tout Algérien en danger qui éprouve le besoin de respirer, d'échapper éventuellement à la mort, de venir trouver quelque temps refuge chez nous.
Q. : Au-delà de la solidarité immédiate, n'y va-t-il pas aussi de l'intérêt de la France, de son rayonnement ?
Jack Lang. C'est certain. Les échanges entre universités, laboratoires, lieux de recherche, institutions culturelles, scientifiques, créateurs, artistes, étudiants se sont réduits à leur plus simple expression, ces dernières années. Il faut inverser cette logique et rétablir de nombreux contrats de coopération. Pour les visas, si on ne réussit pas à renforcer le bureau de Nantes (1) qui est absolument saturé, pourquoi ne pas rouvrir les consulats d'Oran et d'Annaba ? Cela aurait en plus une valeur symbolique forte.
Q. : Mais la solidarité s'accommode mal de l'opacité et de la confusion. Certaines capitales européennes ne jouent-elles pas un rôle pour le moins ambigu dans la tragédie algérienne ?
Jack Lang. C'est vrai. Il existe aujourd'hui, en toute impunité, des officines qui ont pignon sur rue à Londres et dans d'autres villes européennes, sans parler de trafics d'armes, sans parler de certains criminels de l'ex-Fis, réfugiés jusqu'en France. Et, à ce propos, je voudrais dire combien nos amis algériens auraient quelque raison de demander aux Européens qu'ils s'appliquent d'abord à eux-mêmes ce qu'ils recommandent pour l'Algérie. Il faudrait une commission d'enquête sur les agissements, les réseaux des islamistes en Europe. Je crois que lorsqu'on parle de solidarité il faut commencer par balayer devant sa propre porte.
Face à une situation extrêmement complexe, il faut éviter de se payer de mots. La pire des choses serait de s'abandonner à des discours lyriques ou à des fantasmagories comme celles qui laissent à penser qu'un intervention internationale – sous je ne sais quelle forme – serait envisageable. C'est totalement illusoire, mythique…
La condition pour agir, c'est d'avoir quelques idées simples. Et d'abord, il faut désigner clairement les auteurs des massacres. Pour les victimes, les tueurs sont connus, ce sont les gens du Gia. Ce sont eux qui égorgent, violent, tuent. C'est un point essentiel. C'est sur cette base que notre solidarité pourra être efficace. On pourra d'autant mieux appeler les autorités algériennes à faire face à leurs responsabilités dans la protection des populations, dans le respect des principes de l'État de droit qu'on les appuiera sans ambiguïté dans leur lutte contre le terrorisme.
(1) Par où transitent toutes les demandes de visas émanant de citoyens algériens.