Interview de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "L'Humanité" du 27 septembre 1999, sur la mondialisation et la dictature des marchés financiers, l'appel à la manifestation du 16 octobre 1999, la participation du PCF au Gouvernement, la préparation et les enjeux du 30ème congrès du PCF.

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Média : L'Humanité

Texte intégral


Q - Pourquoi parler de « nouveau capitalisme », s'agit-il d'une nouvelle phase ? Est-ce une manifestation de crise ou le triomphe d'un système sans concurrence ?

- «  Je crois que cette fin de siècle est marquée par des évolutions sensibles du capitalisme, par une certaine fuite en avant. Le système est, aujourd'hui, dominant à l'échelle de la planète. Mais du fait qu'il est dominant, le roi est nu. Et si le capitalisme monopolise l'économie mondiale, il n'en est pas pour autant triomphant. Comment doit-on juger de l'efficacité de l'organisation d'une société ? Ce doit être à partir des résultats qu'elle permet d'obtenir en termes de satisfaction matérielle des besoins humains, d'épanouissement personnel, de progrès de civilisation, d'essor et de partage des connaissances, de maîtrise de la nature, d'environnement, de démocratie, de citoyenneté ... Or le système capitaliste est tout entier organisé - et de plus en plus - autour d'un seul objectif : la rentabilité financière. Il creuse toutes les inégalités, il renforce toutes les dominations, il place les gens dans une dépendance aliénante vis-à-vis d'une mécanique infernale, globale. Voilà pourquoi il suscite un rejet grandissant.
Tout concourt à montrer que ce système est à la fois en crise et porteur de crises. Et pour assurer sa pérennité et renforcer sa domination sur toute la société, il se saisit des possibilités nouvelles qu'offrent l'essor des connaissances, les aspirations nouvelles des peuples, pour les détourner, les dévoyer. C'est un processus que nous avons souvent ignoré, en croyant à une évolution linéaire du capitalisme qui conduirait à sa fin... »

Q - Mais la mondialisation peut-elle être ramenée seulement à une volonté des marchés ; n'est-ce pas une logique du développement de l'humanité ?

- « C'est bien un phénomène naturel qui correspond aux progrès de la civilisation. Mais nous assistons à une mondialisation capitaliste. Elle va à l'encontre de ce mouvement positif. Elle s'accompagne par exemple - on l'a vu cet été - d'une multiplication des fusions, des concentrations. Karel Van Miert, ancien commissaire européen à la concurrence, vient de déclarer qu'il y a sept ans la Commission examinait 60 cas par an. Aujourd'hui il y en a 250 à 300. Ce mouvement est commandé par la véritable dictature qu'exercent les marchés financiers. Leurs exigences de rentabilité sont le seul critère retenu quand il s'agit d'accomplir les choix industriels, de décider des investissements, de l'emploi, des formations. On le voit bien avec Michelin.
Mais les exigences des marchés ne sont pas seulement économiques. Elles sont aussi politiques. Ce n'est pas une abstraction, les marchés, ce sont des hommes, des choix politiques. Ils réclament l'intervention de l'État. Pour contribuer au mouvement des fusions et acquisitions, pour obtenir des moyens financiers nouveaux, la baisse des dépenses publiques et de la fiscalité des entreprises. Voilà pourquoi, quand Lionel Jospin affirme qu'on ne peut pas « administrer l'économie », cela ne correspond pas à la réalité. L'État administre ; il intervient, de plus en plus.
On voit ici la différence fondamentale entre le Parti socialiste et le Parti communiste à l'égard du capitalisme. Le Parti socialiste et Lionel Jospin lui-même veulent définir ce qu'ils appellent un « socialisme moderne ». Ils proposent, je cite le Premier ministre lors de l'université d'été de La Rochelle, de « transformer la société pour la rendre plus juste [...] en assumant mais aussi en façonnant la modernité ». Disant cela, Lionel Jospin ne conteste nullement la mondialisation capitaliste, la globalisation de l'économie, les exigences des marchés financiers. Pour lui, la « modernité » reste le capitalisme et sa fuite en avant. Certes, il déclare que la société ne doit pas être dominée par les marchés, mais il ne propose pas les mesures structurelles qui entameraient cette domination.
Nous combattons, nous, le nouveau capitalisme ; et nous proposons des solutions concrètes, des rassemblements, des actions pour mettre en cause sa logique, pour la faire reculer dans les faits et lui en substituer une autre. C'est le sens de nos propositions de droits nouveaux pour les salariés, de moratoire et de loi anti-licenciements, de commission de contrôle des fonds publics consacrés à l'emploi et à la formation. »

Q - Mais vous savez que le Premier ministre doit annoncer lundi des mesures pénalisant le recours au travail précaire et les entreprises qui licencient alors qu'elles réalisent des profits.

- « Eh bien ! Je vois que notre initiative a déjà été utile. Ce n'était pas le même langage il y a deux semaines. Mais si les décisions se limitent à ce qu'on en dit, le compte n'y est pas. Il semble que le gouvernement se contente de frapper à la marge. Raison de plus pour ne pas baisser la garde. »

Q - Michelin, c'est le symbole de ce nouveau capitalisme ?

Robert Hue. Le capital est beaucoup plus ambitieux aujourd'hui qu'hier, en termes de rentabilité financière, et c'est pourquoi les exigences des actionnaires, le besoin de mobiliser des capitaux considérables qui exigent en retour une rentabilité immédiate et maximale conduisent les grandes entreprises ù détruire massivement le travail vivant. Cette « nécessité » est d'ailleurs théorisée. Elle a pour conséquence une véritable irresponsabilité sociale. Or, capitaliste ou pas, l'entreprise c'est une communauté d'hommes et de femmes. Je dis bien l'entreprise, que je ne confonds pas avec le patronat. Et l'entreprise, au sens de cette communauté que je viens d'évoquer, se retourne contre le patronat pour lui rappeler ses devoirs. »

Q - C'est pourquoi vous proclamez: « Nous sommes tous des Michelin » ?

- « C'est une façon, en effet, d'exprimer ce rejet du capitalisme, d'un système aliénant. D'exprimer une résistance... Michelin a modifié la donne politique. Voyez l'embarras des socialistes, des Verts, des adeptes du social-libéralisme. Quoi qu'il arrive, ça aura des prolongements. Michelin est un révélateur de ce qui se passe en profondeur dans la société française et mondiale. »

Q - La manifestation dont vous avez pris l'initiative a pour fonction, dites-vous, d'« interpeller le gouvernement », n'est-ce pas jouer sur les mots ?

- « Nous en appelons à résister à ce capitalisme sauvagement prédateur d'activités et d'emplois, de vies, à élever sensiblement le niveau de la réprobation contre l'inhumanité de ce système : à se rassembler et à monter l'exigence d'autres solutions. Dans notre esprit la manifestation du 16 octobre est donc, en quelque sorte, le premier rassemblement de protestation contre ce nouveau capitalisme.
Nous nous tournons, c'est vrai, vers le Gouvernement. La manifestation veut contribuer à nourrir l'indispensable débat sur les réponses politiques qu'appellent la situation de notre pays et les attentes, les impatiences des Français. Elle se fixe pour objectif de favoriser une dynamique sociale et politique susceptible de dégager des voies nouvelles, novatrices.
Certains trouvent notre initiative incongrue, parce qu'elle émane d'un parti qui participe au Gouvernement. Mais pour nous le « temps politique » ne se découpe pas en « tranches » : le temps de l'action pour la transformation sociale et celui de la gestion « réaliste » des affaires du pays, qui exigerait de mettre la première entre parenthèses. »

Q - Quel est votre sentiment sur les hésitations des syndicats à la suite de votre appel ?

- « Chacun a sa spécificité. Il ne revient pas aux politiques de conduire le mouvement syndical. Quand ça s'est fait, que ce soit à l'Est ou dans la social-démocratie. ça n'a pas eu de bons résultats. Aujourd'hui, les syndicats sont engagés dans des mouvements, par exemple la journée d'action du 4 octobre. Nous apportons notre contribution, individuelle et collective, à ces mouvements et nous souhaitons vivement leur réussite. La pire des choses serait, cependant, de penser qu'il y a une sorte de cloisonnement entre le social, qui serait du domaine syndical, et le politique, sur lequel les syndicats n'exerceraient qu'une pression. L'évolution de la société appelle un citoyen qui ne connaît pas de dichotomie dans sa pensée et dans son action. Pour que le mouvement populaire réussisse, il faut que la politique apporte des réponses singulières et stimulantes. C'est le rôle d'un parti politique, en tous cas, celui du PCF. Il n'est pas un simple relais d'un mouvement social qui s'organiserait ailleurs ; il est partie prenante d'un mouvement populaire dans lequel se conjugue le mouvement social et l'évolution des consciences politiques. »

Q - En manifestant pour « interpeller » le Gouvernement, ne franchissez-vous pas la ligne blanche ?

- « L'appel à la manifestation a été bien reçu par l'opinion - comme l'a montré le sondage publié par l'Humanité. Les gens ont le sentiment que Michelin, les marchés financiers, le capitalisme, franchissent bien, eux. la ligne rouge de l'inacceptable. Il ne s'agit pas de déstabiliser le Gouvernement ou la majorité. Bien au contraire. Il s'agit de mieux les mettre en phase avec le pays réel. De faire face à la mobilisation du MEDEF. Je constate que, pour une majorité de Français, en lançant cet appel très unitaire, le Parti communiste est cohérent avec ce qu'il dit. Mieux, il est cohérent avec ce qu'on attend de lui. Dans la dernière période on nous reprochait de ne pas assez nous faire entendre. L'initiative de la manifestation répond d'abord à une nécessité. Il est ressenti comme normal que ce soit le PCF qui en ait pris l'initiative. J'ajoute que d'autres composantes de la majorité sont partie prenante de l'organisation de la manifestation. Et le Parti socialiste réfléchit mais n'a pas dit non. Le pluriel de la majorité est bien visible. Mais cela ne la met pas en péril. »

Q - Tout de même, on vous dira qu'entre l'appel à manifester et votre participation au Gouvernement, c'est le grand écart...

- « Si « grand écart » il y a, il est chez ceux qui ne perçoivent pas le rôle du mouvement populaire pour redonner du sens à la politique. Ou bien peut-être le craignent-ils. On distingue traditionnellement le pouvoir et la société civile ; le pouvoir et les contre-pouvoirs; la politique et la société, chacun jouant son rôle, sa partition - j'ai bien entendu, à cet égard, les récentes déclarations de Dominique Voynet. Mais tout cela se traduit par l'écart croissant entre société et politique, et la grave crise de la démocratie que nous connaissons.
Or, la jonction stratégique entre politique et mouvement populaire conditionne l'efficacité dans la transformation de la société ; la création des rapports de forces nécessaires face à la puissance très politique des marchés ; la réconciliation des citoyens avec la politique. La fonction communiste moderne, c'est d'être une force de contestation anticapitaliste sans ambiguïté ; d'être une force de proposition qui fait la preuve que la politique peut quelque chose. Notre rôle est d'être à l'initiative pour impulser une dynamique populaire anticapitaliste. Enfin, il est important que des forces politiques de la minorité gardent leur capacité d'initiative critique et leur autonomie envers le Gouvernement. Sinon on n'est jamais très loin de l'État-parti, qui n'a pas sévi qu'à l'Est. »

Q - Le débat autour de cette manifestation révèle quand même un certain aiguisement des divergences entre socialistes et communistes.

- « L'affaire Michelin a surtout fait apparaître plus nettement des différences qui existent entre nous sur l'appréciation du capitalisme, sur la transformation sociale. On avait enterré un peu vite l'idée d'alternative au capitalisme. Face à Michelin, finalement la différence se fait entre ceux qui pensent qu'on ne peut pas faire grand-chose, et ceux qui, comme les communistes, pensent que c'est justement de la responsabilité des politiques de ne pas laisser se reproduire de tels faits. Ce qui se passe avec Michelin donne finalement une crédibilité nouvelle à notre identité anticapitaliste, à notre projet. »

Q - Vous avancez que Tony Blair et Lionel Jospin ce n'est pas la même chose. Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ?

- « Tony Blair est celui qui pousse le plus loin la théorisation de l'adaptation de la social-démocratie au nouveau capitalisme, en le présentant comme l'essence de la modernité. Il va si loin qu'en France ce sont les libéraux qui le revendiquent. La publication du manifeste Blair-Schröder, à la veille des élections européennes, qui reprend pour l'essentielle thèse de Tony Blair, visait à peser sur Lionel Jospin et le PS. Il les obligeait en quelque sorte à se déterminer.
L'orientation de Blair et de Schröder rencontre à l'évidence des difficultés. C'est un modèle qui ne correspond pas à la société, à la réalité de la gauche en France. Lionel Jospin le sait, d'où sa recherche d'une définition, « à la française », d'une social-démocratie adaptée à ce nouveau capitalisme.
Il y a, à mon sens, à la fois un fond commun et des différences. A La Rochelle, Lionel Jospin identifie « modernité » et « globalisation économique », sans en remettre en question les fondements. Il assume ce qu'il appelle « la nouvelle économie mondiale ». En ce sens il s'inscrit dans le même courant de pensée que Tony Blair. La différence est sans doute dans le fait que, pour lui, il s'agit de « façonner » cette modernité, pour, dit-il, « rendre la société plus juste ». Et pour cela l'État doit jouer son rôle dans le fonctionnement de l'économie de marché conçue comme indépassable. De ce point de vue, la social-démocratie de Jospin n'est pas le manifeste de Blair. Il s'agit d'une recherche originale, adaptée aux évolutions dans le monde, en Europe, en France, et tenant compte des pressions libérales comme de la réalité de la gauche en France. »

Q - J'imagine que ces questions seront au coeur du congrès du PCF. Pourquoi parlez-vous de congrès fondateur ?

- « Pour le 30e congrès, nous proposons - c'est la phase dans laquelle nous sommes jusqu'à la fin octobre - que son ordre du jour et son déroulement soient discutés et décidés par les membres du Parti. Cette méthode est une invitation à libérer l'initiative. C'est très différent, et c'est la première fois que nous procédons ainsi.
Nous avons l'ambition de fonder un parti communiste moderne, ouvert sur la société, réellement en phase avec les bouleversements qui y interviennent et les défis nouveaux qu'ils font surgir. Selon moi, il faut un parti pleinement communiste, c'est-à-dire résolument anticapitaliste et porteur des souffrances, des résistances et des aspirations de ceux qui subissent la domination du capitalisme. Un parti, par conséquent, déterminant les priorités de son action non pas à partir d'un schéma préétabli de la transformation sociale, mais à partir du réel. Un parti pleinement immergé dans le mouvement populaire, capable de jouer un rôle moteur dans la mise en mouvement d'une grande force communiste démocratique. Un parti, enfin, pleinement valorisant pour les individus qui en sont membres, et aussi pour toutes celles, tous ceux qui s'intéressent à lui, d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi je suis convaincu qu'il y a à revaloriser très sensiblement leur rôle et leur place dans le Parti. De même qu'il y a à engager une réflexion approfondie sur le renouvellement de nos directions à tous les niveaux. »