Interviews de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, dans "Le Figaro" le 28 janvier 1997 et "L'Express" le 30, sur le "nouveau contrat social" proposé par la majorité en modèle pour l'Europe au travers des "stratégies durables" de la politique de l'emploi et de la promotion d'un "capitalisme vertueux".

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Le Figaro - 28 janvier 1997

Le Figaro : La France a le triste privilège d’avoir l’un des taux de chômage les plus élevés d’Europe. N’est-ce pas le signe, au-delà de l’échec d’un Gouvernement, de la faillite d’une société ?

Jacques Barrot : Attention de faire un diagnostic juste sur la situation française. Le chiffre du chômage ne doit pas faire oublier le nombre d’emplois créés. Les deux concepts ne se recouvrent pas. La société française est marquée notamment par deux particularités : une forte démographie qui amènera chaque année jusque vers les années 2005 près de 160 000 nouveaux demandeurs d’emploi sur le marché du travail.

La France, notre pays, connaît aussi un taux d’activité des femmes nettement plus élevé que dans la plupart des sociétés européennes. Cela explique en partie nos difficultés à obtenir de meilleurs chiffres sur le chômage mais surtout cela ne doit pas nous faire oublier notre capacité à créer de l’emploi : pendant que la société britannique perdait 500 000 emplois dans le secteur marchand, nous, nous, avons, de 1985 à 1995, créé plus de 800 000 emplois. Et 1996, année très difficile où le taux de croissance a à peine dépassé 1 %, nous avons, à 15 – 20 000 unités près, préservé le nombre d’emplois dans le secteur marchand.

Première conviction donc, cette année, si notre croissance décolle au-delà de ce 1 %, nous devrions avoir un bilan positif, en termes d’emplois supplémentaires même si cela ne suffit pas forcément à accueillir les 160 000 nouveaux venus.

Deuxième conviction : la lutte contre le chômage n’est pas affaire de quelques mesures, de quelques aides spécifiques. En la matière il n’y a pas un remède miracle. Le chômage est une maladie qu’il faut encercler par toute une série de stratégies durables, bien coordonnées qui vont de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

L’infiniment petit, parce que le moindre petit projet dormant que l’on va faire surgir dans une entreprise est positif. L’infiniment grand, c’est d’abord le coût du travail. La diminution des cotisations patronales (40 milliards) a rendu leur compétitivité à certaines industries de main-d’œuvre et à certaines activités de service.

Enfin, troisième conviction pour combattre le chômage, il faut de la croissance. Et la croissance exige d’abord le goût d’agir. Nous sommes dans un monde où il faut être dynamique et réactif. Il faut aller au-devant des marchés en croissance dans le monde et saisir toute nouvelle opportunité de développement.

Le Figaro : Mais comment peut-on avoir le goût d’agir avec un tel taux de chômage, qui plombe totalement le moral d’un pays ?

Jacques Barrot : D’abord, en rappelant que la création d’emplois aujourd’hui n’est pas du tout hors de portée. Toute l’action gouvernementale se doit et se veut inspirée par la volonté d’encourager, le goût d’agir : c’est d’abord l’allègement des prélèvements et prioritairement de ceux qui pèsent sur le travail.

Ensuite, c’est la simplification engagée pour enlever des freins à l’action.

L’exemple du chèque emploi-service utilisé déjà par plus de 200 000 Français prouve bien que l’on est capable d’inventer un système simple que les Allemands sont d’ailleurs en train d’essayer d’imiter.

C’est l’encouragement à des accords pour optimiser l’organisation dans nos entreprises, réduire le temps de travail et créer des emplois. C’est la priorité donnée à l’insertion des jeunes dans la vie active qui va s’incarner dans la mobilisation générale du prochain sommet avec de nouvelles pistes. « Professionnaliser » les cursus universitaires, c'est-à-dire combiner formation et action, au lieu de les dissocier, comme on l’a trop fait.

Accroître la formation en alternance. En 1996, 295 000 jeunes sont entrés en contrat d’apprentissage et de qualification, en 1997 il faut qu’ils y entrent plus nombreux, près de 350 000 au moins. Pour cela, il faut que nos entreprises acceptent d’ouvrir plus largement leurs portes aux jeunes en formation en alternance.

Enfin, mieux expatrier : « l’opération expatriation » des jeunes permettra d’offrir aux entreprises françaises et aux jeunes des formules d’expatriation mieux adaptées. Car il faut que les jeunes voient le monde non plus comme un océan de précarité et d’obstacles, mais aussi comme une chance. Voilà de quoi rendre ardeur et enthousiasme à bon nombre de jeunes Français.

Le Figaro : Est-ce que ça va suffire ? Le succès du livre de Viviane Forrester « L’Horreur économique » et la revendication de la retraite à 55 ans montrent bien que la France traverse une sorte de dépression collective.

Jacques Barrot : La société française est contrastée. Il y a, c’est vrai, ces mauvais chiffres du chômage des jeunes, mais en même temps, les accords d’entreprise montrent que salariés et employeurs sont en train d’optimiser leurs méthodes de travail et de conquérir des parts de marché. Cette France qui était un peu assoupie est en train de se réveiller sur les marchés extérieurs. Pas seulement la France des grandes entreprises mais aussi celle des petites et moyennes. Quelque chose est en train de se passer.

En Montagne, il y a toujours un passage troublant entre l’aube et l’aurore. A l’aube, on ne sait pas bien si la journée se termine ou si le jour se lève. Mais à l’aurore, on en est sûr. Sans se cacher les difficultés, plutôt que d’avoir une vision crépusculaire, ayons maintenant une vision du début du jour.

Le Figaro : Le Gouvernement n’a-t-il pas manqué de pédagogie pour expliquer sa politique, ne serait-ce que pour promouvoir les « petits boulots » ?

Jacques Barrot : Cette action n’incombe pas seulement au Gouvernement. Les élites de ce pays exercent-elles bien l’effet d’entraînement nécessaire ? C’est une vraie question. Il ne s’agit pas de tenir des discours démagogiques et euphoriques qui donneraient le sentiment que les responsables mentent.

Mais à l’inverse, il faut montrer que le chemin emprunté à une destination. Il n’y a pas de raison que dans un monde qui globalement connaît une croissance importante, l’un des pays les plus doués – nos réussites dans le domaine technologique, dans l’attractivité touristique, en témoignent – ne puisse pas trouver sa place. Pourquoi ne pas trouver sa place. Pourquoi un pays aussi plein d’atouts s’abandonnerait-il tout à coup à ce manque de goût à la vie ?

La France est culturellement un pays de paysans. Qui dit paysan dit sédentaire. Or le monde d’aujourd’hui exige une âme un peu plus nomade. Cela doit être expliqué.

Aujourd’hui, il est très important d’approvisionner les clients et les marchés en temps voulu. Cela suppose que l’entreprise française soit souple, que les salariés acceptent d’y travailler un peu plus une semaine, un peu moins l’autre. Il faut une souplesse non seulement des horaires mais aussi des métiers. Il faut savoir s’adapter, pouvoir changer éventuellement de métier et d’entreprise sans que cela soit un drame parce que l’on a toutes les cartes en main.

Réussir cette mutation suppose que soit conclu un grand contrat. Plus de souplesse et de mobilité ne doit pas signifier plus de précarité ! Il faut chasser cette idée ! La souplesse c’est une attitude, la précarité un état. Mais la souplesse exige des contreparties.

Le Figaro : Lesquelles ?

Jacques Barrot : C’est le droit à la formation tout au cours de la vie. C’est un enjeu important du septennat.

Il faut en effet que nous créions un droit à la formation continue, avec des heures de travail rémunérées que l’on pourra épargner dans un compte-temps, et puis une formation qualifiante assortie d’une validation des compétences et du savoir-faire acquis dans la vie professionnelle. La deuxième contrepartie « à la française », c’est la sécurité face aux grands risques, quel que soit le statut professionnel. Voilà le nouveau contrat social qu’il faut établir. Il peut s’étendre à toute la vie économique.

Pour répondre à votre question, le secteur des services peut offrir lui aussi autre chose que des petits boulots ou du travail au noir, dès lors que par la baisse des charges on peut en faire le champ de prédilection d’un temps partiel choisi à l’abri des abus.

Le Figaro : Est-il nécessaire pour parvenir à plus de souplesse et de mobilité, de procéder à une refonte du Code du travail, comme le suggère Alain Madelin ?

Jacques Barrot : Il ne s’agit pas d’entériner cette idée fausse selon laquelle le contrat de travail serait un frein à l’embauche.

Il est avant tout nécessaire de changer d’attitude et afin de clarifier le débat, nous avons, avec le premier ministre, désigné un groupe d’experts, à l’autorité juridique et morale incontestée.

S’il est vrai qu’il est parfois complexe de négocier une annualisation du temps de travail, une nouvelle modification du contrat à durée déterminée ne paraît pas prioritaire, ce qui n’exclut pas que l’on puisse imaginer, dans certaines branches industrielles, l’instauration d’un contrat de projet, du type du contrat de chantier en vigueur dans les travaux publics.

Le week-end dernier, j’ai interrogé dix chefs d’entreprise de ma région. Ils ont en fait mis l’accent sur le coût du travail, la nécessité d’annualiser le temps de travail, mais surtout, celle de simplifier toute une série de procédures trop compliquées.

Le Figaro : Vous venez de recevoir les partenaires sociaux, avez-vous le sentiment qu’ils sont prêts à aller dans le sens souhaité par certains chefs d’entreprise et à négocier ce nouveau contrat social que vous prônez ?

Jacques Barrot : Il faudra encore un dialogue, patient et soutenu pour exorciser appréhensions et peurs. Il ne s’agit pas d’introduire en France un modèle « à la britannique ». C’est d’ailleurs à dessein que nous évitons le mot de flexibilité. Ce mot apparaît comme le sésame du monde anglo-saxon et il dissimule des solutions qui ne sont pas les nôtres. Il faut trouver notre propre terminologie, inventer notre propre modèle.

La mondialisation nous contraint à un effort d’adaptation, nous ne devons pas pour autant perdre notre personnalité. La France doit trouver cette capacité d’adaptation sans se casser en deux entre ceux qui seraient mondialisés et les autres que l’on abandonnerait à je ne sais quelle incertitude quotidienne sur leur devenir.

Le Figaro : Est-ce qu’il est possible d’avoir une vraie solidarité quand on voit l’état des comptes sociaux ?

Jacques Barrot : Il faut un vigoureux effort de gestion mais il subsiste une marge d’optimisation de la dépense considérable. Si je n’en étais pas convaincu, je ne me serais pas engagé dans cette grande réforme fondée essentiellement sur la responsabilisation de tous les acteurs.

Le Figaro : Le retour à l’équilibre, c’est pour quand ?

Jacques Barrot : L’équilibre doit s’apprécier dans un cadre pluriannuel. Pour qu’il soit structurellement acquis il faut que l’évolution annuelle des dépenses soit durablement ramenée dans la zone de l’évolution prévisible des recettes liée bien sûr à l’activité économique. Voilà notre grand objectif. On aura peut-être une année en excédent, puis une année en déficit à cause des aléas de la conjoncture, mais l’important, c’est que l’équilibre soit atteint grâce à la maîtrise des dépenses. Et les résultats de 1996 qui devraient être prochainement publiés montrent des premiers résultats prometteurs.

Ce que j’aimerais, c’est que nous abordions l’an 2000 avec une assurance maladie universelle stabilisée. Ce serait un signal fort.

Le Figaro : Le Président de la République vient de lancer une réforme du système judiciaire. Pensez-vous qu’elle devrait également aborder les relations entre l’entreprise et la justice, notamment pour ce qui est du contrôle des plans sociaux ?

Jacques Barrot : Cela me semblerait normal. Une réflexion sur le fonctionnement de la justice ne peut pas exclure tout ce qui concerne le monde de l’entreprise !

L’autorité judiciaire doit être très attentive à construire des jurisprudences solides qui permettent de conforter la liberté de gestion de l’entreprise en sanctionnant les abus de l’usage de cette liberté. Elle doit veiller pour autant à ne pas nourrir chez les acteurs économiques le sentiment d’un excès d’incertitude.

Le Figaro : L’autorisation administrative de licenciement n’était-elle pas un moindre mal ?

Jacques Barrot : Est-il ressort de l’administration d’apprécier si une réduction des effectifs est économiquement nécessaire, de faire des actes de gestion ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas rendre service aux chefs d’entreprise que de laisser à l’administration la décision ultime pour ces actes difficiles, qui peuvent être nécessaires à un certain moment pour sauver l’essentiel. Cela revient à les déresponsabiliser.

Le Figaro : Que répondez-vous à ceux qui affirment que la monnaie unique va encore aggraver la situation de l’emploi ?

Jacques Barrot : Que c’est tout le contraire ! La monnaie unique est indispensable pour éviter que l’emploi ne soit menacé par la variabilité des taux de change, par les spéculations monétaires. Si l’on a perdu plusieurs milliers d’emplois en France dans la branche textile, c’est tout de même en grande partie à cause de la dévaluation de la lire !

Cette monnaie unique doit cependant concerner un nombre de pays suffisamment important. Il serait dangereux d’exclure des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Cela reviendrait à créer une zone périphérique qui nous taillerait des croupières en termes d’emplois.

Par ailleurs, cette Europe ne doit pas avoir pour seule ambition de vire du revenu de ses placements dans le monde. Elle doit aussi être un ensemble actif, soucieux de sauver des emplois peu qualifiés mais qui n’en sont pas moins nécessaires à notre équilibre économique et social.

L’Europe devra mener une politique intelligente des taux de change. Elle ne peut pas se désintéresser de ses entreprises de main-d’œuvre. La dimension sociale ne doit pas se réduire à être la cerise sur le gâteau de l’Union économique et monétaire.

Le Figaro : Vous défendez la politique européenne, mais comment se fait-il que si peu de ministres aillent au front pour défendre la politique du Gouvernement ?

Jacques Barrot : Les ministres sont constamment au front pour réformer. Mais il est vrai que nous ne passons sans doute pas assez de temps pour expliquer le projet de la majorité.

Projet cohérent et commun dans le vrai sens du terme…

Aussi bien à l’UDF qu’au RPR. C’est un atout décisif qu’il faut savoir mettre en valeur.

Le Figaro : Un projet de social-démocratie de droite ? Un modèle social-chrétien ?

Jacques Barrot : C’est une approche libérale assortie d’une démarche sociale. Un projet qui fait la synthèse entre l’adaptation de la France à une économie de marché entièrement ouverte et la recherche d’un modèle social original, fondé sur la promotion personnelle et une vraie solidarité nationale face aux grands risques.

Le Figaro : Mais qu’est-ce qui le différencie fondamentalement du projet socialiste ?

Jacques Barrot : Les socialistes cultivent un véritable germe de résistance à l’économie de marché. Leur programme en est la preuve éclatante. C’est du « réchauffé » ! Une nouvelle version, certes un peu atténuée, de ce qui a été fait en 1981, et qui risque de retarder à nouveau l’économie française. En fait, le PS replonge dans une analyse très monolithique, très idéologique de la société. Son refus global et frontal de l’épargne-retraite est à cet égard symptomatique. Il marque une grande réticence à s’adapter. Le projet majoritaire apparaît, par contraste, d’autant plus clair. Il est compatible avec l’ouverture au monde et avec un modèle social français de nature à rallier la majorité des républicains et des démocrates de ce pays.

Le Figaro : S’il existe un projet commun à la majorité, est-il nécessaire qu’il subsiste deux parties, le RPR et l’UDF ?

Jacques Barrot : Oui. Le projet est incontestablement commun à toute la majorité, mais il faut garder l’expression de sensibilités différentes.

En revanche, les clivages et les différences ne doivent pas se focaliser autour des hommes. On a encore trop tendance en France à laisser les personnalités prendre le pas sur les idées. Mais il y a place dans la majorité pour un chœur à plusieurs voix.

Le Figaro : Pensez-vous que la majorité est en mesure de gagner les législatives ?

Jacques Barrot : Pour mars 1998, elle a des cartes maîtresses. Elle est rassemblée derrière un Président de la République, élu pour sept ans, porteur d’un projet pour la France dans laquelle elle se reconnaît.

Ainsi, après le temps d’une cohabitation et une difficile période d’évaluation de l’héritage et de remise en ordre, elle est maintenant mûre pour donner aux réformes nécessaires toute leur dimension. Cela représente de véritables chances. Mais la majorité doit elle aussi cultiver le goût de l’action, en évitant de se laisser aller aux tentations du bavardage au détriment de la mobilisation des énergies.

Le Figaro : Vous rêvez donc d’une majorité composée de godillots ?

Jacques Barrot : Non ! D’une majorité riche d’acteurs efficaces qui s’engagent à fond sur le terrain, et bien sûr de choristes qui n’hésitent pas à donner de la voix pour rendre sens et espoir.

 

L’Express - 30 janvier 1997

L’Express : Parmi les hauts responsables économiques que vous allez rencontrer à la Mecque du libéralisme, à Davos, nombre d’entre eux considèrent comme acceptable que le travail soit désormais l’apanage d’une élite et que ceux qui n’y ont accès ni de près ni de loin survivent dans l’assistanat…

Jacques Barrot : Ce dessein d’une Europe riche à forte valeur ajoutée qui entretiendrait sur ses bas-côtés un tiers secteur assisté, je ne le partage pas. Pour être solide, la Communauté européenne a, au contraire, besoin de tous ses citoyens. Et pas au rabais ! Il est pourtant exact que la tentation malthusienne qui consiste à gérer un rétrécissement du travail ne manque pas de soutiens. Du côté des îlots corporatistes ; dans certains milieux du capitalisme financier, aussi, qui empochent leurs profits au jour le jour en considérant les hommes comme de simples variables. Et qui, pour parler franchement, n’ont guère la fibre entreprenante. Du coup, le doute et la mélancolie se répandent. Et le sentiment prévaut qu’il n’y a plus de sens à ce que nous faisons collectivement.

L’Express : Les responsables politiques français et européens semblent, en effet, écartelés entre le monde du vieux salariat, qui se meurt, et celui très marqué par l’ultralibéralisme, qui menace. Peut-on à la fois jurer de « préserver les acquis » et appeler à affronter les rudes règles de l’économie mondiale ?

Jacques Barrot : Vous avez raison de souligner que nous vivons une transition d’ampleur historique. Et, pour ma part, je souhaite affirmer que je suis bien un garant de la solidarité, mais certainement pas de l’immobilisme. Je crois qu’il est désormais grand temps de sortir de la crise par le haut. En ajoutant un surcroît de prospective et en fixant un cap. En formulant un modèle social qui soit le bien commun des pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne. Attention : la dimension sociale n’est pas, à mes yeux, une simple garniture de la monnaie unique. Elle ne va pas de soi. Il convient d’en forger les règles qui assureront efficacité et justice.

L’Express : Vous parliez de mélancolie. C’est une peur bleue qui contamine le salariat…

Jacques Barrot : Nous n’éviterons pas le vent du grand large. Il faut donc dire la vérité, trop longtemps cachée, aux secteurs protégés. Ils doivent s’adapter. Ce qui ne signifie pas disparaître, car les métiers du futur existent. Nous ne cessons d’en créer, même si l’Education nationale parvient encore mal à les détecter : 800 000 postes de travail nouveaux depuis 1985. L’enjeu, c’est, par le dialogue social, de trouver le moyen d’inciter le capitalisme, au moment où il prend de nouvelles dimensions internationales, à redevenir vertueux. Et d’assurer, par un texte que je voudrais fondateur, un droit concret à la formation tout au long de la vie. Pour que, quels que soient leurs statuts, les individus puissent faire valoir régulièrement de nouvelles compétences en prise sur l’évolution de l’économie monde. J’espère que les négociations aboutiront à la rentrée prochaine.

L’Express : Arrêtons-nous sur un point central. En Grande-Bretagne, les contrats de travail sont de purs contrats commerciaux. Sans seuil minimum. Est-ce notre avenir ?

Jacques Barrot : Non seulement je ne le souhaite pas, mais je ne le crois pas. La Grande-Bretagne a laissé derrière elle son projet social. C’est plutôt de dumping social qu’il conviendrait de parler. Et il faut veiller à ne pas lui emboîter le pas en cédant à un réflexe de mimétisme. Nous devons faire preuve d’inventivité.

L’Express : Comment ?

Jacques Barrot : Je suis libéral parce que je crois à l’entreprise comme communauté de développement. Mais je ne veux pas d’un modèle où l’adaptabilité nécessaire, baptisée flexibilité, enlèverait à une partie des citoyens, toute stabilité, toute chance de progression et de protection contre les risques de l’existence. Il faut garantir l’accès de tous aux droits de tous.

L’Express : A ce propos, la plus grande confusion règne dans le débat sur les « rigidités » du Code du travail…

Jacques Barrot : C’est vrai, il y a d’authentiques et de trompeuses protections. Avec le Premier ministre, nous avons donc décidé de confier, dès cette semaine, à un groupe d’experts une mission chargée de fournir à ce débat des bases objectives et rigoureuses. Un exemple de cette approche : nous venons d’aboutir dans la branche du commerce et de la distribution à une moralisation du temps partiel, en fixant des limites aux trop grandes amplitudes horaires. Preuve que la souplesse peut être négociée et régulée. C’est précisément le rôle des inspecteurs du travail que d’enrichir leur fonction traditionnelle de contrôle – dans le secteur de la distribution notamment – d’un rôle de soutien à toutes les initiatives créatrices d’emplois, particulièrement dans les services et l’industrie.

L’Express : Les négociations de branche sur l’aménagement du temps de travail et sur les heures supplémentaires patinent, alors que la loi Robien, qui se discute à l’échelle de l’entreprise, prospère. Ne faut-il pas repenser les lieux de concertation ?

Jacques Barrot : Le dialogue par branche permet de défricher le terrain. Mais, oui, je crois qu’il conviendrait de diffuser la négociation en la décentralisant. Dans l’entreprise, bien sûr, où les accords doivent se multiplier pour échanger souplesse interne contre réduction du temps de travail. Mais aussi à l’échelon des régions, où l’on peut – c’est le cas de la Haute-Normandie dans le cadre de la Copir (Commission paritaire interprofessionnelle de l’emploi) – réussir des politiques originales d’insertion des jeunes en évitant les crispations. Car, j’en suis convaincu, nous ne parviendrons pas à créer un véritable modèle social, à l’ère de la mondialisation, si la jeunesse n’intègre pas massivement la vie active. Sans elle, comment cultiver le dynamisme, mais aussi les valeurs nécessaires d’humanisme et de générosité ?

L’Express : Votre modèle, c’est donnant donnant ?

Jacques Barrot : Je préfère parler de « nouveaux équilibres ». Ce qui est sûr, c’est que l’effort d’adaptation et de mobilité culturelle ne peut plus concerner les seuls salariés.