Texte intégral
Gilbert Denoyan - François Bayrou bonsoir. Merci d'avoir accepté notre invitation à Res Publica. C'est la deuxième édition de ce nouveau rendez-vous politique…
François Bayrou - Et pour une fois qu'on fait du latin à la radio !
G.D. - J'espère que vous allez nous dire où en est l'opposition dans cette période de rentrée, où en est sa réflexion mais aussi son organisation. L'été qui s'achève n'aura pas permis à la droite d'échapper à ses éternelles polémiques ni de calmer les ambitions de certains de ses leaders. Par contre on l'aura peu entendu s'opposer au gouvernement.
Vous souhaitez, François Bayrou, sortir l'opposition de la nébuleuse où elle se trouve depuis au moins deux ans et demi, depuis 1997. Le socialisme est mort, estimez-vous et le libéralisme n'enthousiasme pas les peuples, ce qui fait, en tout cas, la fortune de certains gros capitalistes.
Vous êtes européen, où situez-vous, aujourd'hui, la responsabilité des hommes de pouvoir et de l'État dans un pays comme le nôtre ?
La société bouge plus vite que les systèmes et vous-même, lors de votre université d'été, à travers la manifestation des jeunes à l'égard de Madame Boutin, vous avez pu le constater. Une politique nouvelle ce sera à coup sûr une parole différente.
Nous comptons donc sur vous, avec Pierre Le Marc et Christophe Barbier de l'Express pour nous parler, comme disait quelqu'un d'autre, nous parler vrai et pour dire ce que vous avez envie de dire par là même aux Français.
Vous pensez nous proposer un nouveau modèle qui ne soit ni socialiste ni capitaliste donc on va essayer de vous écouter. Vous voulez que la société soit plus humaniste, donc remettre un peu l'homme au centre des préoccupations. Cela va sans doute être une posture très difficile à tenir, en tout cas à l'heure de la mondialisation et de l'argent qui domine un peu les rapports entre les gens, du profit. On le voit bien encore ce soir avec l'annonce de plusieurs centaines voire milliers de salariés menacés chez Michelin. C'est un sacré pari que vous engagez François Bayrou.
F.B. - Je suis très heureux que vous m'ayez invité, et je ne dis pas cela à chaque émission. Parce que vous avez choisi une nouvelle étape pour votre émission qui est de parler du fond, d'essayer de consacrer le temps nécessaire pour que l'on parle du fond. Je trouve que ce que l'on vient d'entendre au journal nous permet d'illustrer assez bien les questions qui se posent. Je vais essayer de les reprendre très vite.
Vous avez dit que je croyais que le socialisme n'existe plus. Je veux dire que le projet socialiste n'existe plus. Le parti socialiste existe, il est au pouvoir, on en parlera sans doute. Mais le projet qui consistait à faire une société plus juste par l'intervention de l'État, ce qu'on appelait la socialisation des moyens de production, c'était le terme à l'époque, c'est-à-dire l'État qui se saisissait des moyens de production économiques pour que les choses soient plus justes, ce projet n'existe plus.
Le Gouvernement de gauche se présente avantageusement, comme un peu tout ce qu'il fait, comme le meilleur « privatiseur ». Alors quand c'est un gouvernement socialiste qui s'appelle comme cela, qui se présente comme le meilleur privatiseur de tous les temps, en effet, il n'y a plus de projet. C'est un très grand débat.
Il y a en revanche une réalité que l'on sent bien, désormais triomphante à la surface de la planète, c'est ce que j'appelle « capitalisme absolu », comme il y avait une monarchie absolue. C'est-à-dire que les citoyens sentent bien que toutes les décisions qui concernent leur avenir, les décisions les plus marquantes et les plus lourdes, sont prises non pas en fonction d'un intérêt général défini par la démocratie, mais en fonction d'intérêts privés, l'intérêt des actionnaires, des grands groupes d'actionnaires. Et ceci, j'en suis sûr, est une angoisse pour tous ceux qui nous écoutent. Le phénomène le plus frappant, c'est celui dont on a encore eu un exemple dans votre journal, c'est-à-dire des entreprises qui annoncent en même temps des profits en très grande hausse et la suppression de milliers et de milliers d'emplois, comme si c'était la même démarche, perpétuellement. Et personne dans la société, personne dans le monde politique n'ai l'air de seulement s'interroger sur cela. Il me semble que c'est à nous de commercer la démarche…
G.D. - Quand vous dites « nous »…
F.B. - UDF disons, peut-être l'opposition, parce que nous ne sommes pas en situation de responsabilité…
G.B. - Vous n'êtes pas tous sur la même ligne dans l'opposition…
F.B. - … des gens qui ont des valeurs et qui essaient de défendre ces valeurs morales, économiques, qui pensent qu'en effet la liberté est indispensable à condition qu'elle soit équitable. La liberté équitable, pour l'instant, on n'en voit pas l'image. C'est à ceux-là de dire « est-ce que le moment n'est pas venu de proposer pour la société un idéal nouveau ». C'est cet idéal-là qui, me semble-t-il, doit être au coeur de notre recherche.
G.B. - Juste une chose avant que Pierre Le Marc ne vous pose sa première question. Vous condamnez cette annonce faite par Michelin de licencier des salariés au moment où les profits sont, comme vous le signaliez vous-mêmes, importants.
F.B. - Je condamne le système qui fait qu'on a l'air d'être pris dans une course à des intérêts particuliers, d'où l'intérêt général est absent. Je condamne le silence que les politiques de tous bords entretiennent quand ils n'applaudissent pas, comme si tout cela était désormais normal. Je trouve que le mot « République » - votre émission s'appelle comme cela, Res Publica - a un sens, c'est celui de proposer un intérêt général que l'État et les institutions auront la charge de défendre. Ce n'est pas se proposer un intérêt général que d'assister les bras croisés à cette révolution capitaliste qui semble dans le silence général de droite et de gauche ne provoquer aucune réaction chez absolument personne.
G.B. - Quand on vous entend, il y en a qui doivent se dire « ça y est, il est devenu de gauche ».
F.B. - La gauche est au pouvoir, vous trouvez qu'elle a une réponse ? Une société c'est autre chose. Ce n'est pas parce qu'on est de droite ou du centre qu'on doit se former de la société l'image d'une entité dans laquelle se fait n'importe quoi sans que le peuple, les citoyens, aient quelque chose à en dire. Ce sera précisément à nous, parce que nous sommes de droite ou du centre, de répondre à cette question-là.
Pierre Le Marc - Vous semblez évacuer l'État et la Nation comme le lieu d'élaboration d'une réponse à ce capitalisme absolu. Où doit être trouvée cette réponse ? A quel niveau ?
F.B. - L'Europe a un rôle clé à jouer, parce qu'elle seule a la taille critique pour se faire entendre. Cela ne veut pas dire que la Nation disparaisse ni que l'État disparaisse, on aura l'occasion d'en parler. Le jour où montera la demande - je souhaite qu'elle monte et je ferai tout pour qu'elle monte - d'un besoin de régulation… - je vais citer une exemple : si les entreprises qui annoncent en même temps des profits et des vagues de licenciements trouvaient un intérêt à défendre l'emploi, par exemple fiscal ou en charges sociales, leur réponse ne serait pas la même. Cela n'entacherait pas leur liberté, mais cette liberté sera équitable.
La puissance politique pour l'instant ne caresse même pas l'idée qu'on puisse chercher à favoriser l'emploi en même temps qu'on favorise la santé des entreprises. Je reviens à mon besoin d'Europe. - Le jour où cette demande montera, qui sera capable de se faire entendre assez fort sur la scène du monde pour que cette demande soit prise en considération ? Ce ne sont pas les États comme ils étaient, séparés et faibles. Seule l'Europe aura pour nous la possibilité de faire entendre cette voix. Et c'est pourquoi je suis européen.
Vous savez que Charles Pasqua se présentait comme souverainiste. Très souvent je finissais mes discours de campagne européenne en disant que « les souverainistes, c'est nous » parce que le seul moyen de rendre au peuple ou au citoyen du pouvoir sur leur destin, c'est de construire l'Union européenne qui pourra faire entendre leur voix.
G.D. - En attendant, vous ne pensez pas qu'il y a quand même un espèce de hiatus entre le politique et le citoyen, parce qu'il y a une nécessité d'organiser, de prendre des décisions. Vous dites que cela passera par l'Europe mais l'Europe elle loin d'être faite, elle est loin d'être démocratique et d'incarner les aspirations des peuples à travers le suffrage universel. La question de Pierre Le Marc est comment on organise l'État ; en attendant, il faut bien que se fasse une transition, une évolution.
F.B. - C'est une question centrale parce que pour moi l'État est nécessaire, parce que l'État doit être le défenseur de l'intérêt général. C'est celui qui, au-dessus des intérêts particuliers, défend un intérêt général. Or il se trouve qu'en France il y a une crise de l'État. Pourquoi ? Parce que l'État, depuis des siècles en France, est jacobin. J'ai essayé de montrer quelques fois qu'il était jacobin avant même que le jacobinisme n'existe, c'est-à-dire avant la Révolution française. Cet État jacobin, il est jacobin depuis Colbert, il est même probablement jacobin depuis Sully, il est jacobin avec Napoléon, avec le général de Gaulle. Cet État jacobin n'a plus d'avenir devant lui. L'État ne prendra plus la société en charge. Mais il ne faut pas jeter l'État avec le jacobinisme. Cela impose que nous inventions en France ce qui existe dans beaucoup d'autres pays, un État qui soit actif dans la société mais qui soit partenaire avec les syndicats, les associations, les collectivités locales…
G.D. - C'est ce que demande les Corses, par exemple.
F.B. - Il y a quelque chose de juste.
G.D. - Vous êtes d'accord avec ce qu'on répondu les Corses à Lionel Jospin lors de sa visite ces deux derniers jours ?
F.B. - Premièrement, je trouve que M. Jospin a dit des choses assez justes, donc sur ce point il n'y a pas de raison de lui faire de procès et deuxièmement, je trouve que la demande d'avoir plus de responsabilité sur place, ce n'est pas une demande seulement pour la Corse, c'est une demande pour toute la France et je l'approuve.
Christophe Barbier - Ce n'est pas la première fois que votre famille politique essaie de formuler le projet, essaie de donner un corps politique à cette philosophie que vous exprimez. D'ailleurs l'expression Humanisme intégral, dans les années trente, a fleuri chez un certain nombre de penseurs chrétiens, c'est même le titre d'ouvrage de Jacques Maritain. Cela a toujours échoué pour le passage au politique, c'est-à-dire à la conquête et à l'exercice du pouvoir, même l'épisode MRP qui relevait un peu de cette philosophie. Qu'est-ce qui peut vous faire croire que là cela va marcher, que le peuple français va vous donner un jour une majorité ou adhérer à ce projet ?
F.B. - Le besoin incontournable des citoyens aujourd'hui. D'abord les choses ont changé. On n'est plus dans les années trente. Ce n'est plus l'affaire du MRP exactement bien que pour ma part j'y ai des racines, mais ce n'est plus ce projet-là. Et je voudrais, en un mot, essayer de dire pourquoi. Dans les années trente, ou au lendemain de la guerre, c'était un projet qui opposait les sensibilités chrétiennes aux sensibilités laïques.
Pour moi, vous savez que c'est tout mon effort depuis dix ans, j'ai essayé de réconcilier ces deux sensibilités-là en disant « faites attention ce qui vous rapproche est infiniment plus fort que ce qui vous sépare ». Ce qui vous a séparé hier, à l'époque où la religion était toute puissante, où on l'imaginait comme telle, il y avait des affrontements dans la société autour de ce sujet, mais aujourd'hui, les valeurs que vous défendez les uns et les autres, les valeurs de l'humanisme, qu'il soit chrétien ou qu'il soit laïc, sont désormais attaquées de toute part sans que personne ne s'en rende compte. C'est donc le moment de les défendre. Et pendant longtemps, face au socialisme à la soviétique, tout puissant, en effet, il fallait mener des combats frontaux et puis pendant longtemps on a cru que le libéralisme tout seul allait donner une humanité.
C.B. - Vous ce n'est pas la démocratie chrétienne alors ?
F.B. - Non. Je suis d'origine chrétienne, je suis chrétien de conviction, mais j'ai toujours refusé de faire un projet qui soit uniquement chrétien. Je pense qu'il faut que les uns et les autres sortent de leur enfermement.
P. Le Marc - On a bien compris le schéma et votre démarcation socialisme et libéralisme…
F.B. - J'ai dit capitalisme absolu, parce qu'il y a des libéraux sociaux, ouverts…
P. Le Marc - … il faut bien que cela se traduise par des comportements concrets dans l'acte politique. Or la société bouge, la société n'attend pas uniquement que les hommes politiques prennent des décisions ; elle bouge, elle s'organise. On a bien vu que lors de certaines manifestations et de décisions prises par le gouvernement de Lionel Jospin concernant par exemple le PACS que famille politique n'était pas forcément la plus en avance dans la réflexion sur l'évolution de la société. Lors de l'université d'été, il y a eu un hiatus avec Madame Boutin, sans revenir à fond là-dessus. Est-ce que vous avancez ?
F.B. - A mes yeux, ce n'est pas être moderne que d'abandonner tout repère. Je pense au contraire comme on l'a vu ailleurs, que dans les années qui viennent, la société demandera des repères clairs pour savoir où elle en est du point de vue de la morale sociale qu'elle partage. Pour autant si il y a eu des erreurs c'est probablement dans le fait qu'on aurait dû davantage organiser le débat, pour que la compréhension de cette position soit entendue y compris par les groupes homosexuels qui voulaient une reconnaissance. Une partie de la société demande des repères, une autre demande une reconnaissance des comportements nouveaux. Moi, je défends les repères. Pour autant, il ne faut pas fermer ses oreilles.
P. Le Marc - Quelle stratégie allez-vous adopter lors de la discussion finale du projet concernant le PACS ?
F.B. - Il n'y a rien de pire que la versatilité.
P. Le Marc - Vous resterez opposé.
F.B. - Je resterai opposé parce que ce que nous critiquons - peut-être que cela n'a pas été assez entendu - ce que nous critiquons fondamentalement dans le PACS, c'est la préconisation des liens. On a besoin non pas de liens précaires notamment pour élever des enfants mais de liens durables. On sait bien qu'ils ont des échecs, qu'ils ont des difficultés, personne ne le nie. Mais cette précarité qu'on introduit dans les relations entre les gens ne nous paraît pas une bonne chose et il me semble que nous aurions grand tort de changer nos arguments ou nos valeurs.
G.D. - Restons encore sur le problème des phénomènes de société et des demandes de l'opinion. Vous ne le savez pas encore étant donné que cette émission n'en est qu'à son deuxième numéro, mais les auditeurs de France Inter peuvent téléphoner leur question. Il y a eu un grand nombre de questions à votre égard, on en a sélectionné quelques-unes et nous allons en entendre une particulièrement au coeur de la conversation que nous avons.
Question d'un auditeur - Monsieur le ministre, ne pensez-vous pas qu'il serait temps, au regard de l'évolution des moeurs de nos concitoyens français et européens, d'envisager l'abrogation de la loi du 31 décembre 1970 prohibant les stupéfiants et tout d'abord le retrait de l'article L. 630 interdisant la présentation sous un jour favorable les drogues et par là même la remise en question de cette loi.
G.D. - Ce sera un jour un débat de fond.
F.B. - C'est un débat sur lequel il faut dire clairement ce qu'on est. Je pense qu'il n'y a rien d'aussi anti-humaniste que la drogue. Je veux dire que si on considère que notre mission est de construire une société plus humaine et où les gens soient plus conscients, plus responsables, la drogue c'est exactement le contraire de tout cela. C'est une société inhumaine, qui fait des gens dépendants et qui perturbe leur conscience. La société que je souhaite c'est une société qui se bat contre la drogue.
P. Le Marc - Pourtant la drogue existe. Elle est consommée, distribuée. Les gens sont emprisonnés en tant que consommateurs…
F.B. - … non ! Il y a des délits des crimes. En tant que consommateurs, on n'est pas emprisonné quand c'est une consommation personnelle et petite. La politique pénale n'est pas celle-là. Sur la drogue, pour moi, c'est non.
C.B. - On voit bien à travers ces exemples, le PACS, la drogue que la difficulté qui vous attend c'est de transformer une philosophie politique encore plus abstraite en projet et demain en programme de gouvernement. Est-ce que vous vous rendez compte que vous allez rencontrer des obstacles majeurs. Vous dites que la taille critique c'est l'Europe ; d'abord la France n'est qu'une petite partie de l'Europe, l'Europe anglo-saxonne qui est plutôt sur des règles de capitalisme absolu bien accepté et bien vécu n'est pas du tout dans ce projet-là. Et puis l'Europe ce n'est pas seulement le Monde quand vous voyez ce qui se passe aux États-unis, en Asie, pouvez-vous être sûr que l'Europe acceptera de défendre cette thèse ?
F.B. - Non, je ne suis pas sûr parce que rien n'est donné à l'avance. La seule chose dont je sois certain c'est que c'est le seul combat qui vaille la peine.
C.B. - Il est possible de rendre cela concret sur chaque dossier, dire quelle est la solution humaniste ?
F.B. - Oui, je le crois vraiment. Je pense que notre mission est d'essayer de rendre un idéal à la société que nous formons ensemble. Elle n'en a plus aucun. On a vu tout à l'heure l'espèce de désordre total des repères dans lequel on vit. Un idéal pour le siècle qui vient. Vous croyez que les gens vont accepter longtemps que le seul sujet qui fasse la une de l'actualité et qui décide de leur propre destin soient les concentrations décidées à la bourse ? Concentrations sur lesquelles personne n'a rien à dire. Je suis sûr qu'ils ne l'accepteront pas. La mission qui doit être la nôtre, c'est précisément de rendre à la politique cette dignité-là, que les gens puissent avoir quelque chose à dire sur leur propre destin.
C.B. - C'est la définition du gaullisme.
F.B. - Très bien ! Je ne me sens pas étranger à cette vision-là. Le général de Gaulle avait des liens très forts avec la tradition que nous évoquions à l'instant. Une vie humaine qu'est-ce qui la justifie ? C'est qu'on puisse essayer de faire que le monde sera un peu moins pire après soi qu'il ne l'était avant. C'est une oeuvre de volonté, ce n'est pas donné à l'avance. La mission politique par excellence, c'est celle-là : que la société et le monde fassent que ce sera plus humain demain qu'hier. Or, on est en train de prendre un autre chemin.
P. Le Marc - Donc on ne va plus regarder les sondages d'opinion, les courbes de la bourse. Vous préconisez un changement culturel radical.
F.B. - Je préconise qu'on se redonne un idéal qui touche un peu à l'essentiel et qu'on en fasse le but de l'action publique, de la « res publica ».
P. Le Marc - Autre interrogation à propos de l'application de votre humanisme intégral sur les problèmes de société. Le Gouvernement étudie une modification de la législation sur l'interruption volontaire de grossesse, une législation qui renforcerait l'obligation d'accueil dans les hôpitaux et qui modifierait les problèmes concernant les mineurs notamment les délais. Quelle est votre approche de ce problème et est-ce que vous êtes ouvert à une discussion avec le Gouvernement sur ce sujet ?
F.B. - C'est un sujet passionnel pour beaucoup de gens et douloureux pour un certain nombre d'autres. Je ne crois pas que le progrès se résume à cela. Il y a des détresses, on y a fait face, peut-être faut-il mieux y faire face, mais je ne crois pas que ce soit le type de débat dont on doive attendre un progrès aujourd'hui. On en a évoqué d'autres, le travail, l'emploi, le social, le culturel… qui sont à mes yeux beaucoup plus porteurs.
G.D. - C'est plus le chrétien que la politique qui parle peut-être, là.
F.B. - Chacun a ses attaches et ses racines et je ne renie pas les miennes.
G.D. - Mais le politique ne répond pas parce que c'est un vrai problème que pose le Gouvernement, qu'examine le Gouvernement.
F.B. - Améliorer les choses, oui, mais je ne sais pas si cela les améliore. En tout cas je ne suis pas sûr que l'intention du Gouvernement soit, sur ce sujet, précisément, d'améliorer les choses. Je pense que le Gouvernement, sachant qu'il fait une politique - privatisation, absence complète de projet économique qui puisse rappeler la gauche - est à la recherche de sujets qui puissent faire croire qu'il est de gauche. Il est à la recherche d'affrontements d'opinions où une partie de la société s'opposera à l'autre. Je crois que ce type de débat que l'on veut faire naître, c'est pour ranimer des feux qui étaient éteints et heureusement éteints.
P. Le Marc - Finalement qu'est-ce qui vous sépare du Gouvernement de Lionel Jospin ? Vous avez dit tout à l'heure qu'en ce qui concerne la vision de la gestion économique, il n'y avait pas tellement de différence puisque vous l'avez même qualifié de champion du monde de la privatisation, donc vous n'avez rien à dire. Qu'est-ce qui vous sépare ? Ce sont les problèmes de société, la manière dont il les aborde ?
F.B. - Ce qui me sépare, c'est, sur un certain nombre de sujets, le choix idéologique ancien qui est fait. C'est le cas sur les trente-cinq heures dont je suis persuadé qu'elles seront, à terme, nuisibles à l'emploi. C'est le cas sur les sujets de société où, au lieu de faire naître quelque chose qui rassemble les gens, on cherche à les opposer entre eux. C'est le cas de la présentation qui est faite, notamment sur l'école, où ce qu'on cherche, ce qu'on a cherché pendant longtemps - maintenant cela s'est atténué avec les difficultés que Monsieur Allègre a rencontrées - mais ce qu'on a cherché pendant longtemps c'était de présenter des bouc émissaires et je n'aime pas cela.
G.D. - En parlant d'école, je vais vous faire entendre quelque chose d'une auditrice.
Question d'une auditrice - Bonjour, adishat, Monsieur le ministre. J'ai neuf ans. Je suis dans une école occitane. Je parle l'occitan. Est-ce qu'un jour notre langue sera vraiment reconnue par une loi ?
G.D. - Je peux vous dire qu'il y a eu beaucoup de questions concernant les langues régionales. J'ai choisi celle-là parce que c'est un enfant de neuf ans…
F.B. - … et puis parce que c'est une de mes compatriotes ! Vous l'avez entendu s'adresser à moi en béarnais et j'étais heureux de l'entendre. Cela aussi est un combat culturel.
G.D. - … que vous menez avec Lionel Jospin contre le Président.
F.B. - Que je mène depuis longtemps et je crois même depuis bien longtemps avant que M. Jospin ne paraisse s'y intéresser. Je suis certain que la défense des identités sera partie intégrante du XXIe siècle. Alors la défense des identités ce n'est pas une atteinte à l'unité nationale. C'est simplement la reconnaissance qu'une langue est un trésor, la langue occitane dans ses différentes versions (le béarnais, le basque etc…), et les autres langues de France sont des trésors pour le patrimoine français. Est-ce qu'on les ignore ? C'est se condamner, un jour, à ce que les français soit ignoré dans le monde. Parce que si on veut appliquer la loi du plus fort aux langues, un jour on la trouvera appliquée contre nous. Je ne crois pas que ce soit une atteinte à l'unité nationale que d'avoir des enfants qui parlent en même temps le béarnais et le français.
P. Le Marc - L'opposition est dans l'état que l'on sait. Elle est absente pratiquement du débat politique, elles est repliée sur elle-même, introvertie, à la recherche d'un ressourcement, de nouveaux équilibres. Quelles sont les conditions de son redressement et quelle place vous voulez jouer dans ce redressement ?
F.B. - D'abord, l'opposition ne peut pas rester aux abonnés absents. Ce qui est frappant dans les commentaires en cette rentrée, c'est que l'opposition apparaît comme dévastée. Or, je ne crois pas que ce jugement soit juste. Simplement, elle est à la recherche d'un nouveau type de fonctionnement. Pourquoi ce raisonnement n'est pas juste ? Si vous observez attentivement les résultats électoraux, vous vous apercevrez que le socle de l'opposition est intact. Donc, que les électeurs de l'opposition n'attendent qu'un nouvel espoir, et j'ajoute un idéal dans lequel ils se retrouvent.
G.D. - Et un leader ?
F.B. - Cela viendra après. Donc, qu'est-ce qui nous a manqué ? Qu'est-ce qui donne ce sentiment de désastre ? C'est que nous n'avons pas su gérer notre diversité. La gauche est diverse et les distances entre ses informations sont sans doute beaucoup plus importantes que chez nous. Pourtant ils ont l'habitude de vivre ensemble. Nous, depuis des années, nous n'avons pas su accepter la diversité naturelle qui est la nôtre. Si nous voulons représenter la majorité de la France, il est normal qu'il y ait des gens plus à droite et des gens plus au centre. Il est normal qu'il y ait des nationaux et des européens, des sociaux et des libéraux, par exemple. Je souhaite que nous fassions désormais de cette diversité-là notre force au lieu d'en faire une faiblesse. C'est pourquoi j'appelle à une organisation qui respecte la diversité, c'est-à-dire une organisation fédérale de l'opposition.
C.B. - Ce n'est pas seulement une habitude. La gauche a su aussi se diviser. La rupture du programme commun en 1977, malgré les habitudes de dialogues, était due notamment à l'absence d'un parti vraiment dominant sur son partenaire. C'est aussi ce qui vous caractérise en ce moment. La gauche est organisée actuellement parce que le parti socialiste la domine et donc dicte un peu sa loi malgré le dialogue et organise la cohérence de la majorité plurielle. Ce qui pourrait arriver de mieux à la droite est-ce que ce n'est pas qu'enfin, soit le reprend l'ascendant qu'il avait depuis une vingtaine d'années, soit le perd définitivement ?
F.B. - Si vous me dites que ce qui pourrait arriver de mieux à l'opposition, c'est que l'UDF y ait enfin la place rayonnante qu'elle devrait avoir, je suis prêt à signer cette déclaration !
C.B. - Des courants dans un parti unique ?
F.B. - Le parti unique, c'est, à mon avis, le plus mauvais chemin à prendre, parce qu'il explosera sur ses diversités naturelles. La société française est de plus en plus diverse, vous le savez bien, vous vous en rendez compte dans vos journaux. Ce qu'il faut, c'est que nous imposions de vivre ensemble. Je n'ai aucune difficulté avec Charles Pasqua. Je n'en ai jamais eue. Nous avons des idées différentes sur l'Europe, proches sur d'autres sujets, républicains ou sociaux, mais il y a une différence que nous acceptons entre nous et le dialogue est possible.
G.D. - Quand il faudra bâtir un programme, François Bayrou, comment ferez-vous ?
F.B. - C'est pourquoi j'appelle à une organisation fédérale de l'opposition. Autrement dit, il me semble qu'il y a trois étapes que je voudrais reprendre très rapidement devant vous. La première étape, c'est celle du projet : chacun essaie de rendre un idéal. Et l'on a la chance d'avoir une année sans élection, donc on peut approfondir les idées, essayer d'aller plus loin dans la manière dont nous pensons l'avenir et dont nous le présentons aux Français. La deuxième étape, c'est celle de la préparation des élections locales. Cela ne pourra se faire qu'ensemble. Et la troisième étape, c'est celle d'un programme d'alternance. Vous voyez que je fais la différence entre projet et programme. Dans un projet, on exprime sa vision de l'avenir. Dans un programme, on décide ce qu'on va faire ensemble, ce n'est pas la même chose. Ce qui relève du programme d'alternance, quand on devra l'écrire, c'est-à-dire dans à peu près vingt-quatre mois puisque les élections sont dans deux ans, nous serons obligés de l'écrire ensemble et il faudra nécessairement une organisation qui nous réunisse tous pour que nous ayons un contrat avec les Français.
C.B. - Vous l'avez, c'est l'Alliance, depuis 1998.
F.B. - Non, parce que ce qui a fait éclater cette Alliance ou qui l'a rendue caduque, c'est qu'elle n'avait pas appris à respecter les partenaires qui la formaient.
C.B. - C'est-à-dire que le RPR voulait imposer ses choix ?
F.B. - Vous savez bien que c'est toute l'histoire des élections européennes, je ne vais pas y revenir. On a besoin désormais de montrer à chacun qu'il a sa place et qu'il est respecté en tant que tel. Dès cet instant-là, l'opposition va retrouver le lustre qui lui manque parce qu'on ne peut pas continuer dans une démocratie comme la nôtre à avoir cette opposition absente qui fait que le débat semble se résumer à un débat gauche-gauche. Ce n'est pas sain et ce n'est pas honnête. Je défends le droit de l'opposition à être reconnue et à exister enfin. Nous avons eu des problèmes, ils sont pour moi derrière nous.
P. Le Marc - Vous venez d'évoquer les municipales, il y a quelques minutes. Est-ce que Paris est pour l'UDF un objectif et est-ce que une candidature de Monsieur Douste-Blazy est une opération que vous mènerez vous aussi de manière active ?
F.B. - Pour l'instant ce dossier-là n'est pas ouvert et je recommande qu'on l'ouvre avec les précautions nécessaires. Si les électeurs ont le sentiment que ce ne sont pas des affaires de projet mais des affaires de disputes, ils se détourneront de nous. Une élection c'est une élection, il est normal que les personnalités y pensent et ce sont, pour les noms que je lis, des personnalités de valeur, mais il faut que cela se prépare dans l'ordre et c'est cet ordre-là que, pour ma part, je défendrai.
C.B. - L'affrontement des projets c'est des primaires dans toutes les grandes villes de France entre une droite libérale voire capitaliste absolue et votre droite humaniste ?
F.B. - Il pourra y avoir des cas, j'imagine. Il y a trente-six mille communes en France ! Mais il y aura des cas, que je souhaite nombreux, dans lesquels nous nous présenterons unis.