Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, dans "Le Parisien" du 16 décembre 1997, sur sa carrière professionnelle et le projet de loi sur les 35 heures.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Election de M. Seillière à la présidence du CNPF le 16 décembre 1997

Média : Le Parisien

Texte intégral

C. Brun : Un banquier disait de vous, il y a quelques années, que vous ne seriez jamais élu à la tête du CNPF parce que vous étiez héritier, énarque, et que vous aviez du caractère ! Finalement, Lionel Jospin vous a permis de surmonter ces trois handicaps ?

E.-A. Seillière : Cette citation me fait rire ! Je vais vous répondre dans l’ordre. Quand un nouveau arrive quelque part, on le bizute, c’est classique. Moi, je sais qu’on va me bizuter sur mon côté « héritier ». Mais je ne suis quand même que l’un des 500 actionnaires familiaux de l’héritage Wendel. Ce qui veut dire qu’il faut diviser par 500 la fortune qu’on me prête !

C. Brun : Elle est quand même rondelette ?

E.-A. Seillière : Je la trouve insuffisante ! Plus sérieusement, je rejette la connotation péjorative que l’on associe généralement au terme d’héritier – celui à qui on aurait tout donné, et qui n’aurait pas fait d’efforts. Je vous rappelle qu’après la nationalisation du groupe Wendel, en 1977, nous sommes partis de peu et qu’il m’a fallu 20 ans d’efforts pour reconstruire quelque chose de solide, sur le plan industriel. Donc, je suis peut-être un héritier – parmi 500, je le répète – mais je suis surtout un cadre dirigeant qui a fait ses preuves.

C. Brun : Et énarque, c’est dur à porter, dans les milieux patronaux ?

E.-A. Seillière : C’est vrai que cette école n’a pas bonne presse, mais son système de sélection ne désigne quand même pas forcément les moins bons ! Vous connaissez la citation de Coluche : « Un mec qui a fait l’ENA, tu le reconnais au fait que quand tu lui as posé une question, et qu’il t’a répondu, tu ne comprends plus ta question ! » Eh bien moi, c’est le contraire : je veux qu’on comprenne mieux la question après ma réponse. En clair, je vais au CNPF pour mettre les points sur les i.

C. Brun : Quant à votre caractère, avez-vous l’intention de faire des efforts ?

E.-A. Seillière : Écoutez, si j’ai fait une entrée tonitruante sur la scène médiatique, c’est simplement parce que j’ai dit des choses que d’autres ont des réticences à formuler. Mais mon discours correspond exactement à ce que pensent les chefs d’entreprises et à ce qu’ils veulent qu’on dise.

C. Brun : Donc, bien que vous ne soyez plus en campagne, vous voulez toujours « déstabiliser » le Premier ministre ?

E.-A. Seillière : Je n’ai pensé cela. Ce serait tellement improbable et extravagant ! Comment un candidat à la présidence d’une institution comme le CNPF, par définition dénuée de tout pouvoir, pourrait-il menacer un gouvernement solidement conduit et appuyé par une majorité à l’Assemblée ? Ça n’a pas de sens. Ou bien, ce serait considérer que je suis maladroit et irréaliste.

C. Brun : Alors, vous n’êtes pas le « tueur » annoncé ?

E.-A. Seillière : Tueur de quoi ? D’idées fausses, peut-être ! Mais je n’ai qu’une épée de bois… Les entreprises ont le pouvoir de vendre, d’exporter, d’embaucher. Mais elles n’ont pas le pouvoir de ne pas se faire imposer une décision gouvernementale qu’elles jugent mauvaise. Le CNPF n’a qu’un pouvoir de lobbying et d’expression – mais il faut que sa parole reflète la quasi-unanimité de ses membres.

C. Brun : Justement, Martine Aubry, la ministre de l’emploi, dit que les patrons ne raisonnent pas comme vous, sur le terrain…

E.-A. Seillière : Si cela intéresse tellement la ministre de dialoguer avec les entreprises, je peux lui proposer de la prendre comme numéro 2 ! En fait, Martine Aubry tire de ses énergiques tournées les conclusions qu’elle veut. Je suis quand même choqué qu’un membre du gouvernement s’adresse directement aux entreprises pour leur dire : « Je vous impose une hausse de 11,4 % de vos charges et je vous permets de négocier de la flexibilité (que je vous interdisais hier) pour essayer de compenser le handicap que je vous impose ; bref, il y a une opportunité majeure à neutraliser les effets négatifs de ma loi. » C’est aussi la ligne de Nicole Notat, à la CFDT. De qui se paie-t-on la tête ? Moi, je représenterai le million et demi d’entreprises de taille moyenne, qui ont des perspectives de développement et d’embauche et pour lesquelles il est vital que l’environnement économique et politique ne soit pas nuisible.

C. Brun : Quel est votre plan de bataille ?

E.-A. Seillière : D’abord, il faut espérer que la loi ne soit pas votée, face au refus de l’ensemble de la communauté patronale.

C. Brun : Vous n’y croyez quand même pas ?

E.-A. Seillière : Je ne peux pas présumer que cet acte de courage ne sera pas envisageable. Si le gouvernement persiste, j’espère que le texte évoluera. Contrairement à ce qui a été dit, la copie finale a été durcie par rapport au sommet du 10 octobre. À l’époque, le Premier ministre avait parlé « d’objectif » des 35 heures. C’est devenu une décision, inscrite dans la loi, avec une durée légale obligatoire à 35 heures qui s’applique en 2000 ou 2002 selon la taille des entreprises.

Si le gouvernement en revenait à la notion « d’objectif » des 35 heures, il n’y aurait plus de couperet, et cela changerait le climat. Car certaines entreprises, à leur rythme, peuvent le faire.

C. Brun : Et si le texte ne change pas, voire est durci par la majorité parlementaire ?

E.-A. Seillière : Eh bien alors, il n’y aura rien à négocier, et je laisserai le gouvernement digérer la diversité des cas particuliers qui apparaîtront d’ici à l’an 2000. La réalité de la loi se perdra dans son application, sur le terrain. Entre les entreprises qui baisseront les salaires, celles qui ne joueront que sur les heures supplémentaires, celles qui profiteront de l’aubaine de « l’aubryette » (NDLR : la baisse des charges accordée par le gouvernement, comparée ici à la « juppette » ou à la « balladurette » de l’automobile), celles qui attendront sans rien faire, et les autres… le gouvernement sera face à une situation ingérable.