Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la relation entre devoir de mémoire et acte de gouverner, à l'Assemblée nationale le 26 mars 1998.

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Circonstance : Colloque international sur "Mémoire et histoire : pourquoi se souvenir ?", à l'Assemblée nationale le 26 mars 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

« Travail de mémoire, devoir de gouverner », le rapprochement peut surprendre. D’un côté le besoin de commémorer, de l’autre la nécessité de décider. Quel rapport entre l’impératif de prévoyance de celui qui doit agir et la rétrospection de qui se souvient ?

Pour répondre, on convient généralement que « le futur vient de loin » et qu’il y a un « bel avenir du passé ». Gouverner, c’est se nourrir de mémoire. Certes ! Mais c’est aussi construire cette mémoire et la dépasser. Prudence, histoire et projet, en trois séries des réponses je tenterai brièvement d’apporter ma pierre au « Travail » qui nous réunit aujourd’hui.

I - Mémoire et vertu de prudence.
Tout invite les gouvernants à se tourner surtout vers l’avenir. Non pas qu’ils soient ingrats ou oublieux du passé, mais parce que, omniprésence de l’actuel et de l’urgence, envahissement du quotidien et angoisse de durer, versatilité des opinions, accélération des alternances, peu dans l’approche d’un décideur public l’invite au souvenir, au temps long.

C’est particulièrement le cas en France où, même si on cultive l’histoire, on goûte surtout l’incessante et souvent alarmiste interrogation du futur. Contrairement aux Anglo-saxons, nous n’avons pas vraiment de culture de l’évaluation. Au lieu du réexamen attentif pour tirer les leçons de l’expérience et établir une norme d’excellence, nous sommes des spécialistes du pilori.

Entre obsession du passé et dictature du futur, je voudrais plaider ici pour ce que j’appellerai la vertu de prudence au sens ancien, la sagesse, la bonne prudence devrais-je dire, car il en est de plusieurs sortes. Il existe une prudence délétère, celle qui, pense t-on, permet - illusion complète - de préserver des risques du métier de gouvernant. Conservatisme et immobilisme ne sont pas loin. An nom du respect des institutions, on perd le goût des évolutions. Tout était mieux hier. La mémoire n’est alors qu’un boulet de convenance. C’est souvent en allant vers la fin de sa vie que ce sentiment vous envahit. Georges Pompidou l’a ressenti. François Mitterrand l’a exprimé.

Pour moi, la prudence peut et doit être autre chose, non pas une frilosité, ni une timidité que la vie politique ne peut pas accepter. La prudence, ce doit être la vertu éthique fondamentale qu’Aristote oppose à la théoria platonicienne. C’est la connaissance pratique non pas de ce qui est personnellement profitable ou préjudiciable, mais de ce qui est bon ou mauvais pour l’intérêt général. Elle se construit par un incessant va-et-vient entre les figures du temps, mémoire du passé, intelligence du présent, prévoyance du futur.

Cette prudence-là, c’est un projecteur puissant braqué vers les temps écoulés pour empêcher les « éternels retours », pour conjurer ce que le passé porte encore en lui d’atroce. Car, contrairement à la commode sagesse dite populaire, il n’y a pas de certitude du « plus jamais ça », ni du principe de la « der des der ». La prudence pour gouverner, c’est une méditation active de la mémoire.

A cet égard, interrogeons-nous, par exemple, pour savoir comment a pesé la mémoire des tranchées dans la reculade de Munich alors qu’en France, en Angleterre, c’est la « génération du feu » qui était au pouvoir. Plus près de nous, est-ce la colonisation qui nous a empêchés de construire une véritable politique à l’égard des pays en voie de développement ? A l’inverse est-ce la guerre d’Espagne qui nous a fait intervenir en Bosnie ? Faculté d’oubli, peur de l’interdit, la mémoire des Nations comme celle des hommes est très complexe et faite d’un inconscient. On peut soit le refouler, soit l’analyser et en tirer les conséquences.

Dans cette perspective, les controverses sur le progrès et la bioéthique, le rôle de certains procès actuels, consistent souvent à pointer une forme d’aveuglement de l’opinion, une passivité de certains responsables politiques devant l’évènement. C’est une invitation au sursaut car la mémoire - pour reprendre une comparaison lumineuse - n’est pas une chandelle que l’on poserait le soir sur sa table de nuit et dont on pourrait souffler la flamme, tranquillement, avant de s’endormir. C’est une veilleuse qui jamais ne s’éteint. Mauvaise conscience salutaire, elle met en clarté ce qui est sciemment ou involontairement occulté. Il ne suffit pas de dire que nous connaissons ce qui s’est passé. Il faut savoir comment cela s’est produit, qui l’a fait et pourquoi, relier les causes aux conséquences.

Si elle n’est pas habitée par cette vivacité la mémoire devient à éclipses, autorise des oublis commodes, oppression des esclaves ou disparition des Amérindiens, permet d’inquiétants dérapages. Négationnistes, voilà le nom des assassins de la mémoire. Pourquoi parler de crime ? Parce que la mémoire participe à la construction continuelle de nos valeurs. Elle fait ingérence dans le présent. Elle est un apprentissage perpétuel de l’amour des libertés. C’est pourquoi, il est si important que la mémoire humaine soit sollicitée et réactivée à intervalles réguliers. Et, c’est là aussi que le rôle des gouvernants se retrouvent primordial, puisqu’il leur revient d’accompagner ce sentiment, de le susciter, de l’entretenir. D’où l’intérêt des célébrations pour peu qu’elles n’éclairent pas simplement le chemin traversé, qu’elles nous montrent aussi celui qui reste à parcourir avec ses sommets et ses précipices. Édit de Nantes, abolition de l’esclavage, déclaration universelle des droits de l’homme, en 1998, les occasions ne manqueront pas.

II - Mémoire et histoire.
D’un souci de prudence, l’interprétation critique de la mémoire fait donc une exigence morale et la confie en partie aux responsables politiques. Mais ce passage du témoin se fait souvent au prix du décalage avec l’histoire. Les décideurs publics ne sont pas tous des universitaires impeccables. Dans cette licence d’imprécision, se trouvent à la fois la force et le danger du devoir de gouverner.

Car le devoir de mémoire peut devenir aussi l’atelier des légendes. Ernest Lavisse, Mallet et Isaac, d’autres, ont construit ainsi une mémoire un peu imaginaire, miroir et bienséance devant laquelle s’est contemplée la France. Avec Vercingétorix « réinventé » par le second empire et Charlemagne « naturalisé », Du Guesclin, Montcalm, d’autres ont formé une cohorte de héros sortis de l’ombre des siècles, par la race des professeurs et des ministres de l’Instruction publique, pour éblouir les préaux de l’école et magnifier la patrie. Dans le même temps qu’il se taillait un empire pour carte de géographie, notre peuple s’est forgé une mémoire. Elle fut parfois un décor plus qu’une réalité.

Ce souci d’enluminer l’Histoire n’est évidemment pas propre à notre pays. Au début du XIXe siècle, tandis que la conscience nationale tchèque n’existait plus, la publication de manuscrits anciens, à Prague, révéla la mémoire oubliée d’une langue et d’une nation. Ces manuscrits, Masaryk, indépendantiste, premier Président de la République Tchécoslovaque, démontra, en 1886, qu’ils étaient des contrefaçons. Les cercles nationalistes le condamnèrent. Les manuscrits étaient faux, mais ils méritaient d’être vrais puisqu’ils avaient réveillé l’idée d’émancipation endormie sous le joug autrichien.

Mémoire contre histoire, souvenir contre récit, les choses ne sont donc pas toujours nettes, ni le jugement définitif. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, le devoir de mémoire se transforme souvent dans la bouche des gouvernants en incantation morale ou en argument partisan. Il devient une construction politique, assumant un rôle dans la formation du lien national, dans la cohérence et la continuité d’un « vivre ensemble » qui se nourrit autant des épisodes passés que des promesses de l’avenir. La mémoire devient une arme de débat politique. Là est le piège. Quand un Charles de Gaulle s’en saisit et de sa superbe vie fait une chanson de geste, une épopée à la taille de la Nation, on ne peut redouter, au pire, qu’une certaine confusion. Mais, dans des mains beaucoup moins nobles, il y a, il y eut des entreprises discutables. La mémoire de la seconde guerre mondiale a ainsi pu revêtir, au fil des gouvernants, des fonctions différentes, les unes positives, les autres détestables : critique des erreurs de la IIIe République, procès rétrospectif du Front populaire, exaltation de l’esprit de résistance, justification du retard à la décolonisation, ciment de l’unité nationale, incitation à la construction européenne, support aujourd’hui de toutes les nostalgies pour certains, rempart dressé pour les autres afin de lutter contre la tentation présente du retour aux idéologies fascisantes.

Il y eût ailleurs, systématiques celles-là et différentes évidemment, les manipulations du nazisme et du bolchevisme qui se servirent de l’histoire et de la mémoire comme autant de stratagèmes pour asservir et opprimer. On assiste aujourd’hui à d’autres subterfuges. Certes, tout ne doit pas être objet de scepticisme ou de suspicion, mais tout n’est pas non plus définitivement expliqué ou établi. Car la mémoire aussi peut-être trahison. Les massacres de Katyn, l’usage de la torture en Algérie, les bombardements américains au Cambodge, n’ont pas été pris, au moment où ils se produisaient et plusieurs années après, pour ce qu’ils étaient vraiment.

A intervalles réguliers, mémoire et histoire doivent donc mutuellement se revisiter, se corriger. Le politique, loin de s’empêcher, doit favoriser ce rendez-vous. Il doit présenter cet inventaire à la collectivité, sans cesse exercer sur les faits et sur leur transmission non seulement un devoir de conservation, mais aussi un devoir de vérification. Pour cela il lui faut encourager des gestes concrets, étendre le réseau des bibliothèques, rendre plus accessibles les archives, faciliter la recherche historique, en soutenir les travaux, favoriser la diffusion de ses acquis dans l’éducation et les médias. Le travail de mémoire est un travail d’accouchement. Les historiens en sont les obstétriciens. Les gouvernants peuvent les aider, et la vraie protection contre les travestissements de la mémoire, le vrai garant des leçons de la mémoire se trouvent dans la conscience critique et civique, qui ne se développe pas toute seule mais qui a besoin du magnifique et continuel compagnonnage de l’éducation.

III - Mémoire et projet.
Devoir de prudence donc, nécessité d’interprétation : le travail des gouvernements ne vise pas la contemplation. Nietzsche écrivait « qu’il faut faire de l’histoire en vue de la vie ». Une société perpétuellement tournée vers son passé risquerait de ressembler à ce personnage infirme de Borgès qui se souvient avec précision de tous les instants de sa vie et dont la mémoire est finalement « comme un tas d’ordures », écho du sartrien « misérable petit tas de secrets ». Critique ou mythique, la mémoire de celui qui gouverne est nécessairement un outil vers demain.

D’où d’indispensables précautions. Dans le temps qui est celui du gouvernement d’un pays, les évolutions les plus fondamentales sont souvent les moins perceptibles. On voit rarement bouger les « frontières de l’impensable ». Qui s’est soucié, dans les domaines les plus divers, de Zoë, la première pile atomique, de l’exploration des couloirs du « virtuel » ou de la présence de l’eau sur Mars ? Le tumulte de l’accessoire a recouvert la clameur de tous ces « Eurékas ». Cela peut-il être évité ? Je souhaite personnellement depuis longtemps que, dans chaque département ministériel, chaque administration, soient créées des cellules d’alerte et de veille, composées d’une façon très pluraliste, qui court-circuitant si nécessaire toutes les hiérarchies, aient pour mission de détecter progrès et dangers. C’est d’autant plus indispensable que les conditions du gouvernement ont changé : hier, il s’agissait de décider après un temps long et sur fond d’un horizon stable, aujourd’hui, le temps est très court et l’horizon sans cesse mouvant.

Plutôt que d’espérer maîtriser tous les paramètres et tirer du passé des recettes-miracles, la mémoire demande en fait au gouvernant d’être à la fois modeste et actif. Car le devoir de gouverner est un devoir de projet. Une bonne utilisation de la mémoire au service de « la » bonne décision consiste, à partir de la grille des valeurs qui est la sienne, à savoir à quel moment les temps sont propices, comment l’homme peut imprimer sa marque, quel est cet instant qui permet d’influencer positivement le cours des choses, je veux dire au service de la personne humaine. Le sens de l’anticipation, la conscience de l’alarme, le pari de l’innovation sont à l’origine de toute action. Perpétuellement construite et reconstruite, critiquée et triée, la mémoire est aussi vision créatrice.

Mesdames, Messieurs, pour la paix, pour l’emploi, pour les libertés, pour l’environnement, pour la santé, pour la solidarité, au moment où nous entrons dans un nouveau siècle, l’évidence s’en impose plus que jamais. Nous avons, tous ensemble, citoyens et dirigeants, un urgent besoin de mémoire, un urgent besoin d’histoire. Non pour nous laisser entraver, mais, au service d’un monde moins brutal et plus généreux pour y puiser des forces qui, je le crois, sont sans pareilles. Telle me semble une des façons dont un décideur politique peut aujourd’hui approcher l’avenir, c’est-à-dire l’Histoire future et la mémoire de ceux qui viendront après.