Texte intégral
Je veux commencer par dire tout le gré que je sais à la revue futurible et au Professeur Gilbert Cette d’avoir souhaité poursuivre et enrichir le débat sur les causes du chômage, ce drame contemporain qui menace la cohésion de nos sociétés, et sur les moyens de le réduire. C’est donc en sympathie que je réponds à la demande de réagir aux observations de Gilbert Cette.
Avant d’entrer dans quelques remarques de détail, commençons par l’essentiel : l’état d’esprit dans lequel o aborde le problème.
* Le pouvoir limité (Les intertitres sont de la rédaction)
Dans ma déjà longue vie publique, je n’ai jamais au grand jamais rencontré une idée de réforme un peu ample qui ne comporte des incertitudes de principe des difficultés de mise en œuvre et des effets pervers. Tout changement est difficile, la prévisibilité exhaustive des effets d’une réforme donnée est impossible. On ne pourra qu’évaluer - à beaucoup près – l’importance relative des effets positifs espérés par rapport aux effets négatif indésirables. Finalement, devant un projet dérangeant, les espoirs qu’il peut soulever et les difficultés et incertitudes qu’il ne peut pas ne pas comporter, on fait ou on ne fait pas en fonction d’une combinaison de motifs où la volonté compte largement autant que l’évaluation prévisionnelle. C’est la raison pour laquelle je suis heureux et me sens reconnu lorsque Gilbert Cette écrit : « On l’aura compris, cet ouvrage d’opinion est écrit avec passion ». J’ai même envie de dire que c’est bien le moins ! Notre auteur aurait cependant pu s’épargner la petite pique finale souriante sur laquelle il conclut, résumant ma proposition très justement à une forte RTT à la fois incité par des exonérations de charges sociales et provoquée par une baisse de la durée légale du travail, et poursuivant : « Cette grande idée (c’est Gilbert Cette qui le dit, nous ne sommes donc pas dans le désaccord fondamental), que MR partageait déjà au début des années 1980 lorsqu’il était ministre du Plan, est donc retrouvée par lui. Quel dommage que MR l’ait oubliée lorsqu’il était Premier ministre, quand le débat sur cette question faisait l’objet d’une abondante littérature… »
Car la réponse est dans le livre, pages 126 à 128. La maladresse économique profonde qui caractérise l’ordonnance de janvier 1982 abaissant la durée maximale hebdomadaire légale du travail de 40 heures à 39 heures avec effet immédiat, maintien du SMIC, encouragement explicite au maintien de tous les salaires, absence de tout renvoi à des négociations et surtout absence de toute compensation ou de tout soulagement aux entreprisses a eu des conséquences graves. L’effet sur l’emploi a été minime – entre 50 000 et 100 000 emplois créés en un an selon les différentes estimations - ; on n’observe ensuite aucune tendance significative à la réduction de la vitesse de croissance du chômage. Et surtout la colère patronale joint à l’absence de résultats convaincants provoqua l’arrêt, et le refus, de toute nouvelle négociation sur ce sujet pour plus de deux ans. Contrairement à ce qu’écrit Gilbert Cette, je n’ai jamais oublié cette idée, et j’ai même tenté, pendant que j’étais Premier ministre, de la relancer à l’occasion de conversations avec les partenaires sociaux. J’en ai été promptement et fermement dissuadé. On ne gouverne en effet pas tout seul. Aucun gouvernement ne peut agir contre l’opposition frontale du patronat s’il n’a pas le soutien enthousiaste et convaincu des organisations syndicales. Or ni la CGT ni FO ne voulaient en entendre parler. Ce n’est que plus tard, devant la poursuite de la montée vertigineuse du chômage que le débat va reprendre et que l’idée continuera à frayer son chemin.
Où sont alors les éventuel désaccords, ou mieux les nuances ?
* Les causes du chômage
Il en est dans l’analyse des causes. Je ne dirai même pas que Gilbert Cette m’y cherche querelle. Il précise un certain nombre de concepts et de chiffres, et ses données naturellement sont exactes. Le problème est celui de l’angle d’approche. Je n’ai mutuellement pas inventé les données que je commente. L’essentiel est de comprendre qu’il est des évolutions dont les rythmes sont tels qu’on ne les perçoit qu’à condition de les observer sur très longue période. Je me suis beaucoup référé à un important et passionnant travail publié par deux chercheurs de l’INSEE, Messieurs Olivier Marchand et Claude Thélot, sous le titre « Deux siècles de travail en France », INSEE, 1991 (collection « Études »).
Ils démontrent qu’entre les deux périodes de 1820 à 1950 à aujourd’hui un changement spectaculaire du rythme de croissance de la production par habitant est intervenu, qui est une multiplication de ce rythme par un facteur de l’ordre de 4 entre l’avant-Deuxième Guerre mondiale et l’après. Un changement d’une telle ampleur a naturellement des causes diverses, mais la principale, et de loin, est le changement de nature du progrès technique avec l’apparition des automatismes. Gilbert Cette insiste sur le fait que ce rythme de croissance post-Deuxième Guerre mondiale s’infléchit en fin de période, en quoi il a parfaitement raison. Je pensais d’ailleurs l’avoir dit et expliqué moi-même dans le chapitre 2, « le tournant ». Mais il ne conteste pas les conclusions fondamentales de ces travaux. J’ajoute d’ailleurs que même réduit à 2 % en moyenne par an, cette croissance reste voisine du double de celle observée en moyenne entre 1820 et 1950. Le problème demeure donc.
Il est cependant un point sur lequel il convient non pas de poursuivre la controverse – je n’en sens pas la matière – mais de parachever études, recherches et mesures. Il tient à la délimitation nécessaire des modes d’emploi de nos outils. La mesure de la croissance annuelle de la productivité du travail par l’entremis du PIB par habitant utilise l’outil le plus simple et le plus facilement disponible. Il reste qu’il s’agit là d’un agrégat de comptabilité nationale avec tout ce que cela suppose, et notamment le fait que la production est évaluée, hors les stocks, à la somme de que la demande des différents agents a utilisé. Comme on incorpore en outre dans le diviseur les inactifs, les chômeurs et les marginalisés qui ne sont ni travailleurs ni chômeurs, on obtient un chiffre final (en France 2 % par an de 1980 à 1990 et 1,4 % par an depuis, la récession de1993 expliquant largement cette baisse) qui est de plus en plus éloigné des réalités internes au seul appareil de production. Il faudrait, je n’en ai pas, seul, les moyens, mais ce ne doit pas être bien difficile, suivre sur quinze ou vingt ans la production du seul agent « entreprises non financières » rapportée aux effectifs qu’il emploie, et je gage, puisque nous connaissons les facteurs que je viens d’évoquer et qui réduisent la mesure de la productivité par le PIB par tête, que les chiffres ainsi établis feraient apparaître un ralentissement beaucoup moins sensible. Notre nombre de chômeurs continue inlassablement d’augmenter. Cela doit bien avoir sa source quelque part…
Dans le paragraphe « les mauvaises solutions » Gilbert Cette cite et commente plus qu’il ne discute, et je n’ai rien à dire au choix qu’il fait des phrases significatives. Un détail cependant « les moyens d’obtenir une telle baisse des taux à long terme sans modifier le cap de la politique monétaire actuelle ne sont pas évoqués ». En effet. Cette remarque est important et grave. J’ai écrit un livre sur le chômage, et pas un livre de théorie monétaire. Car c’est un long débat qu’il faudrait ouvrir ici. Pour aller au plus simple, je dirais sobrement, mais un peu vite sans doute, que les taux à long terme, que cela plaise ou non, sont aujourd’hui totalement marchands, et qu’aucun pays, même les Etats-Unis, ne peut les manipuler à son gré. Dans ces conditions le seul moyen de parvenir à des taux aussi bas que possible est de diminuer la prime de risque sur la monnaie nationale et donc d’assurer à cette dernière une stabilité aussi rigoureuse et aussi durable que possible. La seconde possibilité d’y parvenir semble hors de portée : ce serait une augmentation substantielle de l’épargne mondiale… Ne rêvons pas. Et c’est pour éviter de rêver que je me suis acharné à définir un mécanisme de limitation du chômage qui soit opérationnel sous contraintes budgétaires et monétaires constantes. Je crois profondément, et je crois que Gilbert Cette aussi, que l’ouverture d’un vaste débat est nécessaire sur nos doctrines monétaires actuelles. Je les crois malthusiennes. Mais produira une nouvelle théorie puis un nouveau consensus appelle des durées de l’ordre d’une ou deux décennies. Il me semble urgent d’attaquer sous contraintes constantes le niveau actuel du chômage sans attendre de telles échéances.
* Les moyens d’en sortir
C’est au sujet des « moyens d’en sortir » que le débat est le plus important, car de là peut sortir, si les arguments sont concluants, un renoncement à l’idée proposée. Je n’ai pas l’impression que ce soit le cas.
L’objection importante est à la fin du deuxième alinéa de ce paragraphe. « Ce dernier raisonnement (la RTT doit être forte), habituel, est discutable : des RTT importantes (…) peuvent induire des gains de productivité proportionnellement plus importants que des RTT plus réduites ». C’est vrai, évident même, et bénéfique : la productivité dans cette affaire doit être une alliée et pas une ennemie. Je me borne à dire que ce n’est pas, loin s’en faut, le cas le plus fréquent. On joue sur les moyennes. Il est important qu’un certain nombre d’entreprises soient capables de tels gains de productivité, c’est salubre pour l’économie nationale tout entière. Mais rien ne laisse penser que ce soit une majorité des entreprises qui recèle de telles réserves potentielles. Je n’ai vu cette hypothèse faite nulle part, et d’ailleurs Gilbert Cette s’il tend à laisser le lecteur le penser, ne l’écrit pas carrément. Là est d’ailleurs une des raisons fortes qui m’amenait à souhaiter que l’INSEE effectue une vaste enquête auprès des entreprises, puis une simulation détaillée, pour quantifier ce facteur. On peut en outre imaginer quelques dispositifs complémentaires à la mesure principale pour limiter l’effet d’aubaine qu’en fait Gilbert Cette diagnostique à travers ces remarques. On peut songer par exemple à mettre fin au FNE (Fonds national pour l’emploi) pour rendre les licenciements plus onéreux. Ce n’est pas illégitime puisque la RTT compensée permet le maintien de ces emplois à coût diminué pour l’entreprise, et c’est efficace puisqu’un licenciement évité est un chômeur de moins. C’est en effet notre volume annuel de 600 000 licenciements économiques qui est le principal empêchement à la baisse du chômage. On peut aussi songer à n’admettre l’accès des entreprises au bénéfice de ce dispositif ceci : que sous des conditions d’embauche quantifiées. C’est d’ailleurs ce que fait la loi Robien, mais trop lourdement à mon sens. Et finalement ceci : tout gain important de productivité est bon à prendre en termes de compétitivité nationale et internationale et de balance des paiements. Si l’effet emploi de la mesure dont nous discutions est un peu inférieur à ce que j’n espère, je le regretterai, il faudra corriger le résultat en termes de finances publiques, il faudra songer à un dispositif anti-aubaine efficace. Mais enfin au moins cela n’a-t-il aucun effet pervers bien au contraire.
Trois détails maintenant : « Les modalité de réalisation et de financement de la RTT envisagées par MR sont d’ailleurs contradictoires avec cette volonté de rapidité ».
Etrange remarque. Si nous sommes d’accord que les modalités précises de la RTT doivent être arrêtées en négociations d’entreprises, alors il y faut un peu de temps, quelques mois. L’esprit du dispositif consiste à mettre en place la nouvelle tarification des cotisations, et à annoncer aux entreprises que deux ans après la durée légale maximale passera de 39 heures à 35 heures. Ce délai me paraît nécessaire, il est donc le plus rapide possible pour que les entreprises puissent faire l’opération chacune à sa manière et à son rythme. Mais dans la « boîte à outils anti chômage » ne figure aucun autre instrument donnant une impulsion aussi forte et donc aussi rapide. Le seul moyen d’aller plus vite serait une contrainte légale directe. Compte tenu des expériences de 1936 et de 1982 c’est ce qu’il faut redouter avant tout. Aussi bien Gilbert Cette n’en parle-t-il pas…
Il me chicane ensuite sur une phrase en effet un peu maladroite « la modulation forte des charges sociales est une idée neuve ! » Je maintiens : l’idée reste neuve parce qu’elle n’a jamais été essayée ! Bien entendu quantité de travaux, dont ceux de mon vieil ami et complice Dominique Taddei que je cite d’ailleurs dans mes remerciements, ont fait avancer la réflexion et lui ont donné cette orientation. A cet égard c’est la confédération syndicale italienne CISL qui, vers la fin de la décennie 1980, proposa le système le plus proche de celui auquel je me suis finalement rallié et que je défends. Quand à ce système lui-même c’est Roger Godino qui l’a mis au point, ce que je précise également. L’idée est neuve non pas pour des raisons d’absence d’antériorité mais parce qu’elle n’a jamais servi.
Ensuite à l’antepénultième alinéa de son texte, Gilbert Cette commet une petite erreur d’interprétation de ce que j’ai voulu dire. Sans doute n’ai-je pas été assez Citons : « Mais MR n’écarte pas la possibilité d’une hausse des prélèvements obligatoires afin de financer l’incitation à la RTT sous la forme d’une légère hausse soit de l’impôt sur les sociétés, soit de la contribution sociale généralisée ». En effet, à cela près, qui est important, qu’il ne s’agit pas d’une hausse mais d’une oindre baisse des prélèvements obligatoires. On a compris l’économie du système : il s’agit de faciliter la RTT à salaires pour l’essentiel préservés en fournissant aux entreprises en fournissant aux entreprises les moyens d’assumer le coût qui en résulte grâce à une baisse des cotisations sociales produite par une tarification qui revient à les indexer sur la baisse de la durée. C’est donc une baisse des prélèvements obligatoires que l’on provoque. Dans l’équilibre des comptes sociaux cette perte de recettes doit être compensée par les économies que l’on fait sur les dépenses liées au chômage (il y en a pour 400 milliards de francs) lorsque le chômage baisse. Mais l’ampleur de cette baisse est difficile à prévoir exactement. Elle dépend du pourcentage des nouveaux embauchés qui étaient chômeurs indemnisés. Si la diminution des dépenses liées au soutien du chômage se trouvait un peu inférieure à la perte de recettes liée à l’abaissement des rentrées de cotisations – donc à la baisse des prélèvements obligatoire – on augmenterait le déficit consolidé de la puissance publique. En ces temps de dette excessive et de critères de Maastricht, c’est mal venu. Il n’est donc pas illégitime de récupérer par l’IS (impôt sur les sociétés) ou la CSG (contribution sociale généralisée) une partie de la baisse de prélèvements obligatoires consentie aux entreprises. Le solde net doit rester une baisse des prélèvements.
* Le rôle de la négociation
Une dernière clarification est nécessaire, au sujet de la compensation salariale. Je crois la RTT nécessaire à la lutte contre le chômage. Je crois dangereux d’en mettre le coût à la charge des entreprises. Mais dans un pays où le salaire moyen mensuel n’atteint pas 10 000 francs, je crois tout simplement impossible que les salariés acceptent une réduction du temps de travail qui s’accompagnerait d’une perte significative de revenus. Je ne crois pas bon pour autant que l’on fasse du maintien intégral des salaires une obligation légale rigide, et cela d’autant moins que certains salariés bien rémunérés peuvent sûrement consentir une baisse de quelques points pour cent. Il faut donc renvoyer le tout à la négociation par entreprise ou par unité de production, en préservant la possibilité que les salaires soient pour l’essentiel maintenus sans pour autant en affaire une règle absolue. Plus les salariés convenablement payés accepteront de baisses relatives et plus on pourra financer d’embauches correspondantes. Mais si l’on prétend le leur imposer, on rendra la chose impossible.
Pour conclure, il me reste à rappeler que mon livre défend une idée de principe et non pas un mécanisme tout ficelé qui serait à prendre ou à laisser. Seul dans mon bureau je n’ai pas les moyens de le parfaire en détail. Les travaux et débats conduits depuis la sortie de l’ouvrage me conduisent maintenant à penser que le seuil de différenciation des taux de cotisations (sécurité sociale ou sécurité sociale plus UNEDIC) serait plus efficacement placé à 30 h qu’32 h par semaine. Et sans doute aussi serait-il bon d’imaginer que la baisse de cotisations en dessous de 30 h soit plus forte que je l’ai d’abord envisagée : de moitié. Ce qui impliquerait une multiplication par à peu près 2,7 du taux des cotisations pour les heures au-delà de 30. On aurait ainsi une incitation un peu plus forte et une moindre pression sur les finances publiques au cas où l’effet en termes de réduction du chômage serait inférieur à ce qui est attendu
Bref c’est difficile. Il s’agit en matière de chômage de passer de l’homéopathie à la chirurgie. Le premier chirurgien qui a effectué une greffe cardiaque a dû se demander longtemps et avec angoisse si tout ce qui avait été envisagé marcherait comme prévu. Gilbert Cette et moi-même en sommes là. Il a raison de souligner les incertitudes et de souhaiter des précisions. Je n’en suis que d’autant plus sensible au fait qu’il n’a pas conclu à l’impossibilité de faire. Car nos sociétés vont dans le mur, par érosion de leur cohésion sociale. Je suis naturellement prêt à me rallier à toute solution plus pertinente.