Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur et président du Mouvement des citoyens, à France 2 le 22 mars 1998 (avec M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale) et à Europe 1 le 23 mars, sur les résultat des élections régionales du 15 mars 1998 et l'élection de présidents de régions à droite avec le soutien du Front national.

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Média : France 2 - Europe 1

Texte intégral

France 2 : Dimanche 22 mars 1998.

B. Schönberg : H. de Charrette a demandé aujourd’hui à L. Jospin que la gauche se retire en Franche-Comté face à J.-F. Humbert qui a démissionné en raison des voix du Front national. Êtes-vous favorable à un pacte républicain, un front républicain, en Franche-Comté ?

J.-P. Chevènement : « Je suis partisan de formules qui permettent de gouverner la région dans l’intérêt de la région, et en excluant le Front national, c’est tout à fait clair. J.-F. Humbert a fait ce qui était normal. Il a fait son devoir compte tenu des directives qui avaient été données par les dirigeants du RPR et de l’UDF. Ce qui est anormal, c’est le comportement des cinq autres présidents UDF-FN, qui ont été élus avec les voix de l’extrême droite, en contravention formelle des engagements pris devant le suffrage universel. »

B. Schönberg : Donc, Monsieur Chevènement, la gauche se retire, c’est votre souhait ?

J.-P. Chevènement : « Ah non, je n’ai pas dit cela. Non, non, non. Je n’ai pas dit cela, vous m’avez mal compris. J’ai dit qu’il fallait trouver une formule permettant de gérer la région, en excluant le Front national, mais en tenant compte de tous les points de vue et par conséquent, je pense qu’il y a plusieurs formules possibles. A J.-F. Humbert et à C. Proust d’en discuter. Mais je n’ai pas du tout proposé le retrait de C. Proust, pour une raison simple : c’est que J.-F. Humbert s’est comporté je dirais avec dignité, mais normalement, compte tenu des engagements pris. Maintenant, je vais peut-être en venir, si vous me le permettez, à ce qui se passe sur le plan national, puisque plus d’une dizaine de départements vont être gérés par la gauche, qui l’étaient précédemment par la droite, que 300  conseillers généraux supplémentaires vont vraisemblablement, je n’ai pas les chiffres de tous les cantons, mais c’est la tendance très nette que j’observe au ministère de l’Intérieur, c’est à peu 300 conseils qui devraient être gagnés par la gauche sur la droite, ce qui conforte l’action du Gouvernement. »

B. Schönberg : Vous avez parlé ce soir de la troisième crise de la République. Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ?

J.-P. Chevènement : « Non, je pense que, à chaque fois, ce qui est en cause, c’est une définition citoyenne de la nation française. C’était vrai à la fin du XIXème siècle, avec Maurras, Drumont, - l’affaire Dreyfus -, c’était vrai dans les années 30 et 40, avec la victoire du fascisme, et un régime qui a assis son existence sur une défaite qu’il avait préparé et souhaitée, le régime de Vichy. Et en définitive, la République, à deux reprises, l’a emporté. Je crois qu’aujourd’hui, nous sommes en présence d’une crise profonde, d’une crise sociale, politique, dont témoigne l’émergence d’une extrême droite à 15 %, qui tient en otage une partie de la droite, qu’il l’a bien voulu, qui s’y prête, et je pense que nous devons apporter des réponses que les Français attendent dans le domaine de l’emploi, des repères républicains qu’ils ont souvent perdus, de la lutte contre l’insécurité, les violences, les incivilités, la ghetto-isation de nos quartiers. Bref, nous devons apporter des solutions. C’est là la réponse qu’une gauche républicaine peut donner aux problèmes tels qu’ils se posent. »

B. Schönberg : A. Madelin, peut-être un mot de réaction ?

A. Madelin : « Je crois que la manœuvre de J.-P. Chevènement est cousue de fil rose. Il voudrait que l’opposition s’ampute d’un tiers de ses électeurs qui pensent qu’il n’y a pas de drame à accepter les voix du Front national, dès lors qu’elles ont été obtenues sans compromission et sans accord. Puis-je me permettre de rappeler que si Monsieur Chirac est Président de la république, c’est parce qu’il y a eu au deuxième tour, 2,5 millions de voix venues du Front national qui se sont portées sur lui, et c’est normal dans une démocratie. Et puis-je rappeler à Monsieur Chevènement aussi que s’il est ministre de l’Intérieur, et si le Front national a choisi, dans 47 circonscriptions, de faire élire les députés qui ont donné la majorité aux socialistes ? »

J.-P. Chevènement : « Puis-je dire à Monsieur Madelin que ce n’est pas tout à fait la même chose que d’être élu par les électeurs sur son programme, par les citoyens qui glissent un bulletin dans l’urne, et puis d’autre part, d’être élu dans une assemblée régionale par des conseillers régionaux UDF, RPR, et Front national, à la suite de tractations que personne en définitive n’ignore et ne peut ignorer. »

A. Madelin : « Il n’y a qu’à changer le mode de scrutin. Je compte sur Monsieur Chevènement pour cela. »

J.-P. Chevènement : « Au-delà du mode de scrutin, il y a le poids de l’extrême-droite dans la vie politique française. Mais je dirais que ce n’est pas par un mode de scrutin qu’on résout ce problème. »
 

EUROPE 1 : lundi 23 mars 1998

J.-P. Elkabbach
Les cantonales sont donc bonnes pour la gauche. Mais est-ce qu’en mars 1998, le mal n’est pas déjà fait ? Le mal ne gagne t-il pas ? Comme le titre aujourd’hui Le Parisien : « Où va-t-on ? »

J.-P. Chevènement
- « Je vais répondre à cette question. Mais auparavant, voyons les résultats : 11 départements en métropole qui basculent de la droite vers la gauche, et pas des moindres – le Nord, le Finistère, et beaucoup d’autres. Par ailleurs, au niveau des sièges, un basculement nettement plus important que celui qui était prévisible : on prévoyait que 300 sièges passeraient de la droite à la gauche ; en réalité, c’est 433 sièges que gagne la gauche, tandis que la droite en perd 418, la différence venant des créations de cantons. Donc, c’est un mouvement assez profond qui s’est produit dans l’électorat. Maintenant, où va-t-on ? Je pense que la droite est confrontée à un vrai problème : ses défenseurs immunitaires ont cédé dans cinq régions. Il est temps pour elle de se reprendre, de mettre de l’ordre dans ses affaires. Il revient à C. Millon de prendre ses responsabilités. Je crois que la capacité de dissuasion du Président de la République n’a peut-être pas fini de s’exercer. On peut l’espérer. »

J.-P. Elkabbach
Vous voulez que Millon démissionne ?


J.-P. Chevènement
- « Je pense que ce serait conforme à ce que lui demandent M. Barre, M. Bayrou et la morale, parce qu’il avait pris des engagements clairs devant les électeurs, comme d’ailleurs l’ensemble des dirigeants de la droite parlementaire. Par ailleurs, on pourrait penser que dans les élections qui vont venir, là où la gauche est relativement majoritaire, la droite ne présente pas de candidats. C’est ce qu’avait fait la gauche la semaine dernière. »

J.-P. Elkabbach
Revoyons les choses : vous avez donné des bons résultats pour la gauche au deuxième tour des cantonales ; mais la gauche est toujours minoritaire dans le pays.


J.-P. Chevènement
- « Cette expression, je l’ai entendue dans la bouche de M. Madelin. Si vous totalisez la droite et l’extrême-droite, oui. Mais moi, je ne me résigne pas à faire cette totalisation. Je ne veux pas faire d’amalgame. Je pense que la droite a laissé filer dans un certain nombre de domaines, par exemple au moment de la discussion de la loi sur l’immigration. Trop souvent, son discours s’est confondu avec celui de l’extrême droite, sur ce sujet en particulier. Mais fondamentalement, je ne fais pas d’amalgame entre la droite républicaine et l’extrême droite. »

J.-P. Elkabbach
Pour renforcer ce que vous dites, on peut dire que l’attitude des électeurs républicains et modérés de droite hier a montré que beaucoup d’entre eux avaient été choqués.


J.-P. Chevènement
- « A l’évidence. Par conséquent, je crois qu’il faut essayer de bien préciser ce qui nous différencie d’abord de l’extrême-droite. Un journaliste du Monde a évoqué la déconstruction du discours de l’extrême-droite : c’est une chose très importante de montrer que l’extrême-droite, le Front national, le parti de Le Pen, est un parti révisionniste. C’est un parti qui prône l’inégalité des races. Donc, toutes les valeurs sont aux antipodes de la République. A partir de là, qu’est-ce qui est possible de faire avec la droite ? »

J.-P. Elkabbach
Jusqu’à présent, on utilise des arguments moraux pour évoquer un parti révisionniste fasciste, xénophobe, mais il continue de monter. Ne faut-il pas changer d’argumentation ?


J.-P. Chevènement
- « Le vrai problème est là : c’est l’existence d’une extrême-droite à 15 % dans notre pays. Cela traduit une crise sociale et une crise morale et politique profonde, ancienne, qui tient au chômage de masse, qui tient à la perte des repères républicains, qui tient à la montée de l’insécurité, de la violence, des incivilités, à la ghettoïsation des quartiers. Je pense que la République, ce sont des règles. Il ne faut pas hésiter à affirmer ces règles si on veut reconstituer un espace républicain. Je suis convaincu que la République peut relever le défi qui est devant elle. »

J.-P. Elkabbach
Vous parlez d’une crise sociale, morale et politique profonde de la République. A. Madelin vient de dire que c’est un psychodrame. Dites-vous que le régime de la Vème République est peut-être menacé ?


J.-P. Chevènement
- « C’est une crise profonde qui n’a pas de comparaison qu’avec celle que la République a vécue à la fin du XIXème siècle, l’affaire Dreyfus, ou dans les années 30-40. Là, nous sommes confrontés à un problème qui est encore largement devant nous. Il est temps de s’en occuper et de s’en occuper autrement qu’avec des protestations purement morales, en traitant le problème à la base, en faisant reculer le chômage, en donnant du travail à ceux qui n’en ont pas, en faisant en sorte que les gens retrouvent les repères qui ont leur ont trop manqué. »

J.-P. Elkabbach
Entre-t-on dans une période de tension civile au cours de laquelle il pourrait y avoir quelques difficultés pour l’ordre public ? On parle de ripostes, manifestations, contre-manifestations.

J.-P. Chevènement
- « Je pense qu’il ne suffit pas de manifester. La protestation purement morale est insuffisante. Il faut que, dans le contenu même des politiques menées, on soit capable de faire un examen de conscience et qu’on soit capable de procéder aux réorientations nécessaires, y compris celle de la construction européenne. »

J.-P. Elkabbach
Il y a aujourd’hui une élection pour quatre conseils régionaux. Quelle est votre pronostic ou votre crainte pour la région PACA, puis l’Ile-de-France ?

J.-P. Chevènement
- « Je pense que les candidats de la gauche seront élus, mais ce n’est que mon pronostic. »

J.-P. Elkabbach
Ils peuvent gagner ?

J.-P. Chevènement
- « Ils seront élus. »

J.-P. Elkabbach
A cause ou grâce à M  Le Pen qui a été exigeant tout de suite en rappelant qu’il devait y avoir un troc « Vous me donnez Marseille, je vous donne Paris » ?

J.-P. Chevènement
- « C’est la tradition de l’extrême-droite : l’OAS frappe où elle veut, quand elle veut. Le Pen voudra montrer qu’il frappe lui aussi où il veut et quand il veut. Je pense qu’on peut attendre à une stratégie qui a pour but de le camper en arbitre pour accélérer le processus de décomposition de la droite. »

J.-P. Elkabbach
Croyez-vous comme MM  Madelin et Millon qu’il n’y a pas de drame à accepter les voix des élus du Front national quand il n’y a ni alliance, ni compromission ?

J.-P. Chevènement
- « Trêve d’hypocrisie ! J’ai entendu s’exprimer sur ce sujet M. Madelin expliquant qu’ensuite, il avait téléphoné à MM. Millon et Blanc et que là, il n’y avait pas d’accord et de compromission : on se moque du monde ! Tout le monde sait bien que M. Millon a rencontré M. Gollnisch mercredi, l’avant-veille de son élection… »

J.-P. Elkabbach
Il a donné une explication, que c’était pour organiser l’élection…

J.-P. Chevènement
- « Allons, allons ! »

J.-P. Elkabbach
Vous confirmez qu’il y a eu une rencontre et une négociation ?

J.-P. Chevènement
- « Oui, il y a eu une forme de négociation. Par ailleurs, s’agissant de M  Blanc, il en est un vieux routier. C’est depuis des semaines que M. Blanc avait laissé entendre qu’il accepterait les voix du Front national. »

J.-P. Elkabbach
Et le comportement des autres grands leaders de la droite, de P. Séguin à R. Barre, Sarkozy, Devedjian, Léotard, Bayrou, Fillon : se sont montrés assez fermes, clairs ? Les avez-vous trouvés impeccables et irréprochables pour leur part ?

J.-P. Chevènement
- « Pour certains d’entre eux – je pense à P. Séguin dès le départ. Tous n’ont pas été présents quand il le fallait. Aujourd’hui, je dois reconnaître que leurs déclarations sont parfaitement claires et satisfaisantes – enfin, pour tous ceux que vous venez de citer. Mais cela ne leur enlève pas la responsabilité de ce qui a précédé : c’est que trop souvent, ils ont laissé un certain nombre de thèmes portés par l’extrême-droite imprégner l’expression de leurs propres amis. Ils s’en sont désintéressés. Je prends l’exemple du débat sur la loi concernant l’entrée et le séjour des étrangers. »

J.-P. Elkabbach
La France s’apprêtait à expulser 110 Chinois de Nouméa. Elle y a finalement renoncé. Suspendez-vous cette décision voulue par les Kanaks et le RPCR, ou la supprimez-vous définitivement ?

J.-P. Chevènement
- « Je ne suis pas en état de vous répondre. La priorité qui a été donnée, c’est celle d’un accord avec le FLNKS d’abord, et l’ensemble des parties prenantes au dossier néo-calédonien pour trouver un référendum consensuel en Nouvelle-Calédonie. Il est évident que l’arrivée de ces Chinois s’est faite au plus mauvais moment. Disons qu’il y a chaque année à peu près 2 000 Chinois qui vont vers l’Australie. Ceux-là semblent avoir été déportés ou déroutés vers la Nouvelle-Calédonie. Ils sont très mal tombés ! »

J.-P. Elkabbach
Donc, les accords Matignon d’abord ?

J.-P. Chevènement
- « Oui, et j’ajoute qu’ils sont en situation irrégulière, c’est incontestable. »