Texte intégral
O. Mazerolle : Il y a eu, hier à l’Assemblée nationale, une fronde du côté socialiste au sujet de l’accord de défense franco-allemand. Est-ce que c’était une fronde contre cet accord ou bien contre la méthode du Gouvernement ?
L. Jospin : La fronde était contre la méthode. La préoccupation concerne le fond de l'accord. La méthode, c'est que d'abord on apprend que le chef de l'État et M. Kohl signent un accord secret il y a deux mois. Nous ne sommes plus à l'époque de la diplomatie secrète, c'est fini cela, surtout en Europe quand même, entre partenaires européens ! Ensuite, cet accord étant révélé dans la presse, on annonce que l'on ne l'a pas rendu public parce qu'on voulait en réserver la primeur aux parlementaires. Or, les parlementaires ne l'avaient pas reçu. Il y avait quand même là une façon de procéder de la part du Gouvernement et du chef de l'État qui n'était pas acceptable. Mais au fond, cet accord pose des problèmes parce que, au-delà de la synthèse qu'il fait des rapports franco-allemands dans le domaine de la défense et de la sécurité depuis disons dix ans, il y a la traduction dans ce texte du glissement que vient d'opérer M. Chirac à propos de l'OTAN en réintégrant la France dans l'OTAN sans obtenir d'ailleurs la moindre concession des Américains. On est en train, à travers cet accord, de passer d'une volonté qui était la nôtre et celle des chefs d'État précédents, d'aller vers une sécurité européenne, vers au contraire ce qu'on pourrait appeler une sorte d'otanisation de l'Europe. C'est-à-dire qu'on suit les Allemands en intégrant l'OTAN.
O. Mazerolle : Dans cet accord, il est question tout de même de l'identité européenne de sécurité et de défense.
L. Jospin : Oui, mais nous avons dit : "essayons de construire cette identité européenne puis posons la question du rapport de cette identité européenne de défense avec l'OTAN". Ce qui est une façon de faire évoluer le problème européen mais aussi de garder l'autonomie de la sécurité de la France qui est un acquis depuis le général De Gaulle et qu'aucun Président de la République n'avait remis en cause. Alors que là, c'est au contraire, par une intégration dans l'OTAN avant toute négociation avec les Américains, la route opposée qui a été prise par le Président de la République. Nous le regrettons beaucoup.
O. Mazerolle : Toujours au sujet de l’Europe : lors de vos vœux adressés aux journalistes, vous avez dit : « la renonciation à la monnaie unique ne peut pas être un objet de débat pour nous ». Certains ont compris que le Parti socialiste abandonnait les quatre conditions qu'il avait émises à l'adoption de la monnaie, au passage de la monnaie unique.
L. Jospin : Vous êtes le seul à avoir compris cela. Non, ce que j'ai dit de façon précise, c'est que pour nous, l'objectif de la monnaie unique dont nous fixons les conditions de façon précise – et cela renvoie à la politique économique que nous voulons suivre cet objectif est central. Moi, quand je vois – je le dis un certain nombre de partenaires, d'amis – que les Américains ne sont pas favorables à la monnaie unique parce qu'ils savent que cela peut être l'élément de l'affirmation d'une puissance européenne dans les relations économiques internationales, je me dis qu'ils font un contresens lorsqu'ils s'opposent à la monnaie unique.
O. Mazerolle : La présence de l'Espagne et de l’Italie dans le groupe de pays est une condition sine qua non pour vous ?
L. Jospin : C'est la première que nous avons fixée. Il ne s'agit pas, sur une monnaie unique pour l'Europe, de faire un noyau de monnaies autour du franc et autour du mark, il s'agit d'aller vers la monnaie de l'Europe et il me semble que l'on ne peut pas, que l'on ne doit pas faire l'impasse sur la monnaie italienne, sur la monnaie espagnole. D'autant que les deux gouvernements, de l'Espagne et de 1'Italie, déclarent et mènent des politiques pour les rapprocher des critères de Maastricht.
O. Mazerolle : Le Parti communiste et J.-P. Chevènement réclament toujours un référendum sur ce passage à la monnaie unique. Vous pensez quand même arriver à un accord électoral avec eux ?
L. Jospin : Je ne leur demande pas de renoncer à leurs positions, qu'ils respectent les nôtres. Nous ne sommes pas favorables à un référendum. Nous sommes favorables à la monnaie unique. Mais je pense que la démarche concrète pour aller vers la monnaie unique – présence de l'Espagne et de l’Italie dès le départ, pacte de solidarité et de croissance, un gouvernement économique face à la banque centrale parce qu'il faut quand même que la légitimité des pouvoirs et des peuples s'affirme et que tout ne soit pas régulé par une instance purement monétaire et technique, enfin l'idée que l’euro ne doit pas être surévalué par rapport au dollar –, ces quatre conditions subsistent et elles décrivent un chemin concret pour aboutir, qui nous débarrasse des débats idéologiques sur l'Europe. Je crois qu'autour de cela, à mon avis, on peut trouver des façons de s'entendre. De toute façon, samedi, à l'invitation de C. Fiterman, je participerai à un grand colloque sur l'Europe où il y aura R. Hue, où il y aura D. Voynet, et j'aurais l'occasion de bien préciser notre démarche européenne en vue de l'union monétaire.
O. Mazerolle : Là, vous espérez qu'il sera possible de dégager des lignes à peu près communes pour un accord au moins électoral.
L. Jospin : Les accords électoraux sont une nécessité dans le système électoral qui est le nôtre, qui est un système électoral à deux tours. Donc là, il s'agit d'autre chose, on peut en parler juste après. Oui, je pense qu'on peut dégager des démarches. Si les démarches restent différentes, c'est le peuple qui tranchera dans l'élection législative.
O. Mazerolle : Avec les Verts, cela va mieux, vous avez un peu maîtrisé les appétits écologiques de ceux qui vous demandaient notamment de renoncer à l'usine de retraitement de La Hague ?
L. Jospin : Nous avons dit que cette question devrait être revue. Et effectivement, il y a un débat actuellement sur La Hague, sur le problème des déchets, sur le retraitement. Donc cette question sera revue. Pour le reste, ces accords électoraux avec les radicaux, avec les Verts, ils sont à la fois l'aboutissement d'une démarche de dialogue que nous avons conduite depuis maintenant plus de deux ans et puis ils sont une façon aussi de rassembler les forces de progrès, de sensibilités différentes, autour d'une dynamique. Cette dynamique doit se faire sur des propositions mais elle doit se faire aussi en rassemblant des forces différentes sans esprit hégémonique, ce qui est la méthode du Parti socialiste. Nous sommes engagés dans une bonne direction. Je pense que nous aboutirons.
O. Mazerolle : Avec les radicaux, le cas Kouchner : il semble incasable ?
L. Jospin : C'est une question qui me préoccupe, que nous n'avons pas réglée aujourd'hui, c'est vrai.
O. Mazerolle : Vous avez annoncé le temps de la reconquête, est-ce qu'en cas de victoire, vous pourriez envisager sereinement une cohabitation avec un Président de la République, en l'occurrence J. Chirac, dont vous dites qu'il mène une politique réactionnaire
L. Jospin : C'est un fait dans beaucoup de domaines, on l'a vu déjà à propos de l'alignement sur les Américains. Honnêtement, un des problèmes dominants de la période, à partir du moment où l'affrontement Est-Ouest a disparu, c'est quand même le problème de la surpuissance américaine et de la tendance hégémonique des États-Unis. C'est un problème dans tous les domaines : économique, culturel, des télécommunications et militaire. Sur ce terrain, on voit une tendance à l'alignement. J'ai tendance aussi à penser que, dans le domaine économique et social, après les promesses de la campagne, la politique menée par le gouvernement Chirac est une politique extrêmement conservatrice, qui s'aligne sur certains milieux privilégiés ; alors que notre démarche est à la fois d'avoir un équilibre dans la société, de trouver un équilibre dans la société entre les différents groupes sociaux, entre les différents niveaux de revenus et elle est en même temps d'avoir une dynamique dans l'économie. Ce n'est pas ce qu'on voit dans la démarche du Gouvernement inspirée par le Président.
O. Mazerolle : Tout de même, est-ce que le vent n'est pas en train de tourner ? A. Juppé disait hier soir : « les clignotants sont passés du rouge à l'orange ». Le Président de la République est très présent sur le terrain. Il est très présent sur la scène de politique intérieure, contrairement à ce qui s'était produit en 1996 ?
L. Jospin : Passer à l'orange, c'est le meilleur moyen d'avoir une collision au carrefour. L'image des clignotants à beaucoup servi, elle n'a pas généralement souri à ses auteurs. En fait, il faut regarder les problèmes concrets. Le Président de la République s'exprime plus parce que le Gouvernement a véritablement une difficulté avec l'opinion. Mais j'ai un peu l'impression que plus le vocabulaire s'enfle et plus les projets concrets se dégonflent. Je prends un exemple : le Président de la République – et cela m'a paru être une chose positive de notre point de vue – a réagi aux propositions que nous avons faites dans le domaine économique et social et notamment pour l'emploi des jeunes. Tout d'un coup, il est venu sur le thème de l'emploi des jeunes et a dit : "l'année 1997 sera l'année des jeunes". Tout récemment, il a dit : "je veux engager une croisade pour l'emploi des jeunes". Cette irruption du vocabulaire de la prédication religieuse dans les données économiques et sociales m'a un peu surpris. Je voudrais rappeler au Président de la République que nous ne sommes pas en 1096 mais en 1997. Les croisades ont oscillé entre les massacres et la débâcle, le désastre. Au bout du compte, les historiens sont maintenant d'accord là-dessus. Je suis un peu surpris de cela. Prenons un exemple concret...
O. Mazerolle : Les jeunes, c'est un exemple concret.
L. Jospin : Non, les jeunes ne sont pas un exemple concret. Les jeunes, c'est une catégorie, c'est un groupe d'âge et c'est l'avenir du pays mais ce n'est pas un exemple concret.
O. Mazerolle : Pourquoi êtes-vous contre les stages diplômants ?
L. Jospin : Les stages diplômants, c'est un exemple concret. Moi, je vois les choses et je les vois d'autant mieux que j'ai été pendant onze ans enseignant et directeur d'un département de gestion des entreprises et de l'administration. Prenons un exemple simple : deux ans d'étude pour les IUT, un diplôme de qualité. À l'intérieur de ces deux ans d'études, un stage, généralement un stage de trois mois. S'il s'agit de faire des stages plus longs : cela existe déjà dans toutes les formations professionnelles de l'enseignement supérieur et de l'université, on n'en a pas besoin et on n'a pas besoin d'un stage de neuf mois car c'est toute une année scolaire. Donc cela fiche en l'air l'année scolaire. S'il s'agit au contraire de faire, sous prétexte de stages diplômants, un sas, après les deux années d'étude par exemple en IUT ou les quatre années d'étude dans une maîtrise professionnelle, entre la fin de l'étude et le travail, payé un peu moins de 2 000 francs par mois, alors cela commence à prendre le caractère d'un salaire au rabais. Et cela ne pourrait se justifier que s'il y avait une obligation d'emploi, un engagement d'emploi de la part de l'entreprise. Cela n'est pas le cas. Alors qu'est-ce qu'on constate aujourd'hui ? Ou bien, cela se fait aux conditions du patronat et les étudiants et ceux qui les forment, c'est-à-dire la communauté universitaire, sont contre, ou bien cela se fait en tenant compte des obligations, des contraintes que veulent mettre les étudiants et le monde universitaire et on constate que le patronat ne veut plus le faire. Ce projet – je le crois et je le crains, parce qu'il est mal défini, parce qu'il est entre un CIP, contre lequel les étudiants s'étaient mobilisés, et un stage – va déboucher sur rien. Voilà la réalité aujourd'hui de la politique gouvernementale sur un exemple concret.
O. Mazerolle : Est-ce que vous ne risquez pas d'apparaître comme étant le parti qui dit non à tout ? À la réforme de la justice...
L. Jospin : Non, mais attendez, vous plaisantez la, quand même ! Nous disons non à la réforme de la justice ? Vous avez entendu des critiques ?
O. Mazerolle : Ah ! du Parti socialiste oui.
L. Jospin : Vous avez entendu un grand scepticisme mais pas de critiques puisque c'est ma proposition qui est reprise, du moins verbalement, par le Président de la République. Je vous rappelle qu'il y a eu un débat entre J. Chirac et moi-même au moment de l'élection présidentielle, que dans ce débat je me suis exprimé sur la rupture du lien entre le parquet et le pouvoir politique, et l'État, et qu'à ce moment-là, J. Chirac était contre. Comme il voit qu'il y a un développement d'affaires qui concernent le RPR, l'UDF, la mairie de Paris, je crois qu'il a voulu lancer un thème noble, sur lequel je n'ai pas d'opposition de principe et donc pas de critiques, pour qu'on ne parle plus de cela. On nous dit que l'on va mettre en place une commission. Cette commission va rendre son rapport en juillet. Juillet, c'est les vacances, on va donc retrouver ce rapport au lendemain des vacances, c'est-à-dire dans l'automne. Si le projet est à ce moment-là examiné par le Gouvernement et par le Parlement – nous verrons bien – je pense en réalité que si cela devait déboucher, ce sera après 1998. Cela ne me gêne pas parce que si nous étions aux responsabilités – ce qui n'est nullement fait – comme c'est ce que je veux faire, j'ai l'impression que ce serait à nous de le faire.