Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel observateur" du 2 janvier 1997, sur les réflexions contenues dans le livre de Chantal Delsol "Le souci contemporain", intitulé "Retrouver le bien et le mal".

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

La nouvelle renaissance doit se fonder sur une double exigence d’humilité et de dépassement. Ce qui ne sera pas sans conséquence pour l’action collective

Alors que la fin de ce siècle donne lieu le plus souvent à des analyses désabusées devant tant de folies meurtrières qui l’ont marqué, certains de nos intellectuels dénoncent la perte du sens. Peut-être cet intermède entre Noël et jour de l’an peut-il donner à beaucoup d’entre-vous le désir de quitter ce monde du fast-food de l’information pour méditer sur nos existences individuelles et collectives. Le dernier ouvrage de Chantal Delsol peut y aider. Son livre, intitulé « Le souci contemporain » (1), est parfois touffu  tant il est riche d’analyses, d’intuitions et d’idées. Mais son caractère décapant provoquera sûrement vos certitudes et vous aidera à faire le point.

Dans son livre précédent, « L’irrévérence », notre auteur s’était livrée à une peinture brillante et éclairante de l’homme européen. Elle laissait déjà percer son obsession de comprendre le désarroi qui caractérise les sociétés dites prémodernes, « le sens de l’existence passait par la permanence des antinomies entre le bine te le mal, le besoin et la rareté, le pouvoir et la liberté… ».

Mise en cause, en dépit des avancées et des progrès qu’elle ne conteste pas : la modernité, que Chantal Delsol accuse de nous entrainer vers la suppression de la politique, de la morale, de la religion. Elle en indique les limites, sur la base d’une critique des idéologies et des utopies qui ont mobilisé les peuples et leurs guides durant de nombreuses décades, et dénonce le bien sans le vrai, une morale de la complaisance, de l’émotion et de l’indignation, bref une époque de plus en plus marquée par le refus fondamental de distinguer entre le bien et d’en tirer toutes les conséquences.

Accusation ne veut pas dire condamnation. . Chantal Delsol n’entend pas pour autant ni cultiver le mythe d’une sorte d’âge d’or ni rallier le camp, qui se reforme, des antimodernes. Elle n’a pas de mos assez durs pour dénoncer les dangers qui s’amoncellent : les intégrismes, les néofascismes, les nouvelles figures de l’ordre moral prenant appui sur des exaltations fanatiques de la religion, du peuple, de la race… Elle souligne aussi la tentation d’une Eglise qui, faute de convaincre, « brandirait le doigt furieux de Dieu ».

Pourtant, elle s’en prend aux Lumières, qui, dit-elle, « espéraient vaincre Dieu par forfait, combler si parfaitement les attentes de l’homme qu’il ne tournerait plus ses regards Ailleurs. Ce n’est pas finalement ainsi que les choses se passent ». Il en résulte selon elle de funestes conséquences : la mauvaise conscience comme seule réaction face au mal, la relativisation de tout au nom de notre raison toute-puissante et en définitive une bonne conscience collective fondée sur l’accumulation des droits… sans trop se préoccuper de savoir où cela nous mène.

Cette attitude nous conduit à refuser d’assumer le tragique de l’existence. Car la facilité réside dans notre propension à situer le mal à l’extérieur de nous-mêmes. Or les sécurités acquises grâce aux luttes politiques et sociales comme au progrès technique n’ont pas supprimé les aléas de l’existence ; les inégalités qui ressurgissent parfois comme résultats inattendus de nos progrès, l’aliénation qui reproduit constamment ses figures.

Ainsi se manifestent l’insatisfaction, le désarroi, l’inquiétude du monde contemporain. Sans parler de la misère du politique et des dysfonctionnements de la démocratie – ce gouvernement qui devait être celui du peuple, par et pour le peuple. Mais avons-nous fait le nécessaire pour intérioriser la citoyenneté ?

Voilà donc Prométhée enterré, alors qu'il inspire toujours les programmes politiques comme beaucoup de projets prétendant redonner l'espoir. A cette idéologie du progrès Chantal Delsol propose de substituer une morale de la vigilance : « La grande difficulté sera de défendre les acquis bénéfiques, tout en luttant contre leurs excès. »

Passant continuellement de l'individuel au collectif, cet essai offre-t-il avant tout matière à méditation pour l'individu ? Sans doute, puisqu'il s'agit d'en appeler à une double exigence d'humilité et de dépassement : « L’émergence d'un mal et d'un bien indépendants de nous devrait nous indiquer que le monde n'est pas seul au monde ». La nouvelle renaissance passe donc par le cœur et la raison de chacun. Mais ce n'est pas sans conséquence pour l'action collective, qui est aussi le produit des comportements individuels.

Alors, à quoi bon parler de réformateurs et de Conservateurs ? Ce qui est en cause se situe à la racine du malaise contemporain. Retrouver le sens passe autant par le questionnement individuel que par la responsabilisation de toute la société. Le philosophe, en disséquant les sillons du passé et du présent, indique aussi la voie d'un avenir plus supportable parce que plus conscient.

(1) « Le Souci contemporain » par Chantal Delsol, Éditions Complexe, coll. « Faire sens ».