Texte intégral
Je tiens tout d’abord à vous remercier de l’occasion qui m’est donnée de m’adresser aujourd’hui à la première promotion du centre de politique de sécurité de Genève, dont le France est membre fondateur. Je représente ici un pays qui a répondu présent chaque fois qu’il s’est agi de stabiliser une situation difficile ou de contribuer à résoudre une crise internationale, que ce soit en Europe, en Afrique, au Cambodge, à Haïti ou ailleurs. Vous comprendrez donc l’intérêt tout particulier que nous portons à un centre dont l’objet est de contribuer à la réflexion sur les thèmes du maintien de la paix, de la sécurité et de la stabilité en Europe et dans le monde. Cette journée me permet également de rencontrer mon collègue et ami M. Adolf Ogi, avec lequel je partage la passion de la montagne et ce goût pour les magnifiques paysages alpins qui font la fierté de la Suisse comme celle de ma propre région.
Quelles sont les caractéristiques essentielles du système international d’aujourd’hui ? Elles sont très différentes de celles du système international de la guerre froide. Constatons-le tout d’abord : le phénomène de mondialisation auquel nous assistons complique l’environnement stratégique. Témoin : l’importance capitale des technologies et des réseaux. Témoin : l’influence immédiate des crises et des mouvements massifs de population sur l’opinion publique des Etats et, par répercussion, sur les approches en matière de politique étrangère. En même temps, nous assistons évidemment à une mondialisation de l’économie.
Cependant, ce mouvement de mondialisation des échanges explique le besoin d’enracinement et de repères et provoque, par réaction, non seulement la montée en puissance d’un sentiment d’identité local, régional, mais aussi la résurgence de réflexe identitaires. Sans doute également faudrait-il s’interroger sur une certaine difficulté à trouver, au-delà de l’économie, des réponses proprement politiques à la mondialisation qui bouleverse notre modèle de société.
De même, le progrès de la démocratisation, qui sont évidents dans la partie centrale et orientale de l’Europe, mais également en Amérique latine et dans une certaine mesure en Afrique et en Asie ne doivent pas nous laisser croire que nous assistons à l’instauration définitive de la démocratie. La « fin de l’histoire » n’est qu’un mythe. Même dans les pays dans lesquels la démocratie a progressé au cours des dernières années, on sent parfois poindre aujourd’hui une certaines déceptions dans les populations. Ailleurs, le combat pour les droits de l’homme et pour la victoire des valeurs démocratiques ne peut pas cesser.
A la mondialisation économique répond souvent une fragmentation politique illustrée par la multiplication récente du nombre d’Etats, qui sont aujourd’hui près de deux cents ou par l’affaiblissement du modèle fédéral multinational. Certes, beaucoup des ensembles multinationaux avaient été maintenus par la force, comme l’URSS ou la Yougoslavie. Mais la substitution à ces modèles imposés de la haine, ou du constat d’une impossibilité à vivre ensemble, ne constitue pas véritablement un progrès. J’ajoute que ces phénomènes ne sont pas l’apanage de zones dites « périphériques », et que certains pays occidentaux connaissent de ce point de vue des évolutions troublantes.
Prenons garde aux effets pervers : rapprocher des Etats différents dans le cadre d’ensemble régionaux, dont l’Union européenne est le plus achevé, mais dont on trouve d’autres exemples dans le monde (ASEAN, ALENA, MERCOSUR, APEC, etc…) ne doit aboutir, par une ruse de l’histoire, à faire remonter des tentations identitaires exclusives. C’est pourquoi il est si important de réconcilier le citoyen, non seulement avec l’Etat, mais avec les institutions internationales, qui sont souvent la cible d’attaques menées au nom de l’identité.
Nous vivons enfin sous certaines institutions datant de l’après-guerre, dont il serait vain de dissimuler qu’elles sont contestées. Certes, le Conseil de sécurité des Nations-Unies joue un rôle plus important qu’à aucune période de son histoire, mais il faudra bien le compléter, comme le souhaite la France, par la participation d’Etats nouveaux. Il est clair d’autre part que les Nations-Unies ne disposent pas aujourd’hui des moyens nécessaires et suffisants pour jouer pleinement leur rôle.
De même le maintien des acquis considérables des années 80 en matière de désarmement et de non-prolifération demande-t-il volonté, vigilance et constance. Certes, le Traité FCE a permis, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une réduction significative et négociée d’armements conventionnels, dont l’Europe a bénéficié. Certes, la reconduction du Traité de non-prolifération pour une période indéterminée a ouvert une voie d’espoir. Certes, la conclusion du CTBT et sa signature par plus de cent-vingt Etats ont constitué une source de très grande satisfaction, en particulier pour la France qui y a tant contribué. Nous espérons en outre parvenir, après des efforts unilatéraux considérables, à un Traité d’interdiction des mines antipersonnel. Je pourrais également citer d’autres accords qui ont vu le jour au cours des dernières années : convention chimique, START.
Mais il est clair, aujourd’hui que le désarmement est une affaire continue. Le CTBT ne sera pas complet tant que tous les Etats nucléaires et du seuil n’y auront pas adhéré. Le Traité sur les forces conventionnelles en Europe demande une réelle adaptation pour refléter, non pas la réalité des blocs mais celle de l’Europe d’aujourd’hui. La convention chimique n’est pas sans poser de réels problèmes de vérification. Quant aux traités de désarmement nucléaire, ils sont encore loin d’être totalement appliqués.
Nous le voyons bien : dans tous les domaines, les avancées indéniables des dernières années sont souvent menacées par des risques de recul. Nous devons adapter notre raisonnement à cette complexité plutôt que nous contenter de réfléchir dans les termes simples qui étaient de mise pendant la guerre froide.
Aujourd’hui, la problématique des crises et des conflits a changé. Bien sûr, la notion de crise n’est pas apparue au lendemain de la guerre froide. Mais ce qui frappe, c’est que le conflit traditionnel, c’est-à-dire la guerre entre Etats, est aujourd’hui devenu exception. Depuis l’invasion du Koweït par l’Irak, les exemples de tels conflits sont en effet relativement rares (Pérou-Equateur, Arménie-Azerbaïdjan, Yémen-Erythrée). Mais les crises, notamment internes, ont, elles, connu un développement considérable. Elles ont surtout, désormais des répercussions politiques extérieures sans commune mesure avec l’importance stratégique des Etats dans lesquels elles se déroulent, bien souvent parce qu’elles constituent de véritables tragédies humanitaires (Bosnie, Rwanda). L’implication de l’Occident dans ces crises est fréquemment inévitable, pour des raisons à a fois politiques et humanitaires. Elle n’en est pas moins complexe, à la fois juridiquement et militairement.
Ce qui frappe encore, c’est le contraste entre la guerre future telle qu’elle nous est présentée dans les médias – c’est-à-dire « nécessairement »de très haute technologie – et la réalité sur le terrain, celle de conflit se réglant à la machette, à la Kalachnikov et à l’emploi de moyens primitifs comme les mines anti-personnel. Ceci nous montre bien, soit dit en passant, la vanité qu’il y aurait à prétendre vouloir maîtriser le cours des conflits par la seule limitation des transferts d’armes de haute technologie.
Il n’y a donc, à mon sens, ni solution politique simple, ni réponse miliaire évidente, aux conflits de l’après-guerre froide.
Beaucoup a été fait, depuis le début des années quatre-vingt-dix, pour développer de nouvelles normes de sécurité internationale. Les instruments se sont multipliés, mais – il convient de le reconnaître – leur utilisation se heurte à bien des difficultés.
De nouveaux mécanismes de prévention des crises ont été créés, notamment dans le cadre de l’OSCE. Mais nous devons aller encore plus loin, car nous avons besoin en Europe de normes de comportement applicables à tous les Etats, dans tous les domaines et en particulier dans le domaine militaire. Evidemment, seule une organisation comprenant tous les Etats sur un pied d’égalité, est à même d’établir de telles normes. C’est le cas de l’OSCE. Aujourd’hui, en particulier dans le contexte de l’élargissement de l’OTAN, il est important de donner à l’OSCE un rôle plus affirmé, cela permettra d’inscrire de façon harmonieuse et non polémique l’élargissement de l’OTAN dans une problématique de sécurité européenne qui n’exclue personne. Dans cette perspective, le sommet de Lisbonne de décembre prochain sera crucial.
La technique des médiations internationales, quant à elle, est plus fréquemment utilisée que par le passé (au Cambodge, en Yougoslavie, au Proche-Orient). De nouvelles formes de maintien de la paix sont apparues : ce sont en général des opérations rapides ou massives, parfois appuyées par la force sur la base du chapitre VII de la charte de l’ONU et, hélas, fréquemment provoquées par des tragédies humanitaires. Une expérience peu remarquée de déploiement préventif de forces a ainsi été conduite dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine.
Toutefois l’expérience des six dernières années montre que presque rien n’est possible sans l’assentiment des parties, ni en l’absence d’une forte volonté politique, celle des Etats prêts à intervenir, lorsqu’il faut recourir à la force. Et le manque de moyens des organisations internationales – y compris financiers – n’est pas de nature à faciliter la tâche des Etats volontaires. Par ailleurs, le règlement des crises récentes est souvent précaire, comme en témoignent les difficultés de la stabilisation en Bosnie, au Cambodge ou au Moyen-Orient ; là encore, une fois que les armes se sont tues, rien n’est possible sans la volonté des parties en présence de régler pacifiquement leurs querelles éventuelles.
N’oublions pas non plus les crises endémiques ou récurrentes, sur lesquelles, trop souvent, nous ne portons notre attention que de manière épisodique ou passagère : je pense par exemple à la situation en Afghanistan ou au Timor orientale, mais aussi à la région des Grands Lacs africains dont la situation se dégrade, hélas, de jour en jour. La France est extrêmement préoccupée par le drame qui s’y joue et est prête à recourir à toutes les enceintes multilatérales utiles pour étudier les solutions possibles. En Europe même, heureusement à une échelle différente, la situation à Chypre ou en Irlande du nord doit continuer de retenir notre attention.
Quelles sont, face à ce tableau, les pistes à explorer pour contribuer à apaiser les tensions internationales ?
Il me semble qu’il est en premier lieu nécessaire de consolider les acquis.
Il s’agit ainsi, d’abord, de mettre en œuvre les accords internationaux existants en matière de désarmement et de non-prolifération. Rien ne sert en effet de multiplier les négociations nouvelles si nous n’appliquons pas, de manière vérifiable, les outils que nous forgerons.
De même, nous avons créé, notamment au sein de l’OSCE, de nouveaux instruments de prévention des crises et de règlement pacifique des différends. Nous devons nous efforcer d’y recourir davantage, et les renforcer autant que de besoin. A cet égard, les mécanismes de prévention devraient être appuyés sur un système efficace « d’indicateurs d’alerte », permettant aux organisations internationales d’avertir rapidement et simultanément les Etats – qui disposent eux aussi de moyens d’analyse – de la montée d’une crise. Enfin, nous pouvons sans doute faire mieux dans le domaine de l’organisation et de la surveillance des scrutins nationaux dans les régions troublées ou envoie de démocratisation.
Pour ce qui concerne l’organisation mondiale elle-même, nous pourrions tenter de limiter l’inflation des résolutions non appliquées. L’ONU y gagnera sans doute en crédibilité et en respect. Chacun en convient : « trop de résolutions tuent les résolutions… »
Il faut ensuite nous efforcer, à défaut de créer un nouvel ordre mondial, d’éviter le développement du désordre international.
En particulier, nous devons nous mettre en mesure de pouvoir « étouffer dans l’œuf » les tragédies humanitaires, par des interventions rapides, multinationales, sous mandat, y compris en favorisant les approches interrégionales, comme on pourrait envisager de le faire sous la forme d’une force interafricaine. Cela fait maintenant plusieurs années que la France y travaille avec ses partenaires africains. La Grande-Bretagne s’y est également associée, et ceci dans une perspective européenne. Les Américains, très récemment, ont fait des suggestions. Mais il faut se garder de penser que quelque initiative que ce soit pourrait être la solution miracle. Le pire serait de vouloir imposer, sur ce sujet très difficile, des schémas préconçus. En tout état de cause, ce dossier essentiel demandera du temps, du sérieux et du réalisme.
Nous devons poser de clairs « interdits ». Si l’objectif d’une disparition du conflit armé ne peut constituer la base d’une politique réaliste, il peut être envisagé de faire respecter, le cas échéant par la force, certains tabous. Il faut tout faire pour empêcher la prolifération des armes de destruction massive, qu’elles soient chimiques, biologiques ou nucléaires. Nous nous efforçons, en outre, de mettre un terme à l’utilisation de moyens moins spectaculaires mais employés à grande échelle. La France a d’ores et déjà renoncé à la production et à l’exportation des mines anti-personnel. Elle s’en est interdit l’emploi sauf nécessité absolue imposée par la protection des forces. Elle est donc, parmi les Etats qui sont actifs en matière de gestion des crises, le pays qui est allé le plus loin dans ce domaine.
Dans un autre registre, l’interdit des frontières doit être clairement posé et respecté, dans le but d’éviter l’internationalisation des crises intérieures. Plusieurs groupes de pays – l’Europe, l’Afrique – ont érigé en principe l’inviolabilité des frontières d’Etat. Pourquoi ne pas envisager, sur notre continent, d’explorer dans le cadre de l’OSCE, de nouveaux mécanismes de garanties, positive et négatives, visant à assurer une action multinationale immédiate en cas de débordement d’un conflit ?
Bien entendu, la question des minorités nationales est un puissant facteur d’instabilité. Elle ne peut être que par la prévention et la coopération. Vous vous souvenez que la France avait lancé une initiative dans le cadre de l’OSCE pour encourager les Etats à régler de cette manière leurs différends. On vient d’en voir un effet heureux avec le récent traité conclu entre la Roumanie et la Hongrie.
Il nous faut enfin, de manière plus générale, appuyer « la paix sur la force, et la force sur le doit ».
- La paix sur la force : les opérations de maintien de la paix devront être soutenues, le plus souvent, par la possibilité d’actions de forces rapides, efficaces, et adaptées. A cet égard, les opérations que nous avons menées en Bosnie à l’été 1995 ont montré l’efficacité de telles actions. (FRR)
- La force sur le droit : toute opération offensive menée en faveur de la paix et du droit international doit être – cela devrait aller sans dire, mais des exemples récents nous montrent que le rappeler n’est pas inutile – clairement autorisée par un mandat international.
Dans cette dynamique, l’Europe doit être à la fois un modèle et un moteur.
Un modèle, parce que l’Union européenne constitue un exemple unique de construction internationale qui a assuré la paix et bâti la prospérité.
Elle a aujourd’hui un « effet d’attraction » indéniable, et joue donc, par sa seule existence, un rôle stabilisateur sur le continent et autour de celui-ci. Pourtant, elle ne saurait se contenter de rôle passif ; ce serait contraire à ses ambitions.
Elle doit donc également être un moteur. Son action politique et ses capacités stratégiques doivent être globales, parce que ses intérêts sont mondiaux. Elle ne saurait, non plus, être cantonnée à une « diplomatie du portefeuille » comme semblent le souhaiter certains. Il est grand temps de dépasser les inhibitions nées de la passivité entretenues pendant les années de guerre froide, durant lesquelles l’Europe doit devenir un véritable sujet en intervenant directement sur les grands dossiers internationaux. Elle doit acquérir sa maturité stratégique, et cesser d’avoir peur d’elle-même.
La France apporte et continuera d’apporter sa contribution à cet effort. La France a des responsabilités internationales, qu’elle assume pleinement. La réforme de la défense et des forces armées décidée par le Président de la République française a justement mis l’accent sur les missions de prévention et de projection, dans le but de contribuer, avec nos alliés et nos partenaires, à résoudre cette question noble et difficile, qui est à l’origine de votre réflexion dans ce centre : comment rendre plus sûr et moins injuste un monde instable et dangereux.
Allocution de Monsieur Charles Million, ministre de la défense au centre de politique de sécurité de Genève, 31 octobre 1996
Je tiens tout d’abord à vous remercier de l’occasion qui m’est donnée de m’adresser aujourd’hui à la première promotion du Centre de politique de sécurité de Genève, dont la France est membre fondateur. Je représente ici un pays qui a répondu présent chaque fois qu’il s’est agi de stabiliser une situation difficile ou de contribuer à résoudre une crise internationale, que ce soit en Europe, en Afrique, au Cambodge, à Haïti ou ailleurs. Vous comprendrez donc l’intérêt tout particulier que nous portons à un centre dont l’objet est de contribuer à la réflexion sur les thèmes du maintien de la paix, de la sécurité et de la stabilité en Europe et dans le monde. Cette journée me permet également de rencontrer mon collègue et ami M. Adolf OGI, avec lequel je partage la passion de la montagne et ce goût pour les magnifiques paysages alpins qui font la fierté de la Suisse comme celle de ma propre région.
Quelles sont les caractéristiques essentielles du système international d’aujourd’hui ? Elles sont très différentes de celles du système international de la guerre froide. Constatons-le tout d‘abord : le phénomène de mondialisation auquel nous assistons complique l’environnement stratégique. Témoin : l’importance capitale des technologies et des réseaux. Témoin : l’influence immédiate des crises et des mouvements massifs de population sur l’opinion publique des Etats et, par répercussion, sur les approches en matière de politique étrangère. En même temps, nous assistons évidemment à une mondialisation de l’économie.
Cependant, ce mouvement de mondialisation des échanges explique le besoin d’enracinement et de repères et provoque, par réaction, non seulement la montée en puissance d’un sentiment d’identité local, régional, mais aussi la résurgence de réflexes identitaires. Sans doute faudrait-il également s’interroger sur une certaine difficulté à trouver, au-delà de l’économie, des réponses proprement politiques à la mondialisation qui bouleverse notre modèle de société.
De même, les progrès de la démocratisation, qui sont évidents dans la partie centrale et orientale de l’Europe, mais également en Amérique latine et dans une certaine mesure en Afrique et en Asie, ne doivent pas nous laisser croire que nous assistons à l’instauration définitive de la démocratie. La « fin de l’histoire » n’est qu’un mythe. Même dans les pays dans lesquels la démocratie a progressé au cours des dernières années, on sent parfois poindre aujourd’hui une certaine déception dans les populations. Ailleurs, le combat pour les droits de l’homme et pour la victoire des valeurs démocratiques ne peut pas cesser.
A la mondialisation économique répond souvent une fragmentation politique illustrée par la multiplication récente du nombre d’Etats, qui sont aujourd’hui près de deux cents, ou par l’affaiblissement du modèle fédéral multinational. Certes, beaucoup des ensembles multinationaux avaient été maintenus par la force, comme l’U.R.S.S., ou la Yougoslavie. Mais la substitution à ces modèles imposés de la haine, ou du constat d’une impossibilité à vivre ensemble, ne constitue pas véritablement un progrès. J’ajoute que ces phénomènes ne sont pas l’apanage de zones dites « périphériques », et que certains occidentaux connaissent de ce point de vue des évolutions troublantes.
Prenons-garde aux effets pervers : rapprocher des Etats différents dans le cadre d’ensembles régionaux, dont l’Union européenne est le plus achevé, mais dont on trouve d’autres exemples dans le monde (ASEAN, ALENA, MERCOSUR, APEC, etc.) ne doit pas aboutir, par une ruse de l’histoire, à faire remonter des tentations identitaires exclusives. C’est pourquoi il est si important de réconcilier le citoyen, non seulement avec l’Etat, mais avec les institutions internationales, qui sont souvent la cible d’attaques menées au nom de l’identité.
Nous vivons enfin sous certaines institutions datant de l’après-guerre, dont il serait vain de dissimuler qu’elles sont contestées. Certes, le Conseil de sécurité des Nations-Unies joue un rôle plus important qu’à aucune période de son histoire, mais il faudra bien le compléter, comme le souhaite la France, par la participation d’Etats nouveaux. Il est clair d’autre part que les Nations-Unies ne disposent pas aujourd’hui des moyens nécessaires et suffisants pour jouer pleinement leur rôle.
De même le maintien des acquis considérables des années 80 en matière de désarmement et de non-prolifération demande-t-il volonté, vigilance et constance. Certes, le Traité FCE a permis, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une réduction significative et négociée d’armements conventionnels, dont l’Europe a bénéficié. Certes, la reconduction du Traité de non-prolifération pour une période indéterminée a ouvert une voie d’espoir. Certes, la conclusion du CTBT et sa signature par plus de cent-vingt Etats ont constitué une source de très grand satisfaction, en particulier pour la France qui y a tant contribué. Nous espérons en outre parvenir, après des efforts unilatéraux considérables, à un Traité d’interdiction des mines antipersonnel. Je pourrais également citer d’autres accords qui ont vu le jour au cours des dernières années : convention chimique, START.
Mais il est clair, aujourd’hui, que le désarmement est une affaire continue. Le CTBT ne sera pas complet tant que tous les Etats nucléaires et du seuil n’y auront pas adhéré. Le Traité sur les forces conventionnelles en Europe demande une réelle adaptation pour refléter, non pas la réalité des blocs, mais celle de d’Europe d’aujourd’hui. La convention chimique n’est pas sans poser de réels problèmes de vérification. Quant aux traités de désarmement nucléaire, ils sont encore loin d’être totalement appliqués.
Nous le voyons bien : dans tous les domaines, les avancées indéniables des dernières années sont souvent menacées par des risques de recul. Nous devons adapter notre raisonnement à cette complexité plutôt que d nous contenter de réfléchir dans les termes simples qui étaient de mise pendant la guerre froide.
Aujourd’hui, la problématique des crises et des conflits a changé. Bien sûr, la notion de crise n’est pas apparue au lendemain de la guerre froide. Mais ce qui frappe, c’est que le conflit traditionnel, c’est-à-dire la guerre entre Etats, est aujourd’hui devenu l’exception. Depuis l’invasion du Koweït par l’Irak, les exemples de tels conflits sont en effet relativement rares (Pérou-Equateur, Arménie-Azerbaïdjan, Yémen-Erythrée). Mais les crises, notamment internes, ont, elles, connu un développement considérable. Elles ont surtout désormais, des répercussions politiques extérieures sans commune mesure avec l’importance stratégique des Etats dans lesquels elles se déroulent, bien souvent parce qu’elles constituent de véritables tragédies humanitaires (Bosnie, Rwanda). L’implication de l’Occident dans ces crises est fréquemment inévitable, pour des raisons à a fois politiques et humanitaires. Elle n’en est pas moins complexe, à la fois juridiquement et militairement.
Ce qui frappe encore, c’est le contraste entre la guerre future telle qu’elle nous est présentée dans les média – c’est-à-dire « nécessairement » de très haute technologie – et la réalité sur le terrain, celle de conflits se réglant à la machette, à la Kalachnikov et à l’emploi de moyens primitifs comme les mines anti-personnel. Ceci nous montre bien, soit dit en passant, la vanité qu’il y aurait à prétendre vouloir maîtriser le cours des conflits par la seule limitation des transferts d’armes de haute technologie.
Il n’y a donc, à mon sens, ni solution politique simple, ni réponse militaire évidente, aux conflits de l’après-guerre.
Beaucoup a été fait, depuis le début des années quatre-vingt-dix, pour développer de nouvelles normes de sécurité internationale. Les instruments se sont multipliés, mais – il convient de le reconnaître – leur utilisation se heurte à bien des difficultés.
De nouveaux mécanismes de prévention des crises ont été créés, notamment dans le cadre de l’OSCE. Mais nous devons aller encore plus loin, car nous avons besoin en Europe de normes de comportement applicables à tous les Etats, dans tous les domaines et en particulier dans le domaine militaire. Evidemment, seule une organisation comprenant tous les Etats, sur un pied d’égalité, est à même d’établir de telles normes. C’est le cas de l’OSCE. Aujourd’hui, en particulier dans le contexte de l’élargissement de l’OTAN, il importe de donner à l’OSCE un rôle plus affirmé. Cela permettra d’inscrire de façon harmonieuse et non polémique l’élargissement de l’OTAN dans une problématique de sécurité européenne qui n’exclue personne. Dans cette perspective, le sommet de Lisbonne de décembre prochain sera crucial.
La technique des médiations internationales, quant à elle, est plus fréquemment utilisée que par le passé (au Cambodge, en Yougoslavie, au Proche-Orient). De nouvelles formes de maintien de la paix sont apparues : ce sont en général des opérations rapides ou massives, parfois appuyées par la force sur la base du Chapitre VII de la Charte de l’ONU et, hélas, fréquemment provoquées par des tragédies humanitaires. Une expérience peu remarquée de déploiement préventif de forces a ainsi conduite dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine.
Toutefois, l’expérience des six dernières années montre que presque rien n’est possible sans l’assentiment des parties, ni en l’absence d’une forte volonté politique, celle des Etats prêts à intervenir, lorsqu’il faut recourir à la force. Et le manque de moyens des organisations internationales – y compris financiers – n’est pas de nature à faciliter la tâche des Etats volontaires. Par ailleurs, le règlement des crises récentes est souvent précaire, comme en témoignent les difficultés de la stabilisation en Bosnie, au Cambodge, ou au Moyen-Orient ; là encore, une fois que les armes se sont tues, rien n’est possible sans la volonté des parties en présence de régler pacifiquement leurs querelles éventuelles.
N’oublions pas non plus les crises endémiques ou récurrentes, sur lesquelles, trop souvent, nous ne portons notre attention que de manière épisodique ou passagère : je pense par exemple à la situation en Afghanistan ou au Timor oriental, mais aussi à la région des grands lacs africains dont la situation se dégrade, hélas, de jour en jour. La France est extrêmement préoccupée par le drame qui s’y joue et est prête à recourir à toutes les enceintes multilatérales utiles pour étudier les solutions possibles. En Europe même, heureusement à une échelle différente, la situation à Chypre ou en Irlande du nord doit continuer de retenir notre attention.
Quelles sont, face à ce tableau, les pistes à explorer pour contribuer à apaiser les tensions internationales ?
Il me semble qu’il est en premier lieu nécessaire de consolider les acquis.
Il s’agit ainsi, d’abord, de mettre en œuvre les accords internationaux existants en matière de désarmement et de non-prolifération. Rien ne sert en effet de multiplier les négociations nouvelles si nous n’appliquons pas, de manière vérifiable, les outils que nous forgerons.
De même, nous avons créé, notamment au sein de l’OSCE, de nouveaux instruments de prévention de crises et de règlement pacifique des différends. Nous devons nous efforcer d’y recourir davantage, et les renforcer autant que de besoin. A cet égard, les mécanismes de prévention devraient être appuyés sur un système efficace « d’indicateurs d’alerte », permettant aux organisations internationales d’avertir rapidement et simultanément les Etats – qui disposent eux aussi de moyens d’analyse – de la montée d’une crise. Enfin, nous pouvons sans doute faire mieux dans le domaine de l’organisation et de la surveillance des scrutins nationaux dans les régions troublées ou en voie de démocratisation.
Pour ce qui concerne l’organisation mondiale elle-même, nous pourrions tenter de limiter l’inflation des résolutions non appliquées. L’ONU y gagnera sans doute en crédibilité et en respect. Chacun en convient : « trop de résolutions tuent les résolutions… ».
Il faut ensuite nous efforcer, à défaut de créer un nouvel ordre mondial, d’éviter le développement du désordre international.
En particulier, nous devons nous mettre en meure de pouvoir « étouffer dans l’œuf » les tragédies humanitaires par des interventions rapides, multinationales, sous mandat, y compris en favorisant les approches interrégionales, comme on pourrait envisager de le faire sous la forme d’une Force interafricaine. Cela fait maintenant plusieurs années que la France y travaille avec ses partenaires africains. La Grande-Bretagne s’y est également associée, et ceci dans une perspective européenne. Les Américains, très récemment ont fait des suggestions. Mais il faut se garder de penser que quelque initiative que ce soit pourrait être la solution miracle. Le pire serait de vouloir imposer, sur ce sujet très difficile, des schémas préconçus. En tout état de cause, ce dossier essentiel demandera du temps, du sérieux et du réalisme.
Nous devons ensuite poser de clairs « interdits ». Si l’objectif d’une disparition du conflit armé ne peut constituer la base d’une politique réaliste, il peut être envisagé de faire respecter, le cas échéant par la force, certains tabous. Il faut tout faire pour empêcher la prolifération des armes de destruction massive, qu’elles soient chimiques, biologiques ou nucléaires. Nous nous efforçons, en outre, de mettre un terme à l’utilisation de moyens moins spectaculaires mais employés à grande échelle. La France a d’ores et déjà renoncé à la production et à l’exportation des mines anti-personnel. Elle s’en est interdit l’emploi sauf nécessité absolue imposée par la protection de ses forces. Elle est donc, parmi les Etats qui sont actifs en matière de gestion des crises, le pays qui est allé le plus loin dans ce domaine.
Dans un autre registre, l’interdit des frontières doit être clairement posé et respecté, dans le but d’éviter l’internationalisation des crises intérieures. Plusieurs groupes de pays – l’Europe, l’Afrique – ont érigé en principe l’inviolabilité des frontières d’Etat. Pourquoi ne pas envisager, sur notre continent, d’explorer dans le cadre de l’OSCE, de nouveaux mécanismes de garanties, positives et négatives, visant à assurer une action multinationale immédiate en cas de débordement d’un conflit ?
Bien entendu, la question des minorités nationales est un puissant facteur d’instabilité. Elle ne peut être résolue que par la prévention et la coopération. Vous vous souvenez que la France avait lancé une initiative dans le cadre de l’OSCE pour encourager les Etats à régler de cette manière leurs différends. On vient d’en voir un effet heureux avec le récent traité conclu entre la Roumanie et la Hongrie.
Il nous faut enfin, de manière plus générale, appuyer « la paix sur la force, et la force sur le droit ».
La paix sur la force : les opérations de maintien de la paix devront être soutenues, le plus souvent, par la possibilité d’actions de forces rapides, efficaces, et adaptées. A cet égard, les opérations que nous avons menées en Bosnie à l’été 1995 ont montré l’efficacité de telles actions. (FRR)
La force sur le droit : toute opération offensive menée en faveur de la paix et du droit international doit être – cela devrait aller sans dire, mais des exemples récents nous montrent que le rappeler n’est pas inutile – clairement autorisée par un mandat international.
Dans cette dynamique, l’Europe doit être à la fois un modèle et un moteur.
Un modèle, parce que l’Union européenne constitue un exemple unique de construction internationale qui a assuré la paix et bâti ma prospérité.
Elle a aujourd’hui un « effet d’attraction » indéniable, et joue donc, par sa seule existence, un rôle stabilisateur sur le continent et autour de celui-ci. Pourtant, elle ne saurait se contenter de ce rôle passif ; ce serait contraire à ses ambitions.
Elle doit donc également être un moteur. Son action politique et ses capacités stratégiques doivent être globales, parce que ses intérêts sont mondiaux. Elle ne saurait, non plus, être cantonnée à une « diplomatie du portefeuille » comme semblent le souhaiter certains. Il est grand temps de dépasser les inhibitions nées de la passivité entretenue pendant les années de guerre froide, durant lesquelles l’Europe n’était qu’un objet. Aujourd’hui, l’Europe doit devenir un véritable sujet en intervenant directement sur les grands dossiers internationaux. Elle doit acquérir sa maturité stratégique, et cesser d’avoir peur d’elle-même.
La France apporte, et continuera d’apporter, sa contribution à cet effort. La France a des responsabilités internationales, qu’elle assume pleinement. La réforme de la défense et des forces armées décidée par le Président de la République française a justement mis l’accent sur les missions de prévention et de projection, dans le but de mieux contribuer, avec nos alliés et nos partenaires, à résoudre cette question noble et difficile, qui est à l’origine de votre réflexion dans ce centre : comment rendre plus sûr et moins injuste un monde instable et dangereux.