Texte intégral
La Vie le 8 janvier 1998
Il neige sur Belleville. Au troisième étage du siège de la CFDT, boulevard de la Villette à Paris, Nicole Notat met la dernière main à un dossier. Son bureau est austère, mais il s’humanise par petite touche : une décoration murale en forme de fleurs, une bibliothèque qui se remplit et un camion miniature offert par des chauffeurs routiers normands, souvenir du dernier conflit de l’hiver 97. La secrétaire générale de la CFDT est détendue. L’entretien, prévu une heure, en durera deux. Les derniers résultats des élections prud’homales – la CFDT, seconde avec 25,35 % des voix derrière la CGT, est le seul syndicat qui progresse –ont conforté la ligne qu’elle défend. Celle d’un syndicalisme pragmatique et réformiste – « d’accompagnement » disent ses adversaires – qui se méfie des grandes envolées lyriques sans lendemain.
1995-1996-1997. Depuis trois ans, la CFDT s’est retrouvée à chaque fois au cœur du débat social. En 1995 d’abord, Nicole Notat crée la sensation en approuvant, en direct lors d’une mémorable émission de « La Marche du siècle », les grandes lignes du plan Juppé. Pour elle, le sauvetage de la « Sécu » n’est ni de droite ni de gauche, mais avant tout une question de société. « D’intérêt général », précisera-t-elle lors d’une interview à « La Vie ». Mais c’est surtout le retrait de la CFDT du mouvement social de 1995 qui provoquera un fort trouble à l’intérieur même de son syndicat. En 1996, rebelote : Nicole Notat s’empare de la loi Robien, pour donner un coup d’accélérateur à la campagne de la CFDT en faveur de la réduction du temps de travail. Résultat, en un an et demi, sur 1 500 accords « Robien », les trois quarts ont été signés par des sections syndicales CFDT. Et, en 1997, c’est presque tout naturellement que Nicole Notat appuie la démarche du nouveau gouvernement Jospin en faveur des « 35 heures ». Le 10 octobre dernier, à la sortie de la conférence nationale sur l’emploi, Nicole Notat déclare ainsi, avec fierté : « Tous ceux qui attendaient que quelque chose soit fait pour l’emploi n’ont aucune raison d’être déçus ce soir. »
1995-1996-1997 : en trois ans, la CFDT a également conforté son emprise sur les grands organismes sociaux. Déjà à la tête de l’UNEDIC, où la réforme de l’assurance chômage est remise en cause à la fois par la CGT et par des mouvements de chômeurs, la centrale de Nicole Notat s’est emparée de la présidence de la CNAM (assurance maladie). Créant beaucoup de remous et de jalousies au sein du monde syndical français, champion toute catégorie de l’émiettement (10 % de syndiqués pour cinq centrales syndicales, contre 50 % en Allemagne voire 80 % en Suède réunis dans une seule grande centrale…) et champion aussi des procès en trahison. Car ces trois années n’ont pas été un « long fleuve tranquille » pour Nicole Notat. « Pourquoi tant de haine ? », titre même le journal « Libération » fin octobre 1996, au lendemain d’une manifestation où la secrétaire générale de la CFDT a été prise à parti – verbalement mais aussi physiquement – par des manifestants. En 1997, les outrances machistes d’un Marc Blondel – qui l’accusera grossièrement « de faire l’amour avec les Premiers ministres, que ce soit Juppé ou Jospin » – ont, au contraire, ressoudé les rangs de la CFDT. Ainsi Sud, créé par des excédétistes, et Tous Ensemble, la structure qui regroupe les opposants internes à la ligne Notat, ont-ils tous deux condamné « le beauf Blondel ».
Auteur, début 1997, d’un livre « Je voudrais vous dire » (Seuil/Calmann-Lévy), dans lequel elle se livre sans concession, Nicole Notat a bien voulu commenter pour « La Vie », 13 mots clés de l’année 1997. De A comme abstention à V comme Vilvoorde, en passant par C comme chômage, J comme jospinomia, ou encore P comme paparazzi. Avec l’assurance qui la caractérise, mais aussi une réserve volontaire vis-à-vis d’Ernest-Antoine Seillière, le nouveau président du CNPF. Pour Nicole Notat, plus à l’aise dans la négociation que dans l’affrontement et qui, en outre, avait su établir des rapports de confiance avec Jean Gandois, l’arrivée d’un patronat combatif est, en effet, un nouveau défi. D’ailleurs, elle ajoutera, juste à la sortie de ce long entretien ce petit commentaire sibyllin : « En 1998, je ne crois pas que j’aurai des regrets pour les 35 heures. Par contre s’il faut quelques coups de colère… »
Abstention
« Les élections prud’homales sont devenues un test de la représentativité syndicale. Loin de moi l’idée de nier ce phénomène d’abstention, qui a atteint le 10 décembre dernier un taux de 65 %. Mais la question est donc de savoir si toutes les conditions sont effectivement réunies pour permettre au plus grand nombre de salariés de voter. La réponse est évidemment non. Déjà je crois que les prud’hommes ne sont pas l’institution la plus connue des salariés, au contraire, par exemple, des comités d’entreprise où l’on relève là un taux de 65 %, mais cette fois de participation. Ensuite, pour aller voter aux prud’hommes, il faut vraiment le vouloir. On voudrait à chaque scrutin faire un peu plus la preuve que les salariés ne s’y intéressent pas, qu’on ne procéderait pas autrement. Difficultés du vote par correspondance, incohérences des envois de cartes d’électeurs, longs déplacements pour se rendre sur les lieux de vote : cette année on a battu tous les records de dysfonctionnement. Ajouter à cela que si dans les grandes entreprises, il n’y a, majoritairement, pas de problèmes pour aller voter, ce n’est toujours pas le cas dans les PME, où les salariés ont peur de se faire mal voir par leurs patrons. Tout cela doit constituer pour les pouvoirs publics le signal d’alarme ultime pour organiser désormais différemment le vote aux élections prud’homales.
Dans ces conditions difficiles, le score de la CFDT est pour moi incroyablement positif. Tous ceux qui doutaient de notre façon de faire du syndicalisme, qui insistaient sur les risques et les paris de notre démarche, ont vu, au contraire, nos propositions validées par les salariés. Et ceux qui espéraient secrètement qu’on se casse la figure en sont aujourd’hui pour leurs frais.
Chômage
Le chômage est une plaie profonde et intolérable de notre société. Personne ne peut être indifférent ou insensible à la détresse qu’il crée, à la douleur que celle-ci secrète. Il faut lui apporter des réponses. Des vraies réponses et non des pseudo-solutions qui ne visent qu’à exploiter cette détresse et, au bout du compte, conduisent à l’augmenter. Prenons garde, en particulier, à ne pas glisser vers l’idée d’un revenu universel garanti. Choisir cette voie, ce serait accepter la fatalité du chômage, sa permanence et la coupure de la société en deux. Ce que la CFDT refuse absolument. La réponse, il faut la chercher dans des réformes en profondeur qui augmentent le volume d’emploi. On peut y arriver par la réduction du temps de travail, le développement des activités nouvelles ou encore un financement de la Sécurité sociale plus profitable à l’emploi. Pour cela, notre pays doit enfin tourner le dos au choix implicite, qu’il a fait depuis 1974, du chômage contre l’emploi.
Coupe du monde
Je ne suis pas de ceux ou de celles qui se croient obligés d’arrêter toute activité parce qu’il y a un match de foot à la télévision. Comme il m’arrive de ne pas être seule, j’ai parfois à subir quelques matchs de foot. Et, cette fois, je suis bien obligée de constater que la Coupe du monde crée un engouement certain dans toutes les couches de la société. Peut-être est-ce même cela qui m’intrigue dans le football : tout le monde s’y intéresse. Avec toute la palette des sentiments humains : la joie, l’émotion, la fierté, mais aussi l’intolérance, la violence, le chauvinisme. En même temps, cela me rappelle des sentiments plus personnels. Dans mon jeune temps, quand j’étais en Lorraine éducatrice d’enfants « inadaptés » dans un institut spécialisé, j’étais censé faire faire des séances de gymnastique à des gamins de douze-quatorze ans. Or, ils avaient décidé de les transformer en matchs de foot, avec moi comme arbitre ! Cela m’a appris que les règles du sport, bien admises par tous, peuvent avoir une vertu éducative et sociale.
Dissolution
Tout d’abord, comme tout le monde j’ai été surprise. Et je me suis dit que si le président de la République faisait ce choix de la dissolution, c’est qu’il avait suffisamment d’arguments, en tout cas de sondages, pour être sûr de remporter la victoire. On a vu la suite… Cela dit, je ne crois pas que ce résultat porte atteinte à son autorité, mais plutôt à son pouvoir. Et il me semble qu’au fond les Français aiment bien la cohabitation. Ils se satisfont de cette formule qui obligent les gagnants et les perdants à travailler ensemble.
Euro
Enfin, l’euro arrive ! Après tous ces débats, ces controverses, l’arrivée de l’euro va permettre de faire disparaître toute une série de questions mal posées. L’arrivée de la monnaie unique ce n’est ni le cataclysme ni l’Eldorado. C’est d’abord un aboutissement dans la construction d’une Union économique et monétaire. Mais c’est surtout une rampe de lancement pour d’autres choses que l’euro va nous obliger à regarder en face. Bientôt, quand nous achèterons une paire de chaussures ou une automobile, nous pourrons faire des comparaisons. Sur les prix mais aussi sur le poids réel des charges sociales des entreprises, le montant du salaire minimum dans chaque pays, la fiscalité, etc., désormais tout sera comparable, sans échappatoire. Avec l’euro, on quittera la représentation des choses, les a priori, la volonté de peindre en noir ou en rose la réalité des faits. L’euro sera ainsi le levier de nouvelles réformes de structures dans tous les pays européens, y compris, bien sûr, le nôtre.
Flexibilité
On adore en France les batailles de vocabulaire. Mot tabou pour les uns, mot magique pour les autres, la flexibilité, c’est tout simplement pour un nombre grandissant de salariés une réalité quand leur entreprise, pour faire face à des variations d’activité, utilise des moyens renforçant plutôt la précarité que la garantie de l’emploi. Aujourd’hui se déploient sous nos yeux des formes de flexibilité, de souplesse, d’adaptation dans l’organisation du travail qui se font, à mon avis, dans des formes dommageables pour les salariés. Les heures supplémentaires, c’est au détriment de l’emploi. Les heures supplémentaires payées au noir, cela existe aussi, et c’est encore plus grave. Quant au temps partiel imposé, il fait apparaître tout le beau discours sur le temps choisi comme une belle escroquerie. Résultat : dans un récent sondage, 66 % des salariés déclarent ne pas faire confiance à leur patron pour leur avenir professionnel.
La réduction du temps de travail, financée et encouragée par l’État, devrait permettre de négocier à la fois la durée, mais aussi l’organisation du travail dont ont besoin les entreprises. C’est une sorte de donnant-donnant intelligent où la CFDT n’a pas peur de mettre son nez. Car c’est l’emploi, au bout du compte, qui doit être gagnant. Notamment pour tous ceux qui sont aujourd’hui au chômage et en situation de détresse.
Jospinomania
Je n’aime pas trop ce genre de termes. Mais c’est vrai que la popularité du Premier ministre tient, pour partie, à sa bonne image personnelle. Sa façon de dire, sa conception de l’intégrité et de l’honnêteté, son sens de l’éthique : tout cela a rencontré une demande de nos concitoyens. Mais une bonne image ne fait pas forcément une bonne politique. Le jugement des Français se fera essentiellement sur la question du chômage et de l’emploi.
Machisme
Vous auriez pu choisir également sexisme… D’ailleurs, je ne mets pas sur le même plan les réactions d’intolérance que j’ai pu subir dans des manifestations et ce que vous appelez des dérapages de quelqu’un qui exerce des responsabilités syndicales importantes. Je ne pardonnerai jamais à Marc Blondel les propos qu’il a tenus. C’est indigne du débat syndical. C’est trop grave dans un pays où il y a déjà un terreau propice à l’intolérance. D’ailleurs, je me réjouis que le populisme du secrétaire général de Force ouvrière ait quand même été sanctionné par les salariés lors des dernières élections prud’homales.
Paparazzi
D’abord, je n’aurai pas l’impudeur de comparer ma situation à celle que subissait Lady Di. Femme connue du public, il me faut assumer la personnalisation médiatique. Je ne dis pas que c’est une réalité qui me plaît. Les journalistes savent d’ailleurs que je ne me prêterai jamais à une exposition publique de ma vie privée. Vous faites allusion à récent reportage photographique me concernant et paru dans « Paris-Match ». D’abord il faut savoir que j’ai résisté une première fois à « Match » lors de la sortie de mon livre pour des photos qu’il voulait prendre à mon domicile. Faute de quoi, il n’y a pas eu d’article… là, après beaucoup d’hésitations, j’ai effectivement concédé une photo chez mon coiffeur. Je me suis dit : « Bon, va pour le coiffeur », même si pour moi, c’est la limite de ce que je ne veux pas dépasser.
Pollution
Ne tombons pas dans le catastrophisme. Les uns et les autres nous avons quand même le sentiment de pouvoir encore respirer. Il y a encore trop d’endroits dans le monde – en Afrique notamment – où les habitants meurent non pas de ne pas pouvoir respirer, mais tout simplement de ne pas pouvoir vivre. Cela dit, l’effet de serre et le réchauffement de la planète doivent nous préoccuper. Le sommet de Kyoto a été, de ce point de vue, positif. Pour une fois, l’Europe, unie, capable de parler d’une seule voix, a battu en brèche l’égoïsme des Américains. D’ailleurs, le « développement durable », mis en avant par les écologistes, est un thème qui est familier à la CFDT. Rappelez-vous les années 70 : nous étions les premiers à parler des dégâts du progrès et des besoins d’un monde solidaire. Cela reste d’actualité.
Routiers
Il y a encore peu de temps, il n’y avait pas dans ce secteur de différenciation nette et marquée entre les employeurs et leurs salariés. Les patrons utilisaient même ces derniers pour obtenir la satisfaction de revendications patronales comme la baisse du diesel ou la suppression du permis à points. Souvenez-vous du blocus de 1992 mené par un certain Tarzan. Mais à la suite de ce conflit, il s’est passé un phénomène très intéressant : la CFDT, qui était encore très faible dans cet univers-là en 1993, a gagné en l’espace de trois ans, un nombre d’adhérents considérables. Un exemple : en Haute-Normandie, nous avions, fin 94, moins de 10 adhérents. Nous en avons, fin 97, plus de 800 ! Cette profession a pris conscience de la nécessité de s’organiser. Et je ne crois pas que, malgré les conflits de 1996 et de 1997, nous soyons tombés dans un nouveau rituel social. Le grand défi posé au patronat des transports routiers, c’est de respecter les accords signés et d’établir un dialogue social normal.
Tueur
Je ne connais absolument pas le nouveau patron du CNPF. L’expérience m’a appris à ne pas prononcer des paroles définitives sur un homme avant de le connaître et de l’avoir vu à l’œuvre. Mais, je ne crois pas possible qu’un président du CNPF puisse échapper au dialogue social. En tout cas, il sera très difficile à Ernest-Antoine Seillière de rester sur un discours aussi radical.
Vilvorde
Un électrochoc. Une expression d’indignation des salariés. La volonté de ne plus subir ce mépris dans l’Europe de demain. Mais aussi, un formidable coup de fouet à la mobilisation syndicale européenne. À Bruxelles, mais aussi à la veille du sommet d’Amsterdam puis de Luxembourg, les syndicats européens, dont la CFDT, ont réussi, pour la première fois, à mobiliser en grand nombre les salariés. Je crois que désormais l’opinion publique ne laissera plus en paix les chefs d’État et de gouvernement sur cette question de l’emploi. En ce sens, le message de l’après-Vilvorde, entendu en partie au dernier sommet de Luxembourg, est clair : l’Union européenne ne peut être uniquement économique et monétaire. L’Europe doit être forte économiquement, mais forte également de son modèle social.
Le Point le 31 janvier 1998
Le Point : La CFDT a été l’un des plus fervents et des plus précoces partisans de la réduction du temps de travail (RTT). Alors que commence la discussion sur les 35 heures, cette idée ne va-t-elle pas buter contre les problèmes de compétitivité que, selon le patronat, la RTT occasionne aux entreprises ?
Nicola Notat : Je comprendrais la campagne d’intimidation du patronat ainsi que son opposition farouche à la réduction du temps de travail, et en particulier à la loi en discussion au Parlement, si le texte ne comportait qu’un article unique, disposant qu’au 1er janvier 2000 la durée légale du travail est ramenée à 35 heures. Un tel projet, je le dis tout net, aurait conduit à l’opposition de la CFDT elle-même, car il aurait constitué une version autoritaire, contraignante, standardisée de la RTT, déjà expérimentée en 1982 avec les 39 heures.
Cette version a malheureusement montré qu’elle ne créait pas d’emploi et qu’elle n’améliorait pas non plus la vie des salariés, auxquels on a demandé plus d’heures supplémentaires. Au bout du compte, une telle loi rigide inciterait à une « mauvaise flexibilité ».
Mais, en l’occurrence, et c’est ce qui fait que nous pouvons entrer dans un scénario gagnant, la contrainte légale n’est que subsidiaire ; ce qui est important, ce sont les autres articles de la loi, ceux qui prévoient les modalités d’une négociation pour la mise en œuvre de la réduction du temps de travail.
Certes, c’est maintenant qu’il faut négocier sans attendre l’an 2000. Mais, hors du discours idéologique, des joutes et des figures imposées de la vie politique et parlementaire, cette invitation à la négociation est susceptible, dans la logique de la loi Robien, d’amplifier et de prolonger la dynamique de la création d’emplois par la réduction du temps de travail.
Le Point : Mais la RTT crée-t-elle vraiment des emplois ?
Nicole Notat : On n’en est plus, sur ce point, aux [ILLISIBLE] ni aux travaux d’experts ! Nous venons de publier une analyse des 1 500 accords signés l’an dernier dans le cadre de la loi Robien. Que montre-t-elle ? Premièrement que la RTT crée, indiscutablement des emplois. Deuxièmement, qu’elle est applicable aussi aux petites entreprises : un emploi sur deux a été créé par elles. Troisièmement, que la participation des salariés n’est pas systématique. Quand elle existe, c’est avec leur accord et elle prend des formes très variées – gel temporaire des salaires, voire légère et conjoncturelle baisse de rémunération. Quatrièmement, qu’elle se traduit par des formes également variées de réorganisation du travail dans l’entreprise – horaires variables dans le cadre d’une annualisation, équipes supplémentaires, semaine de quatre jours, etc. Cinquièmement, enfin, qu’elle est possible dans tous les secteurs économiques et pour toutes les catégories professionnelles.
Je n’arrive pas à penser que les 1 500 chefs d’entreprise qui se sont engagés sur cette voie sont plus mauvais que les autres, ni qu’ils visent autre chose que l’intérêt de leur entreprise. Quant aux salariés, la négociation sur l’organisation du temps de travail est pour eux le meilleur moyen de mettre un terme à cette mauvaise flexibilité imposée unilatéralement (heures supplémentaires, attente non payée entre deux plages de travail, recours systématique aux contrats précaires) qui n’est pas acceptable.
Citation : « Mieux vaut réfléchir, patrons et salariés, à la réorganisation du travail, que de subir. »
Le Point : Vous parlez de « mauvaise flexibilité » : c’est donc qu’il y en a une bonne ?
Nicole Notat : Oui. Ce pays adore les batailles de vocabulaire. Je le dis sans provocation : négociée, la flexibilité n’est pas taboue. Ce qui compte, c’est la réalité à laquelle les entreprises doivent faire face. Lorsque des contraintes sont loyalement présentées par le chef d’entreprise comme des données irréfutables, mieux vaut réfléchir ensemble à la meilleure organisation du travail que subir des décisions venues d’en haut. C’est un fait, par exemple, qu’une usine de jouets a plus besoin de travailler à la veille des fêtes de fin d’année qu’en janvier ou en février. Confrontés à cette donnée, les salariés n’ont pas intérêt à ce que l’employeur recrute, en période de haute saison, des CDD ou des intérimaires, ou qu’il multiplie les heures supplémentaires.
Le Point : Mais, s’il est vrai que, souvent, salariés et patrons ont un intérêt conjoint à mieux organiser le travail, par exemple, en échangeant l’annualisation contre la baisse du temps de travail, pourquoi ne le feraient-ils pas sans loi ni subvention publique ? Pourquoi l’État se mêle-t-il de cette affaire ?
Nicole Notat : Parce qu’il s’agit de faire un investissement pour améliorer l’avenir de tous ! Parce que nous avons tous besoin que l’on tourne enfin le dos au choix implicite du chômage ! Concrètement, parce que la loi garantit que les gains de productivité acquis par les entreprises grâce à la réorganisation sont prioritairement affectés à des embauches, et que l’argent public permet d’aller plus loin en termes de création d’emplois.
Nous sommes, en fait, à un moment décisif. Nous pouvons construire un compromis positif pour tout le monde, dans lequel chômeurs, salariés et entreprises peuvent trouver leur compte. C’est pourquoi il faut impérativement éviter les schémas idéologiques préétablis. À l’heure du chômage de masse, ne nous envoyons pas à la figure des arguments hors de saison. Que l’opposition s’oppose, c’est bien normal. Mais si, au moins, elle pouvait le faire avec des arguments qui montrent la maturité d’une réflexion authentique et qui sortent du manichéisme ! Et puis, rappelons-nous que c’est le président Chirac lui-même qui, dans ses vœux du 31 décembre 1996, avait baptisé 1997 « l’année de la réduction du temps de travail »… Ce qu’elle fut, grâce à la loi Robien, votée par la droite.
Le Point : Si cette loi était si bonne, pourquoi faire maintenant une loi Aubry ?
Nicole Notat : Avez-vous remarqué que, depuis que le projet de loi Aubry existe, la plupart des observateurs qui étaient hostiles à la loi Robien s’y rallient ? Et que beaucoup d’opposants pensent même que le projet Aubry serait bon sans l’article qui fixe une date butoir ? Paradoxalement, la vertu de l’article 1, celui qui prévoit la contrainte, c’est de permettre un ralliement général à la philosophie de la négociation qui est dans le reste de la loi…
Le Point : La date butoir déséquilibre pourtant le projet, disent les patrons, puisque sa principale contrepartie possible, l’annualisation du temps de travail, ne sera pas, elle, inscrite dans le code du travail…
Nicole Notat : Pourquoi faire une fixation sur ce point, puisque, dans les faits, les réorganisations du travail souhaitées par les entreprises, lorsqu’elles sont justifiées et qu’elles font partie d’un accord équilibré, sont acceptées par les salariés ?
Le Point : Les 35 heures sont depuis longtemps votre cause. La CGT s’y est ralliée et s’en fait le propagateur zélé. Vous sentez-vous volée ?
Nicole Notat : La CGT ne nous vole rien. Elle vole au secours de la victoire. Mais, si elle est logique avec elle-même, elle va devoir accepter de négocier ce qui, hier, lui semblait inacceptable dans la loi Robien, par exemple, l’organisation du travail et l’annualisation.
Le Point : Ne serait-il pas opportun et de bonne politique que l’UNEDIC (que vous présidez) apporte aussi son écot à la RTT, dans la mesure où, si le chômage baisse, elle en bénéficiera ?
Nicole Notat : Mais, au départ, c’est ce que nous souhaitions ! Quand nous avons institué le fonds paritaire pour l’emploi, qui, aujourd’hui, finance, entre autres l’ARPE, la CFDT voulait aussi qu’il prenne en charge la réduction du temps de travail. Nous étions dans la même logique que la CGC et la CFTC, mais nous nous sommes heurtés à une fin de non-recevoir du patronat. C’est alors que Gilles de Robien a conçu sa loi, qui a fait de l’État le « financeur » de la RTT.
Le Point : Vous avez été personnellement attaquée par les associations de chômeurs, d’abord comme présidente de l’UNEDIC, mais aussi parce que vous incarnez un syndicalisme parfois jugé trop réformiste, pas assez revendicatif…
Nicole Notat : Il n’y a pas de différence à mes yeux, entre syndicalisme revendicatif et syndicalisme réformiste. La CFDT a une haute ambition revendicative, au service d’objectifs de transformation sociale, que l’on veut réels, et pas seulement destinés à créer le rêve et l’illusion. C’est le réformisme qui est révolutionnaire aujourd’hui. Depuis des années, la CFDT a fait de la lutte contre le chômage et de l’emploi la priorité de son action revendicative. Des dépenses actives de l’UNEDIC à notre proposition de réforme des cotisations sociales – sur laquelle nous cherchons encore un interlocuteur avec qui négocier… –, nous avons montré que nous avons pris la mesure du danger que fait peser sur la société et la démocratie le choix tacite du chômage. C’est ce qui nous permet, aujourd’hui, de refuser des modes d’action qui conduisent à l’impasse.
Le Point : Vous parlez du mouvement des chômeurs ?
Nicole Notat : Qu’est-ce qui s’est passé dans ce pays ? Une nouvelle convulsion sociale. Oublions-en les formes, qui en sont les instigateurs, l’hésitation que le gouvernement a pu laisser apparaître ! Oublions tout cela, et ce n’est pas rien que de l’oublier ! Mais ce type de convulsion est-il de nature à susciter plus de volonté d’agir et d’espoir, à engranger des résultats à la hauteur des problèmes révélés, ou ne conduit-il pas, au contraire, à la déception, au sentiment de résignation ?
Le Point : Vous avez choqué, en janvier, en déclarant à « Libération » que quelques-uns « manipulaient la détresse des chômeurs ».
Nicole Notat : J’ai utilisé ce mot dans un contexte très précis, et je ne le renie pas. Il allait alors sans doute à contrecourant de ce qui était « socialement correct ». Pourtant, j’entends maintenant des choses qui ne sont pas loin de ce que j’ai dit début janvier. Aujourd’hui, ce mot ne ferait même pas une brève dans les journaux.
Citation : « Aider les chômeurs au jour le jour, et loin des caméras, est plus efficace que d’occuper deux antennes d’ASSEDIC. »
Le Point : Mais la CFDT s’est-elle suffisamment intéressée aux chômeurs en tant qu’individus ?
Nicole Notat : Nous avons des chômeurs à la CFDT, bien sûr. Mais doivent-ils se retrouver entre chômeurs ? Si nous, CFDT, devons être à la pointe de la défense de la situation matérielle des chômeurs, de la recherche de solutions au problème de l’emploi, nous devons être aussi une passerelle entre ceux qui n’ont pas d’emploi et les autres. C’est pour cela que nous organisons, loin des caméras, des permanences qui reçoivent les demandes d’emploi des chômeurs, afin de les communiquer à nos responsables d’entreprise quand des occasions d’embauche se manifestent, par exemple lors de l’application de l’ARPE. Mais, bien sûr, tout cela est moins spectaculaire médiatiquement que l’occupation de deux antennes d’ASSEDIC.
Le Point : Justement, ne craignez-vous pas de nager à contrecourant en refusant une stratégie de coups médiatiques ?
Nicole Notat : Ce n’est pas parce qu’une action est médiatique qu’elle est efficace. Je crains plutôt qu’en surestimant les attentes, elle ne produise l’effet inverse de celui qui est recherché. J’ai proposé, il n’y a pas longtemps, que les télévisions consacrent un dixième du temps qu’elles ont donné à ces actions au travail des associations et des organismes qui, comme la FNARS, le Gorace ou ATD-Quart Monde, se consacrent quotidiennement aux chômeurs et aux exclus, et que l’on puisse ainsi comparer leur efficacité et leurs résultats.
Le Point : Le paysage syndical est en pleine recomposition. Pensez-vous que l’on puisse enfin voir apparaître en France une polarisation des confédérations entre pôle réformiste et pôle protestataire ?
Nicole Notat : D’abord, je veux insister sur quelque chose qui, à la CFDT, nous tient à cœur. Nous pensons, nous, que les différentes fonctions du syndicalisme – fonction de contestation et de revendication, fonction de proposition, fonction de négociation – n’ont pas vocation à être dissociées. Elles le sont en France du fait de la pratique constante de la CGT. Cas unique en Europe !
Le paysage syndical français est, de ce fait, lui aussi dans une situation d’« exception française » mortifère. En 1990, la CFDT avait proposé la création d’un comité de coordination où se seraient retrouvées les organisations réformistes. À l’époque, Marc Blondel, de FO, nous avait opposé une fin de non-recevoir.
Il faudra sortir de la période de glaciation dans les rapports intersyndicaux et parler franchement. Je ne sais comment convaincre ceux avec lesquels nous avons des points de vue communs que, nous, nous n’avons pas de volonté hégémonique. Mais, pour avancer, il faut être plusieurs. Nous y sommes prêts.