Texte intégral
Date : 26 octobre 1996
Source : Le Point
Le Point : Alors, madame le ministre, vous vous lancez dans la politique ?
Corinne Lepage : J’y suis déjà, non ? Mais ma démarche n’est pas politicienne. En lançant Cap 21 – notre première réunion aura lieu le 23 novembre à Paris – je voudrais simplement convaincre tous ceux qui ne se résignent pas à la cassure entre les politiques et la société de travailler ensemble – chefs d’entreprise, écologistes, scientifiques, magistrats, médecins, mais aussi élus, évidemment. J’en ai également discuté avec mes collègues, Xavier Emmanuelli, Margie Sudre, qui, comme moi, venant de la société civile, s’inquiète de son repli sur elle-même.
Le Point : Pourquoi Cap 21 ?
Corinne Lepage : Parce que c’est le XXIe siècle que nous préparons ! Parce que c’est une référence à l’agenda 21 établi à la conférence de Rio en 1992, qui décline le développement durable pour les ressources et pour les hommes. Enfin, parce que ces trois lettres résument notre projet : citoyenneté, action et participation.
Le Point : C’est une OPA déguisée sur l’écologie ?
Corinne Lepage : Je l’ai dit et je le répète : je ne ferai pas le énième parti écologiste ! Mon club, qui se situe dans la majorité présidentielle, veut regrouper bien au-delà des partis des personnes de tous horizons, de l’écologiste Antoine Waechter au député RPR de la Haute-Vienne Evelyne Guilhem, du juriste Antoine Garapon à Nicolas Hulot… Mon modèle, c’est de faire de façon décentralisée, sur les sujets de société, ce qu’Alain Madelin a fait avec Idées-Action, en direction des chefs d’entreprise.
Le Point : Jusqu’ici, toutes les tentatives pour rallier la société civile n’ont guère abouti…
Corinne Lepage : Je prends le risque. Il est vrai que la conjoncture politique n’est guère favorable. Raison de plus ! Il est vrai qu’être une femme est un handicap ; eh bien, d’ores et déjà, l’égalité hommes-femmes est à peu près respectée à Cap 21 ! Il est vrai que certains ne prennent pas bien mon initiative, je le sais ! Mais je suis sûre que ma démarche est la bonne. Il y a la place pour la démocratie représentative à côté de la démocratie élective. Si nous ne faisons rien, il ne se passera rien.
Date : vendredi 22 novembre 1996
Source : France 2
G. Leclerc : Vous lancez demain « Cap 21 », un nouveau mouvement qui devrait réunir 150 personnalités civiles, venues souvent de la mouvance écologiste, comme Antoine Waechter, Hubert Reeves, Nicolas Hulot. Quel est votre objectif ? Est-ce que c’est un nouveau parti ?
C. Lepage : Si c’était un mouvement politique, j’arrêterais tout de suite. Ce n’est pas ça que je veux. Ce que je souhaite, c’est pouvoir offrir, au niveau régional, au niveau local et au niveau national, à la société civile un lieu pour se mobiliser, pour réfléchir et pour construire un projet de société. Cela n’a rien d’électoraliste. Je sais que c’est difficile de ne pas entrer dans les petites cases habituelles mais c’est quand même ce que j’essaye de faire.
G. Leclerc : Ce qui veut dire qu’il n’y aura pas de candidat « Cap 21 » aux législatives ?
C. Lepage : Ce n’est absolument pas fait pour ça.
G. Leclerc : Y a-t-il d’autres personnalités qui pourraient venir ?
C. Lepage : Il y a quelques parlementaires, je pense notamment à Jean-François Mattei, à Mme Martinez, à G. Franco, mais il y a aussi beaucoup d’élus régionaux – plus d’une vingtaine. Ce n’est pas du tout non plus un mouvement écologiste. Je crois qu’il faut apprendre à accepter que quelque chose essaie d’être nouveau et faire œuvre d’imagination. Il y a, à Cap 21, des médecins, des magistrats, des avocats, des chefs d’entreprise, des associatifs, des gens venus de tous les horizons.
G. Leclerc : C’est donc un lieu de réflexion ?
C. Lepage : C’est un lieu de réflexion, un lieu où l’on peut définir ensemble un projet pour la société française, sans aucun tabou, tous les sujets peuvent être abordés.
G. Leclerc : Et ça, ça ne peut pas se faire dans les partis existants ?
C. Lepage : C’est peut-être un petit peu difficile, et puis je crois qu’il y a beaucoup d’entre nous qui ne souhaitent pas aller dans un parti politique. Moi, je n’appartiens à aucun parti et je crois qu’il y en a beaucoup d’autres qui sont dans le même cas.
G. Leclerc : On a cité d’autres noms, comme Margie Sudre, comme Brice Lalonde.
C. Lepage : Si Brice Lalonde veut venir, je serai très heureuse de l’accueillir. Margie Sudre, je pense, sera des nôtres demain matin. Vous savez, Cap 21 est en train de se constituer, beaucoup de gens se sont déclarés très intéressés. Je souhaite créer cette dynamique et surtout – je le dis très clairement – qu’au niveau local, au niveau régional, au niveau départemental, des Cap 21 puissent se créer un peu partout, dans toute la France, pour développer une démocratie de participation ; comment la société civile peut-elle être mieux insérée dans les décisions à prendre pour réfléchir sur nos valeurs. Car je crois qu’il est essentiel aujourd’hui d’avoir un discours très fort sur les valeurs de la citoyenneté, sur les valeurs de la République et surtout pour définir un projet de société autour du thème du développement durable, c’est-à-dire le développement économique, le progrès social et la protection de l’environnement.
G. Leclerc : Donc ce n’est pas pour élargir la majorité ?
C. Lepage : Ce n’est pas un objectif politicien. C’est un mouvement d’ouverture, de réflexion vers tous ceux qui ont envie de s’investir autour de ces thèmes. Je crois qu’il faut arrêter, chaque fois qu’une initiative est prise, d’y voir toujours un objectif politicien à court terme.
G. Leclerc : Il y a des rumeurs de remaniement actuellement. Est-ce que vous y croyez, est-ce que vous le souhaitez ?
C. Lepage : Je sais qu’il y a beaucoup de rumeurs. Je crois que les choses sont extrêmement difficiles aujourd’hui et c’est vrai que beaucoup souhaiteraient voir un certain élargissement du gouvernement. Je crois que ce qui est important, surtout, c’est de convaincre les Français que ce que nous sommes en train de faire l’est vraiment dans l’intérêt général et dans l’intérêt de la France.
G. Leclerc : Votre loi sur l’air est repassée hier devant l’Assemblée nationale. Les députés ont rétabli la gratuité des transports en commun en cas d’alerte de pollution. D’une façon générale, malgré cela, est-ce qu’on ne peut pas dire que la montagne a accouché d’une souris ? On sait que les Français seraient très favorables au développement des transports en commun ?
C. Lepage : Je crois que la loi va déjà très loin. Lorsque les Français auront à se prononcer, dans les grandes agglomérations, sur les plans de déplacement urbain et qu’ils verront qu’une grande partie de la voirie ne sera plus affectée à l’automobile mais aux vélos, aux transports publics, je crois qu’ils verront alors que la loi sur l’air est effectivement une avancée très importante. Je crois que beaucoup avaient intérêt à dire que cette loi était légère. Ce n’est absolument pas le cas. Elle engendre une véritable transformation, peut-être pas demain matin mais à moyen terme, dans les villes. Ce qui est vrai, c’est qu’elle ne s’attaque pas au problème de la pollution atmosphérique en dehors des villes. Ce sera une deuxième étape sur laquelle il faudra probablement revenir dans les années qui viennent.
G. Leclerc : Le maire de Paris, Jean Tiberi, a annoncé hier une série de mesures pour restreindre la circulation des banlieusards. Est-ce que toutes ces mesures vous paraissent aller dans le bon sens ?
C. Lepage : Je crois que nous sommes en pleine période où nous imaginons de nouveaux systèmes pour réduire la place de la voiture en ville. Ce système qui est proposé est un système tout à fait nouveau. Il faut voir comment il peut fonctionner. Je crois que ce qui est important, c’est qu’il y ait beaucoup moins de voitures dans nos villes, beaucoup plus de transports collectifs, beaucoup plus de vélos. J’espère, là aussi, que l’Assemblée nationale me suivra sur la demande que je fais de voir développer de manière considérable le vélo à l’occasion de la réfection des voies existantes ou la création de voies nouvelles.
G. Leclerc : Est-ce que vous n’avez pas le sentiment que là, on avance à doses homéopathiques alors qu’il faudrait aller plus vite, plus fort ?
C. Lepage : Très franchement quand je vois déjà les difficultés que j’ai eues à porter ce texte jusqu’au bout ; quand je vois la manière dont tant d’intérêts se sont exprimés pour qu’il n’y ait, d’abord, pas de loi et pour, ensuite, qu’il n’y ait pas trop de choses dans cette loi, eh bien je crois que nous arrivons avec un texte qui contient beaucoup de mesures très diverses, que les Français vont découvrir au fur et à mesure, concernant, par exemple, les économies d’énergie à l’intérieur des habitations, concernant la prise en compte de la santé dans tout le domaine de l’environnement, concernant la gratuité des services publics les jours de forte pollution, prévoyant la restriction de la circulation automobile les jours de forte pollution, prévoyant une priorité donnée maintenant aux transports collectifs et aux vélos et non plus à l’automobile en ville. Je crois que c’est là, du reste, l’essentiel. C’est ce changement d’affirmation de principe. Ce n’est plus le « tout automobile ». Je crois que cette loi, c’est un coup d’arrêt, de manière définitive au « tout automobile » en ville.
G. Leclerc : Votre prochain grand chantier ?
C. Lepage : Développement durable. Nous avons les assises nationales à Noël, ce sera l’occasion pour tous les Français de réfléchir sur ce que doit être la stratégie française de développement durable.
Date : vendredi 22 novembre 1996
Source : RTL
RTL : Vous lancez demain à Paris CAP 21 (Citoyen-Action-Participation) : qu’est-ce que vous voulez faire ?
C. Lepage : C’est de réunir la société civile. Je crois que la politique a besoin d’elle et qu’elle a besoin de la politique. Il ne s’agit pas d’un mouvement politique, il ne s’agit pas de vocations électoralistes mais simplement de réfléchir, tous ensemble, sur un projet de société, sur les valeurs qui sont celles de la France du XXIe siècle – parce que CAP 21 c’est cap sur le XXIe siècle – et également sur les nouvelles formes que l’on peut offrir à notre société, à nos concitoyens pour participer à la vie.
RTL : Ce ne sera ni un parti à vos yeux, ni un club de réflexion ?
C. Lepage : Non, parce que dans un club de réflexion, c’est quelque chose de très statique. Je voudrais que CAP 21 soit, au contraire, quelque chose de très dynamique, une grande force de proposition et que CAP 21 puisse avoir de très nombreux relais. Déjà une quinzaine de CAP 21 régionaux sont en train de se mettre en place et j’espère qu’en quelques mois nous aurons des CAP 21 dans les départements et les grandes villes de France.
RTL : Mais les principales tentatives dans le passé d’associer la société civile n’ont pas toujours été couronnées de succès.
C. Lepage : Oui, ce n’est pas une raison pour ne pas réessayer. J’ai cette particularité d’être une femme, d’être issue de la société civile et d’être au gouvernement. CAP 21 assure la parité entre les hommes et les femmes – il n’en fait pas un problème mais en fait une réalité –, il table sur la société civile qui, aujourd’hui, est incontestablement un lien d’expérience, d’imagination de nos concitoyens qui veulent en sortir autour de quelques thèmes.
RTL : Mais, justement, derrière ces belles paroles, concrètement, qu’est-ce que vous voulez faire ?
C. Lepage : Je crois qu’il y a des débats à mener et je souhaiterais que CAP 21 puisse les mener. Débat, par exemple, sur la participation des citoyens à la vie, aux décisions qui sont prises.
RTL : Référendum, le rôle des femmes ?
C. Lepage : Toutes sortes de sujets. Je crois qu’aujourd’hui, nous le voyons à tout bout de champ – j’allais dire –, il est nécessaire de dialoguer, d’avoir des mécanismes de concertation : les gens n’acceptent plus des décisions qui sont imposées, ils veulent non seulement être informés mais avoir la faculté et la possibilité de faire entendre leur voix et de ne pas se voir imposer n’importe quoi. Il faut donc inventer de nouvelles formes pour une démocratie de participation. Il ne s’agit pas de le dire, il s’agit de trouver ces formes et je crois qu’il faut attendre seulement de la société civile les formes adéquates.
RTL : Vous vous situez où : au sein de la majorité présidentielle ?
C. Lepage : Bien sûr puisque je suis au gouvernement. Je crois que, là-dessus, il n’y a pas de problème.
RTL : Est-ce que le Président vous demande par exemple… ?
C. Lepage : Personne ne m’a rien demandé, alors là, je crois que c’est très clair. Je lis de-ci de-là que c’est quelque chose qui a été pensé. Eh bien, non, si cela a été pensé par quelqu’un, c’est uniquement par moi parce que depuis 18 mois, je me rends compte que l’imagination, que les solutions nouvelles, c’est dans la société civile qu’on peut les trouver. Il est important de faire remonter les expériences et donc d’avoir des échanges entre ceux qui pensent, les intellectuels – et il y a un certain nombre d’intellectuels à CAP 21 – et des gens de terrain – je pense à des chefs d’entreprise, à un certain nombre d’élus locaux parce qu’il n’y a pas d’exclusive, il y a une quarantaine d’élus qui m’ont rejoint.
RTL : Au sein de la majorité présidentielle, telle qu’elle est actuellement, ou alors il y a une volonté d’ouverture vers les marges ?
C. Lepage : Je suis quelqu’un de très ouvert et dans CAP 21, il y a des personnes d’ouverture. L’objectif n’est, encore une fois, pas politicien. C’est vraiment un objectif de mobiliser la société civile sur trois thèmes : la démocratie de participation, les valeurs parce que je crois qu’il est indispensable aujourd’hui que nous réaffirmions ce que doivent être les valeurs de cette fin de siècle, sur la République, sur la citoyenneté, sur les droits de l’homme et leur donner un contenu concret et puis également sur un projet de société. Je crois qu’à un certain moment, il faut s’arrêter de parler des moyens, des outils, pour parler des objectifs. Qu’est-ce que nous voulons devenir ? Eh bien, c’est un grand sujet dont je voudrais que CAP 21 puisse s’emparer autour du développement soutenable, c’est-à-dire un développement économique qui respecte le progrès social et qui protège l’environnement.
Date : 23 novembre 1996
Source : La Croix
La Croix : Madame le ministre, vous lancez CAP 21 samedi à Paris. Faites-vous une nouvelle entrée en politique ?
Corinne Lepage : CAP 21 n’est ni un parti ni un nouveau mouvement écologiste. Les schémas et les structures du passé sont aujourd’hui inadaptés. Les citoyens du passé sont aujourd’hui inadaptés. Les citoyens se méfient des partis. CAP 21 est une simple association : CAP comme citoyenneté, action, participation, et 21 comme le XXIe siècle et l’agenda 21 établi lors de la conférence de Rio sur le développement durable. Ma seule ambition est d’en faire un lieu de débats, d’échange d’expériences.
La Croix : Dans quel but ?
Corinne Lepage : Nous serons une force de proposition. Nous voulons agir dans trois directions. D’abord la démocratie. Comment peut-on laisser plus de place au citoyen ? Comment peut-il mieux participer à la vie de la cité ? Ensuite, les valeurs. Les notions de liberté, d’égalité, de fraternité sont essentielles à la redéfinition d’un contrat social. Quel nouveau sens et quel contenu concret donner à ce triptyque républicain ? Ne faut-il pas lui adjoindre le concept de responsabilité ? Enfin, nous voulons redéfinir un projet de société conciliant le développement économique, le progrès social et la protection des ressources. La vache folle, le chômage, etc., montrent que nous sommes au bout d’un système. Nous devons en inventer un autre.
La Croix : Avec qui allez-vous mener cette entreprise ?
Corinne Lepage : Des philosophes, des sociologues, des juristes, des présidents d’associations, des chefs d’entreprise comme M. Richard, le patron des Trois Suisses, des élus, des anciens de Génération écologie, des responsables du mouvement écologiste indépendant dont Antoine Waechter. Et puis… un autre ministre : Margie Sudre. Je veux réunir des gens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble.
La Croix : Vous êtes ministre du gouvernement Juppé ; Brice Lalonde a inscrit le mouvement que vous avez cofondé ensemble, Génération écologie, dans une démarche de majorité présidentielle. Ne contribuez-vous pas, l’un et l’autre, à un éparpillement des écologistes ?
Corinne Lepage : Encore une fois, je ne fais pas un parti, je n’ai aucune carte. Brice Lalonde est le bienvenu à CAP 21. Il était un bon ministre de l’Environnement. Je ne lui veux aucun mal.
La Croix : Croyez-vous encore à l’écologie politique ?
Corinne Lepage : Les Verts sont aujourd’hui à la gauche du PS. Ce mouvement n’est plus du tout ce qu’il a été. Je constate que ce qui était essentiel à la fin des années 80 n’a pas marché. L’écologie politique aurait eu un avenir dans un seul et unique mouvement.
La Croix : Sur des dossiers comme la loi sur l’air, les essais nucléaires ou le canal Rhin-Rhône, vous semblez devoir reculer face à l’autorité gouvernementale. N’êtes-vous pas un ministre alibi ?
Corinne Lepage : Si j’avais le sentiment d’être un alibi, j’arrêterais tout.