Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur l'Union économique et monétaire, le marché unique et son harmonisation, l'élargissement de l'UE et le projet politique pour l'Europe, Aix la Chapelle le 23 janvier 1998.

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Circonstance : Ouverture du colloque "Charlemagne", à Aix la Chapelle le 23 janvier 1998

Texte intégral

Madame la Présidente, Chère Rita, Mesdames, Messieurs les Présidents et parlementaires, chers amis,

Charlemagne, héros à la fois germanique, franc et latin, avait un empire à la dimension de l'euro. Dans ces conditions, où mieux qu'à Aix-la-Chapelle, pourrions-nous examiner à l'occasion de cette amicale rencontre l'état de la construction européenne ? Nous interroger sur l'avenir de notre Union, c'est nous poser la question de confiance : "Avons-nous encore un dessein pour l'Europe ? Avons-nous la volonté de la faire vivre ?".
Je dis " encore " car 35 ans après le traité de l'Elysée, anniversaire passé malheureusement plutôt inaperçu, nous devons, Français et Allemands, moins dressé un bilan de ce que nous avons fait ensemble pour l'Europe, que, face à certaines difficultés, chercher à adopter -pour elle- une ambition nouvelle.

I) Je commencerai par l'union économique et monétaire. Le cordon sanitaire que forme déjà l'Euro autour de nous pour limiter les conséquences de la crise asiatique est révélateur des avantages que nous pouvons en escompter. Demain, l'euro peut être un contrepoids au dollar et un pôle de stabilité. Il est temps d'envisager les conditions futures de régulation de l'économie européenne et d'approfondir le travail de préparation des peuples, qui est pour l'heure trop timide. Notre objectif est net : un Euro pour la croissance et pour l'emploi.

Telle qu'elle se prépare, l'Union économique et monétaire aboutira à une solidarité économique de fait. D'ici peu, les taux de l'Euro, qu'il s'agisse des taux de change ou d'intérêt, seront fixés sur les marchés en fonction de données européennes globales. Mais le mouvement ne s'arrêtera pas là. Il n'y aura plus de manipulation interne des taux ; les prix seront exprimés dans une seule monnaie ; sur notre continent, les disparités s'effaceront. Pour réguler les économies nationales, entre le chacun pour soi et l'homogénéisation subie, il y a, je crois, place pour une autre voie : considérer qu'il n'existe pas de politique monétaire sans conséquence sur les politiques budgétaires, fiscales, sociales, qu'il n'existe pas de question monétaire qui ne soit aussi, d'une certaine façon, une question politique. Un pas a été fait à Luxembourg avec la création du conseil informel de l'euro. C'est un pas modeste. L'union monétaire est aujourd'hui le meilleur moyen de faire, selon l'expression du chancelier Kohl, de l'union européenne un processus irréversible.

Soyons donc clairs : nous voulons l'Euro pour la réussite et non l'Euro pour l'Euro. Souvenons-nous que les Américains ont adopté le dollar, tel que nous le connaissons, après la guerre de Sécession, que le deutschemark, lui, a été conçu comme une · alternative démocratique au reichsmark : à chaque fois, avec une nouvelle monnaie, il s'est donc agi d'un projet politique. Nous devons donner à notre future monnaie des armes pour gagner : une politique macro-économique commune qui lui évite un enlisement dans le sous-emploi ; un instrument budgétaire européen capable de favoriser la péréquation budgétaire ; un pilotage économique. En d'autres termes, une, stratégie, un instrument et un piloté, c'est-à-dire une certaine vision politique de l'Europe. L'Allemagne et la France, ensemble, doivent avancer vers cette vision.

II) Si nous avons ce minimum de cohérence, trois enjeux essentiels devront mobiliser nos efforts : le marché unique et son harmonisation ; notre modèle social et sa préservation ; l'élargissement de l'Union et ses conditions.

a) L'union monétaire rend en effet indispensable l'achèvement du marché unique. Un "paquet" d'harmonisation fiscale a été adopté en décembre dernier avec un code de bonne conduite pour la fiscalité des entreprises, mais des divergences subsistent sur la fiscalité de l'épargne. Le statut de la société européenne est toujours en discussion. Il y a beaucoup à faire.

b) Nous souhaitons que la dimension sociale de l'Europe soit nettement plus forte. Oui, il existe et doit exister un humanisme européen. Notre union doit en être le multiplicateur, parce que nos problèmes - pour n'aborder que le chômage et la protection sociale- sont voisins, et nos principes communs, notamment dans la sphère du social. Or, l'instrument mis en place pour les traduire en actes, l'Etat providence, est en crise. Le risque, c'est le nivellement par le bas.

C'est pourquoi notre modèle social est à préserver dans ses finalités, mais à reconstruire dans ses modalités. En tenant compte de l'harmonisation qu'imposera l'UEM et de la nécessité de diminuer le poids des prélèvements pour ne pas étouffer la croissance, ni faire fuir l'emploi. Là aussi, Allemagne et France peuvent avancer ensemble.

c) Quant au processus de l'élargissement de l'Union, l'Allemagne y voit l'occasion de se trouver au cœur et non plus à la frontière de l'Europe. La France, même si sa situation entre Atlantique et Méditerranée ne la met pas exactement dans la même position, ne peut que souscrire à ces objectifs de stabilisation et d'intégration de l'Europe. Pour autant, nous pouvons nous demander si toutes les difficultés liées à l'élargissement ont été bien identifiées.

La question non résolue du financement de l'élargissement est considérable. Je m'inquiète aussi de l'avenir des fonds structurels régionaux soumis, si l'Europe s'agrandit, à une nouvelle répartition. L'incidence de ce mouvement sur les actuelles politiques communes devra être évaluée. La construction européenne, celle que voulaient Adenauer, De Gaulle, de Gasperi, Monnet, est un mouvement raisonné, pas une dilution.

En conséquence, il ne nous faudra pas seulement négocier avec les pays candidats les modalités de leur adhésion et de leur participation aux politiques communes : il nous faut passer avec eux un véritable contrat politique définissant notre conception de l'Europe. Dans cette optique, la conduite du processus d'élargissement nécessite un important travail franco-allemand, un travail avec nos partenaires, puis en direction des pays d'Europe centrale et orientale, dans le cadre du triangle de Weimar et par toute autre formule.

III) Précisément, quel projet politique pour l'Europe ?

Malgré les efforts des uns et des autres, notamment du côté français du Président Chirac et du Premier Ministre Jospin, la réforme institutionnelle a été la grande oubliée d'Amsterdam et de Luxembourg. Nous connaissons les préoccupations internes de l'Allemagne, je pense notamment au partage de compétences entre institutions fédérales et Länder en matière européenne. Nous n'ignorons pas non plus les exigences du calendrier électoral. Néanmoins, les Quinze doivent sans tarder donner à leurs peuples des indications claires sur les règles d'une vraie démocratie européenne, sur l'organisation des pouvoirs entre les Etats membres et l'Union, sur l'essentiel de leur volonté de vivre ensemble.

Sur la méthode, bien des idées ont été élaborées. A terme, une Constitution : européenne. Dans l'immédiat, la résolution du Parlement européen sur le traité d'Amsterdam, qui suggère de demander des propositions à la Commission. On peut aussi songer à un Comité des sages, réunissant un petit nombre de personnalités pour aller de l'avant. Autre piste encore, un protocole du traité d'Amsterdam reconnaît à la fameuse COSAC la faculté de soumettre toute contribution aux institutions de l'Union européenne. L'essentiel est là aussi, d'avancer.

Sur le fond, simplification et démocratisation devront aller de pair : la mise en place du système institutionnel unique pour l'Union et les Communautés prévu par le traité de Maastricht apparaît désormais nécessaire. Dans ce cadre, le droit d'initiative devrait être davantage partagé entre la Commission, les gouvernements des Etats membres et le Parlement européen. Il faudra aussi définir les règles de la prise de décision, en conciliant souveraineté de chaque Etat et nécessité d'éviter tout blocage injustifié. Si les transferts de souveraineté et de compétence ainsi que les modifications de l'organisation de l'Union, qui seraient de nature " constitutionnelle ", exigent a priori l'unanimité, ne serait-ce que parce qu'elles supposent l'accord de nos Parlements nationaux, les décisions de moindre portée relèvent dans la plupart des cas de votes à la majorité.

IV) Je terminerai en disant un mot, bref, d'un autre domaine où nous voulons plus d'Europe, celui de la défense. S'il est un domaine où, depuis 50 ans, nous pouvons être convaincus que beaucoup dépend de l'entente franco-allemande, c'est celui-là. L'entente devra pour l'avenir également prévaloir.

Les données ont fondamentalement changé. La sécurité de l'Europe ne dépend plus de l'affrontement entre deux blocs. Les conditions sont objectivement aujourd'hui plus favorables pour que l'Europe prenne en mains sa sécurité, et que la France et l'Allemagne soient en tête de ce mouvement.

Les bases de l'organisation d'une défense européenne ont été posées. Le principe d'une défense commune a été formalisé dans le traité sur l'Union européenne. L'UEO, élargie, a été définie comme élément de défense de l'Union européenne. Le traité d'Amsterdam confirme ces orientations et évoque son intégration dans l'Union. L'Eurocorps a été créé, et la brigade franco-allemande sert actuellement au sein de la SFOR en Bosnie.

Au sein de l'OTAN a été consacrée la notion de pilier européen de défense. Un accord a été conclu sur la mise en place d'une chaîne de commandement spécifique au sein de l'OTAN, composée de forces européennes susceptibles d'être utilisées pour des actions décidées par l'UEO, éventuellement sans la participation des Américains. Nous ne sommes pas sous tutelle.

Enfin, les Européens ont manifesté leur volonté de renforcer leur coopération en matière d'armements. Le noyau de la future agence européenne d'armement se trouve dans l'Organisation conjointe en matière d'armement (OCCAR) créée par nos deux pays, avec le Royaume-Uni et l'Italie, et dans les organismes à finalité voisine existant au sein de l'UEO. Il est clair qu'il n'y aura pas de politique étrangère, de diplomatie qui se fasse entendre, sans défense forte, efficace, unie.

Je suis convaincu que la concrétisation du pilier européen de l'OTAN devra se poursuivre. La nouvelle structure militaire de l'Alliance, bien que plus flexible, n'entame pas la suprématie de Washington. Dans ce contexte, ce que nous souhaitons, c'est, avec nos partenaires allemands et nos autres partenaires européens, convaincre nos alliés américains de leur propre intérêt à un authentique rééquilibrage de l'Alliance.

Sur tous ces points, monétaire, économique, social, défense, il est nécessaire d'associer nos parlements nationaux, pour des raisons juridiques parfois, pour des raisons politiques toujours, car on n'avancera pas durablement sans le concours des élus du peuple. C'est pourquoi je me réjouis des relations d'amitié entre nos Assemblées.

Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs,

Une monnaie maintenant, une défense demain ou après-demain, hier, maintenant et demain, les libertés et la paix, malgré les difficultés l'Europe devient souveraine. Et, je l'espère, plus sociale, plus démocratique, plus respectueuse de l'environnement, plus humaine. La France et l'Allemagne ont le devoir de continuer à remplir, en concertation avec leurs partenaires, leur rôle d'éclaireurs.

L'Allemagne de Bonn a été un moteur de l'Europe. Certains disent que l'Allemagne de Berlin, plus libre de ses mouvements, serait tentée d'être moins audacieuse. Personnellement, j'ai confiance dans l'Allemagne réunie, je crois en son ancrage européen, j'espère beaucoup en son amitié avec la France. Quant à mes concitoyens, je suis convaincu que dans leur coeur, ils continuent de penser comme François Mitterrand que : "La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir". Allemands et Français, nous sommes trop proches et trop solidaires pour que notre destin ne soit pas commun. Notre intérêt partagé est dans le renforcement de l'unité et de l'identité européenne. Ensemble, face aux doutes et aux incertitudes, cherchons à faire vivre l'Europe puissance et l'Europe-espérance.