Texte intégral
J.-M. Lefèvre : Le conflit des transports routiers est un test de l'état du dialogue social en France, estimait ce matin A. Lamassoure.
L. Fabius : Si c'est un test, il n'est pas très brillant C'est ce qui me frappe – je le vois dans ma région de Normandie, mais c'est vrai partout en France – c'est qu'on sent une montée du conflit Je souhaite, comme j'imagine tout le monde, qu'on arrive très vite à une solution à ces négociations. Les routiers sont légitimement exaspérés parce qu'il y a quelques années, il y avait eu un contrat de progrès qui avait été signé. En fait, rien n'est appliqué ou quasiment rien, de sorte qu'ils se sentent grugés. Ils ont des conditions de travail très difficiles, des salaires très faibles par rapport à leurs voisins européens. C'est donc tout ça qui est à reprendre. Il y a autre chose qui me frappe, c'est, jusqu'à présent en tout cas, la sympathie et même la solidarité du public à l'égard des routiers. Ce qui me fait penser qu'il y a une espèce de mécontentent par procuration, de grève par procuration qui se produit, comme on l'avait connu l'année dernière.
J.-M. Lefèvre : Pour vous, il a des points communs entre les deux situations ?
L. Fabius : Le point commun, c'est que si les acteurs changent, les fins d'année se ressemblent. Et dans les deux cas, il y a évidemment la traduction, la catalyse d'un mécontentement profond parce qu'un mouvement comme ça ne fait pas tache d'huile s'il n'y a pas au départ une espèce de terreau favorable qui est le mécontentement social, les difficultés économiques de toutes sortes. Donc, il faut qu'on en sorte rapidement. Je pense que le Gouvernement a un peu tardé, même trop tardé, en prenant huit jours pour nommer un médiateur. J'espère que, maintenant, les revendications vont être satisfaites. Mais évidemment, ça traduit un état de malaise social qui est très profond en France.
J.-M. Lefèvre : Libéralisme excessif disent certains ?
L. Fabius : Oui, sûrement, libéralisme ! Enfin, laisser-faire un peu débridé. Ce qui fait que ce sont des professions qui sont laissées à l'abandon, à la fois des chauffeurs et des petits patrons qui se trouvent en grande difficulté et qui ont le sentiment que le mouvement économique se fait sans eux et sans qu'ils y participent. Donc, c'est tout ça qui est à reprendre.
J.-M. Lefèvre : L'avenir de la construction européenne, relancée par l'idée avancée par V. Giscard d'Estaing d'un décrochage entre le franc et le mark : vous aviez vous-mêmes au mois de septembre, indiqué qu'il fallait une dernière chance pour l'Europe. On a un peu l'impression que les socialistes ont été bien silencieux dans ce débat.
L. Fabius : Pas du tout D'ailleurs demain – à ma demande et à celles d'autres collègues – à l'Assemblée nationale, va se tenir un débat sur la politique européenne de la France – à l'approche du sommet de Dublin qui a lieu, dans quelques jours – où nous mettrons les points sur les « i. » V. Giscard d'Estaing s'est exprimé, on en reparlera sans doute demain à l'Assemblée, mais la question qu'il a posée est réelle. Le problème c'est qu'il ne l'aborde pas d'une façon qui permette de trouver une solution. Mais sur le fond, les socialistes sont très présents. Nous sommes partisans d'une construction européenne, de la monnaie unique, parce que c'est nécessaire pour faire face notamment au dollar. Mais nous mettons des conditions à cette construction monétaire. Nous pensons qu'il faut qu'il y ait un euro, une monnaie unique qui soit vraiment représentative de l'ensemble des monnaies, pas simplement un dialogue franco-allemand. Nous pensons qu'il faut qu'il soit à son niveau et non pas surévalué par rapport au dollar. Et puis nous pensons surtout qu'il faut qu'il y ait une autorité politique qui décide des grandes orientations économiques. Nous ne pensons pas du tout que ça puisse être le futur gouverneur de la Banque centrale qui décide de tout. D'ailleurs, ce qui m'a intéressé – sans être désagréable à son égard – c'est moins la réaction de V. Giscard d'Estaing que celle du chancelier Schmidt qui a écrit en parlant de l'actuel dirigeant de la Banque centrale allemande : « il est victime d'une idéologie monomaniaque déflationniste. » C'est le chancelier d'Allemagne qui dit ça ! Alors il y a un vrai problème qu'on va soulever, et je pense que si on ne le soulève pas, si on n'introduit pas une correction de trajectoire, les Français vont finir par prendre en grippe l'Europe alors qu'elle est une grande perspective ; si c'est l'Europe de la croissance et de l'emploi et non pas l'Europe de la déflation !
J.-M. Lefèvre : Vous parlez de changement de trajectoire : comment en changer vu que les règles et les normes sont bien précises ?
L. Fabius : Oui, mais quand on entre dans une négociation avec des idées précises, il arrive que ses propres positions ne soient pas triomphantes. Mais si on entre dans une négociation sans aucune position, alors, il n'est jamais arrivé que cette absence de position prévale. Ce qui me frappe, c'est que depuis un an, un an et demi, deux ans, ou bien c'est le silence gouvernemental ou bien c'est un certain alignement sur les thèses allemandes. Les Allemands sont nos amis, nos voisins, mais ce n'est pour autant que nous n'ayons pas des intérêts à défendre. C'est tout ça que j'ai l'intention de dire demain.
J.-M. Lefèvre : Défendre les intérêts, c'est-à-dire notamment le niveau du franc et du mark et de l'euro par rapport au dollar ?
L. Fabius : Oui, c'est tout cela, c'est un thème que j'avais abordé dans mon article du Monde. L'euro est une relance, et surtout, l'euro est une première étape d'un vrai système monétaire international. Actuellement, dans le système monétaire international, c'est le dollar qui fait la loi. Aujourd'hui, il est sous-évalué, il y a dix ans, il était surévalué. Mais de toutes les manières, c'est lui qui dicte sa loi avec, contrairement à ce qu'on dit, un rapprochement très grand entre la Federal Reserve américaine et le gouvernement américain. Nous pensons que l'Europe, si elle veut être un continent-puissance, un continent-espace, doit avoir une monnaie qui soit aussi au service du développement et de l'emploi, et non pas une monnaie qui se traîne par rapport à la devise américaine, qui soit déterminée par elle et qui soit uniquement décidée par les gouverneurs des banques centrales.
J.-M. Lefèvre : Et là donc l'outil politiqué pourrait être la conférence inter-gouvernementale, dont on a un peu l'impression qu'elle est en panne.
L. Fabius : Elle est, je crois, malheureusement en panne. Il est question d'ailleurs de la dédoubler pour ne la faire aboutir que l'année prochaine. Et je crois surtout que tout ce qu'elle traite, même si c'est important, va paraître complétement abstrait par rapport aux préoccupations des Français. Le nombre des commissaires européens est certainement une question très importante, la façon dont les votes sont pondérés aussi, mais ce que les gens attendent, c'est qu'on leur dise : l'Europe oui, mais pour l'emploi, pour la croissance, pour le social ! Et au lieu de cela, ces questions ne seront malheureusement pas traitées dans cette conférence.