Texte intégral
LIBERATION : 25 novembre 1999
« Les 35 heures ont donné au patronat l'occasion de se refaire une image. Et ils ont, par tactique, tout chargé sur la remise en cause du paritarisme. »
La décision semble désormais prise. Le Medef (Mouvement des entreprises de France) abandonnera, début janvier, la cogestion avec les syndicats de salariés de l'assurance maladie (Libération d'hier). Sur l'assurance chômage, l'organisation patronale laisse aussi planer une menace sur la convention Unedic, dont l'échéance du 31 décembre 1999 a été repoussée de trois mois. Est-ce la fin du paritarisme ? Réponse de Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière, avant celle, demain, de Bernard Thibault, son homologue de la CGT.
Le Medef va claquer la porte de la Caisse d'assurance maladie mais invite les syndicats à discuter d'une nouvelle « constitution sociale ». Force ouvrière, qui sera reçue le 1er décembre, suivra-t-elle les patrons sur ce terrain ?
Nous avions demandé depuis maintenant deux ans que l'on discute du champ d'application du paritarisme. De ses compétences en en mème temps de ses limites. Le Medef nous répond. C'est positif. Côté négatif, c'est que dernière èa, il semble qu'il y ait une tentation idéologique. Il ne s'agit pas que de définir les compétences du paritarisme par rapport à l'Etat, mais de mener une contestation du rôle de l'Etat. Et là, le risque est celui du corporatisme que le mot « partenaires » révèle. Des syndicats de salariés et des syndicats de patrons « partenaires » pour défendre des intérêts supposés communs, on a déjà connu èa. La négociation collective, c'est autre chose. Cela débouche sur un contrat qui respecte l'identité des contractants. Et je suis aussi pour cette forme plus élaborée qu'est le paritarisme, c'est-à-dire la réalisation du contrat. On peut rappeler que c'est une convention collective qui a, le 31 décembre - 1958, créé l'Unédic et donc le système actuel d'assurance chômage géré paritairement. Je suis mème pour que l'on appelle cela de la cogestion, dans la mesure où c'est une façon d'amener le syndicat à ses responsabilités. C'est un espace de liberté.
Le 17 janvier 2000, si le Medef annonce qu'il quitte la Cnam, la santé sera exclue du paritarisme...
Elle en est déjà exclue : Juppé y a mis un terme en 1995. C'est à ce moment-là que le patronat aurait dé prendre ses responsabilités, et il n'a pas dit un mot. Nous étions déjà sous un paritarisme contrôlé, vu l'importance des masses financières en jeu. Mais avec Juppé, on est passé d'un contrôle médicalisé, que nous défendions, à un contrôle purement comptable. Plus curieux, c'est que Juppé a ainsi étatisé la médecine. Après, c'est de la tactique. Les 35 heures ont donné au patronat l'occasion de se refaire une image. Et ils ont, par tactique, tout chargé sur la remise en cause du paritarisme. Mais c'est des 35 heures qu'il s'agit. Pour la Sécu, ce qu'on peut craindre, c'est l'Etatisation. L'Etatisation et ensuite la privatisation.
Les syndicats peuvent-ils encore persuader le Medef de rester ?
Nous ne sommes pas déterminants. Ils sont en pleine crise poujadisme. Cela dit, je ne sais pas s'ils se rendent compte de ce que cela veut dire, quand les cotisations sociales seront devenues un impôt.
Si le Medef quitte la Cnam, participerez-vous à une union sacrée avec les autres syndicats, les artisans et les mutuelles pour préserver la Cnam dans sa forme actuelle ?
Pour quoi faire ? Pour mener une politique que nous refusions en 1995 ? On pourrait jouer les Cassandre et dire que ce qui arrive, c'est ce qu'on avait prédit à l'époque. Je rappelle que nous avons des propositions pour reconstruire une Sécu solidaire et égalitaire.
Ne craignez-vous pas que ce ne soit qu'une première étape vers la remise en cause des accords interprofessionnels puis des conventions collectives pour restreindre la négociation à l'entreprise ?
Ce serait une inquiétante évolution à l'anglo-saxonne. A FO, nous privilégions, depuis notre création, les conventions collectives parce qu'elles vont à l'opposé du syndicalisme de courroie de transmission. Pour un syndicat subordonné à un parti politique, il suffit de changer les députés d'obtenir ce que réclament les salariés. Alors que quand il y a une vie conventionnelle riche, la loi n'intervient que pour généraliser l'acquis social, qui devance le droit. Les conventions collectives empêchent alors qu'il y ait un vide entre une loi qui fixe des garanties minimales et des accords négociés entreprise par entreprise. C'est la mème chose à l'échelle mondiale. Les négociations de l'OMC viennent de le rappeler : c'est le système dans lequel voudraient nous entraîner les Anglo-Saxons. Or les garanties minimales fixées par l'OIT (Organisation internationale du travail) - reconnaissance du droit syndical, interdiction du travail des enfants d'âge scolaire, interdiction du travail forcé, non-discrimination - ne sont mème pas appliquées par tous les pays. Il y a toujours l'enfant péruvien de 8 ans malade des poumons parce qu'il travaille dans la mine, la petite Pakistanaise de 8 ans ou 10 ans qui fabrique des tapis à longueur de journée et devient à moitié aveugle. Et lorsque nous demandons que la liberté de commercer soit soumise au respect des normes de l'OIT, on s'entend répondre à Bruxelles que l'enjeu n'est pas là.
Vous préparez-vous à des actions communes, par exemple sur l'Unédic, avec les autres centrales syndicales ?
Nous sommes sollicités, et il y a toujours des contacts bilatéraux. Mais il n'est pas dans nos intentions de mener des actions communes s'il n'y a pas de positions communes. Pour défendre le paritarisme et la pratique contractuelle, notre position sera déterminante car c'est notre instrument. Nous n'avons jamais failli dans la pratique du paritarisme, et quand la CFDT s'y est mise, il lui est arrivé de signer des textes bien en delà de ce que nous avions fait. Par ailleurs, il faut bien constater qu'il n'y a plus en France d'organisation syndicale capable de réaliser seule une mobilisation interprofessionnelle digne de ce nom. Alors je suis prêt à l'unité d'action, mais seulement à partir du moment oè nous réussirons à définir une revendication partagée par les salariés. Cela veut dire que je ne gâcherai pas les occasions. Se réunir dix fois sans que se dégage une position commune est contre-productif.
L'Union de Reims - Jeudi 25 novembre 1999
Comment réagissez-vous à l'annonce du retrait du patronat des organismes paritaires, la CNAM notamment ?
J'y vois d'abord une contradiction. Le patronat, si enclin à dénoncer le trop d'Etat, l'obligerait ainsi à se substituer à lui. A terme, comme la charge serait trop lourde pour la sécurité sociale, on ira vers la privatisation de la protection sociale. Et pour les régimes sociaux, les allocations - notamment de chômage - seront versées par l'Etat, ce qui lui permettra de réguler encore davantage. C'est toute la différence entre les cotisations qui sont la marque de la solidarité nationale et l'impôt qui inspire toujours des réactions poujadistes.
Le second danger de ce départ serait d'encourager l'émergence de structures corporatistes. Enfin, en sabotant les conventions collectives et le paritarisme, le patronat priverait les organisations syndicales d'un instrument revendicatif indispensable. Nous n'avons pas envie de mettre les revendications salariales entre les mains des politiques.
Croyez-vous le patronat disposé à quitter également le régime des retraites ?
Non, parce que tant sur le régime général que sur les régimes complémentaires, c'est là qu'il espère faire passer la pilule des fonds de pension. Sans compter que les caisses de retraites complémentaires sont essentiellement gérées par les compagnies d'assurances.
Quel est l'enjeu, pour le syndicalisme français, des prochaines négociations sur l'organisation mondiale du commerce à Seattle (USA) ?
Cette histoire m'irrite profondément. J'entends parler d'exception française ou européenne. De leur côté, les Américains font le mème cirque. En réalité, ils veulent simplement maintenir leur hégémonie. Finalement, l'unique enjeu est de savoir si le ciel sera dominé par Boeing ou Aérospatiale.
Comme syndicaliste, j'ai autre chose à faire valoir. Récemment, 174 pays ont voté au bureau international du travail l'application de sept conventions sur l'interdiction du travail des enfants en âge scolaire, du travail forcé, sur le droit de constituer des syndicats librement, etc... Bref, des données à caractère démocratique. Est-ce que Seattle n'est pas l'occasion de dire que seuls les produits fabriqués en respectant ces normes peuvent donner lieu à un libre commerce ? Est-ce que les produits fabriqués par les 20 millions de Chinois déportés méritent la reconnaissance de l'OMC ? Est-ce qu'il n'est pas temps de dire que les USA font, chaque jour, passer la frontière à 500 000, voire 1 million de gosses Mexicains pour travailler dans les plantations d'agrumes ? Malgré cela, Clinton et les USA se vantent de financer la lutte contre le travail des enfants. Il y aura beaucoup d'hypocrisie à Seattle.
Est-ce que l'application des 35 heures avance à bonne vitesse ?
Pas du tout. Depuis dix-huit mois, on pond des lois successives qui compliquent les choses alors que la durée légale, applicable au 1er janvier prochain, est de 35 heures depuis octobre 97. Pour passer aux 40 heures, il a fallu trois jours au gouvernement de Léon Blum en 1936. C'est toute la différence. Aujourd'hui, le gouvernement a fait la musique et les partenaires sociaux doivent faire la chanson, Martine Aubry et Lionel Jospin ont peur du culot qu'ils ont eu de lancer les 35 heures. Pour faire avaler la pilule, ils font payer aux salariés les modérations salariales, la réorganisation du travail et l'impôt qui finance la loi. En bref, les salariés paient l'embauche de leurs copains. C'est la conception qu'avait Jacques Delors du partage du travail et des revenus. Martine Aubry est bien sa fille. Moi, j'ai toujours cru davantage aux effets de la croissance dont la RTT n'est qu'un instrument de dynamisation.
Comment interprétez-vous la réaction des cadres qui craignent d'être lésés par les 35 heures ?
C'est une réaction intéressante et paradoxale. Jusque-là, ils étaient très fiers quand le patron les appelait le dimanche, ça les valorisait. Maintenant, ils ont un réflexe de salariés ordinaires. Avant, le cadre était le dernier à être licencié, aujourd'hui, il est le premier.
Le référent « caisse des cadres », lui-mème, disparaît. Si vous gagnez 20 000 francs par mois, il y a une chance pour que votre retraite soit supérieure si vous n'êtes pas cadre que si vous l'êtes. Ce changement d'attitude est donc une bonne chose. Le temps est venu de discuter de ce qu'est un cadre en l'an 2000. C'est en tout cas ce que j'ai proposé au MEDEF.