Texte intégral
OUEST-FRANCE - 25 novembre 1999
Q - Qu'est-ce qui caractérise, selon vous, les mouvements sociaux du moment ?
Ce qui est nouveau c'est la recrudescence des conflits sur les salaires. La CGT se retrouve naturellement bien dans ces mouvements. Ce n'est pas une surprise. Quand on compare les records de la Bourse avec l'évolution du bas de la feuille de paye, il y a un abîme ! L'autre nouveauté, c'est la progression des mouvements unitaires, par branche, par entreprise, par localité. C'est très important pour l'efficacité des luttes sociales et très prometteur pour des démarches confédérales communes. On va continuer à travailler dans ce sens.
Q - Mais, au niveau confédéral, on est encore loin des convergences que vous recherchez ?
Nous parvenons à discuter plus souvent et d'un plus grand nombre de sujets. Cela peut paraître banal et insuffisant mais il faut voir d'où nous venons. L'action d'hier avec la CGC et la CFTC montre le chemin parcouru. Les nombreuses actions des cadres et la manifestation prouvent à la fois la dégradation de leurs conditions de travail et la possibilité pour les confédérations de mobiliser sur des questions précises.
Q - Pourquoi lancer, seul, le 30 novembre une action sur la réduction du temps de travail ?
Parce que nous pensons qu'il est encore possible d'obtenir des améliorations au texte de la loi sur la réduction du temps de travail. Il reste pour la CGT, et pas seulement elle, de nombreux sujets d'insatisfaction. La question des cadres constitue un bon exemple. Je ne comprends toujours pas l'obstination du gouvernement à refuser le principe de comptabiliser le temps de travail des cadres en heures comme pour les autres salariés, même s'il est entendu qu'il puisse y avoir des modalités spécifiques d'organisation du travail pour eux. Le principe du décompte en heure doit demeurer la règle commune et tous les salariés, quelle que soit leur catégorie.
Q - Le gouvernement affirme vouloir une loi équilibrée entre les différentes demandes…
Mais il faut qu'il se fasse une raison : le Medef est depuis le début hostile par principe à la réduction du temps de travail. Quels que soient les aménagements consentis, il restera hostile. Il est donc indispensable que le gouvernement apporte plus de garanties aux salariés dans la seconde loi, de façon à ce que la négociation de branche et d'entreprise ne soit pas inégale face au patronat qui dispose de l'arme importante du chantage au chômage. Si la loi laisse un champ de négociation trop large, ce sont les salariés qui en feront les frais. Ils n'auront pas la capacité de s'opposer au patronat.
Q - C'est l'emploi qui en pâtira ?
Le gouvernement fait du plein emploi un objectif c'est bien, mais j'ai d'énormes doutes quand je vois, entre autres, le dispositif retenu pour les cadres, pour les heures supplémentaires, la banalisation de l'annualisation du temps de travail. La CGT conteste le bien fondé de l'annualisation dans des secteurs où elle ne s'impose pas. Et si elle est nécessaire dans les activités saisonnières de l'agroalimentaire, par exemple, elle est encadrée par des garanties collectives.
Q - Comment appréciez-vous la position du Medef sur une éventuelle sortie du paritarisme ?
Le positionnement actuel du Medef laisse peu de doutes quant à ses intentions réelles. Il va avoir quelques contradictions à lever. Par exemple, comment peut-il nous proposer de définir une « constitution sociale » tout en menaçant de quitter un certain nombre d'organismes dans lesquels il est censé être partie prenante ? La discussion n'est plus, de ce fait, tout à fait libre. Autre contradiction : le Medef assure vouloir discuter du dialogue social pour demain en même temps qu'il renvoie à plus tard deux rendez-vous urgents et qui était programmés, sur les retraites et l'indemnisation du chômage. C'est intolérable au regard des besoins des demandeurs d'emploi, dont je rappelle que six sur dix ne perçoivent aucune indemnité. Rien ne justifie le report de la négociation sur ces sujets. Cette attitude augure du peu de contenu qui risque de caractériser les discussions futures.
Q - Quelles conséquences auraient une sortie du Medef de la gestion paritaire ?
Le plus dangereux pour les salariés, c'est que le Medef semble vouloir se débarrasser d'une vision interprofessionnelle du dialogue et des garanties sociales dans ce pays, en cantonnant les discussions dans l'entreprise. Ce serait un chamboulement de tout l'édifice social construit en France depuis la Libération. Dans ce cas de figure, il y aura nécessité pour les confédérations syndicales à réagir et à réfléchir à des scénarios alternatifs. Il faudra inventer d'autres mécanismes, d'autres institutions sans doute, pour gérer le salaire indirect consacré aux différentes prestations sociales. Mais, en tout cas, Il faudra qu'une place reste réservée aux représentants des salariés pour surveiller ou gérer, tout ou partie, ces prestations.
LIBERATION : 26 novembre 1999
Q - Au début du mois, vous avez, avec les autres confédérations, obtenu du gouvernement qu'il accède à la revendication du Medef et renonce à ponctionner les régimes d'assurance maladie et de chômage. N'avez-vous pas fait un marché de dupes ?
Il n'y a eu aucun marché avec le patronat pour revendiquer que les organismes qui ont vocation à répondre à des besoins sociaux (l'Unedic ou la Sécu) ne soient pas ponctionnés pour financer la réduction du temps de travail. Il faut rappeler que, s'il y a un problème de bouclage financier, il trouve sa source dans le choix du gouvernement d'alléger les cotisations patronales sans contreparties en matière d'emploi. Après coup, le gouvernement a réalisé qu'il ne pouvait pas demander à la Sécu ou à l'Unedic de mettre la main à la poche pour financer des choix politiques auxquels ces dernières n'étaient pas associées. C'est une bonne chose !
Q - Le gouvernement Jospin a donc donné au Medef l'occasion d'une rupture ?
Le Medef cherchait un argument pour modifier les relations sociales dans le pays. Sa vision consiste à abandonner le champ des garanties collectives inter-professionnelles pour lui substituer des contrats de travail de gré à gré entre chaque salarié et son employeur. Un bouleversement du paysage social, conforme à une vision libérale du monde où chacun se débrouille dans son coin pour se vendre à qui voudra bien l'embaucher. La loi de la jungle. Tout le reste n'est qu'alibi, tantôt à l'égard du gouvernement, tantôt à l'égard des organisations syndicales. Le Medef aurait trouvé un autre détonateur.
Q - Le Medef affiche son intention de quitter l'administration de la Sécu. Peut-on l'en dissuader ?
Pour moi, la décision du Medef est acquise depuis plusieurs semaines. Il attend simplement une opportunité politique pour l'afficher, pour que cela apparaisse comme un règlement de comptes en bonne et due forme avec le gouvernement. De préférence en impliquant les organisations syndicales. Ce qui est inacceptable. Il le fera d'autant plus si son départ peut déboucher sur des scénarios qui ouvriraient la voie de la privatisation de la Sécu. Doit-on rappeler qu'un des artisans du départ du Medef de l'assurance maladie n'est autre que Denis Kessler, le représentant des organismes d'assurances, qui lorgnent depuis de longues années le marché de la protection sociale ?
Q - Etes-vous prêts à gérer avec d'autres syndicats l'assurance maladie ?
Nous n'avons pas une formule toute faite. Mais, partant du principe que les ressources de ces organismes proviennent des salaires différés, nous entendons donner toute leur place aux représentants des salariés dans les organismes qui géreront ces fonds, en lieu et place des organismes actuels, s'il s'avère qu'ils ne puissent vivre sans le Medef.
Q - Le Medef continue à exiger la validation des accords de branche sur les 35 heures avant de négocier la nouvelle convention Unedic (qui vient à échéance fin décembre) ou les régimes de retraite complémentaires, Arrco et Agirc…
Le Medef suit sa logique avec constance. On sent progressivement apparaître une organisation patronale, qui, plutôt que d'engager les employeurs dans des négociations interprofessionnelles ou de branche, se veut un mouvement porteur d'idées dans le débat de société, jouant sur le terrain politique. Nous n'acceptons pas le chantage du Medef qui, s'il était entendu, serait préjudiciable aux salariés.
Q - Le patronat vous a convié à discuter d'une nouvelle « constitution sociale de la France », Irez-vous ?
Nous ne négligeons aucune possibilité d'exprimer les urgences sociales. Mais comment le Medef peut-il prétendre vouloir discuter avec les confédérations syndicales de nouvelles règles renvoyer à plus tard la négociation sur les problèmes concrets, la convention d'indemnisation du chômage et les retraites complémentaires Agirc et Arrco ? Il y a des urgences qui ne peuvent attendre.
Q - Accepteriez-vous de discuter de cette « nouvelle constitution sociale » ?
Il conviendrait d'avoir quelques précisions sur ce que le patronat entend par ce terme. Il semble récuser l'existence même de garantie sociales interprofessionnelles ou le fait que le législateur puisse intervenir en matière de droit social. Alors qu'en France il y a forcément trois acteurs, certes dotés de prérogatives différentes : les organisations syndicales, l'Etat et les représentants patronaux. Certains désirent que le patronat ne soit qu'un pompier social. Il faut bien que le législateur, sur certains choix de société, prenne parti et indique quel est le socle des discussions entre partenaires.
Q - Pour la deuxième fois, vous organisez une journée d'action sur les 35 heures et à nouveau la CFDT et FO vous boudent. N'êtes-vous pas un peu seul ?
Regardez ce qui s'est passé mercredi avec la manifestation des cadres à l'appel de trois confédérations : CGT, CGC et CFTC, de la métallurgie CFDT de l'Ile-de-France. Le 30 novembre, FO, la CFDT, la FSU, le Groupe des 10 seront dans l'action. Ce n'est pas parce qu'on n'est pas d'accord sur tout qu'on ne peut rien faire. Il serait aberrant que persiste un décalage entre l'unité qui se dessine dans les entreprises et les blocages au niveau des confédérations. Mais les choses évoluent positivement.
Mise au point du service de presse de la CGT
Les réponses de Bernard Thibault à deux questions ont été altérées par la rédaction du journal. Nous tenons à les porter à votre connaissance telles qu'elles ont lui été transmises.
Question : « Pour la deuxième fois, vous organisez une journée d'action sur les 35 heures et à nouveau la CFDT et FO vous boudent. N'êtes-vous pas un peu seul ?
Réponse : « Regardez ce qui s'est passé mercredi avec la manifestation des cadres à l'appel de trois confédérations : CGT, CGC et CFTC, de l'Union Régionale CFDT de la métallurgie. La CGT mais aussi la CFTC et la CGC appellent à poursuivre et à amplifier la mobilisation dans les jours à venir. Le 30 novembre, des organisations de FO, de la CFDT, de la FSU, du Groupe des 10 seront dans l'action. Ce n'est pas parce qu'on n'est pas d'accord sur tout qu'on ne peut rien faire. Il serait aberrant que persiste un décalage entre l'unité qui se dessine dans les branches ou les entreprises et les blocages au niveau des confédérations. Mais. les choses évoluent positivement. »
Question : « Accepteriez-vous de discuter de cette « nouvelle constitution sociale » ?
La réponse de Bernard Thibault était : « Certains désirent que l'Etat ne soit qu'un pompier social... ».