Texte intégral
Paris-Match : 13 février 1997
Charles Millon, ministre de la défense
Paris-Match : Vous attendez-vous à ce que le document de Nuremberg, adopté par Chirac et Kohl le 9 décembre, soit l’un des points de friction entre la gauche et la droite pendant la campagne des législatives ?
Charles Millon : Ce serait vouloir créer artificiellement une polémique. Le Concept commun de défense a fait l’objet d’un travail très approfondi. Il s’inscrit dans le droit-fil des déclarations du général de Gaulle et d’Adenauer, puis de tous les présidents de la Ve République, y compris François Mitterrand. Certains passages de cette déclaration de Nuremberg sont d’ailleurs des reprises intégrales de déclarations faites aussi bien sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing que celle de son successeur. Il s’agit d’un document important, « historique » même par certains aspects, qui confirme la volonté de l’Allemagne et de la France d’œuvrer ensemble pour bâtir une identité européenne de défense. Mais ceux qui tendent d’y déceler un quelconque revirement doctrinal doivent revoir leur copie.
Paris-Match : N’est-ce pas dangereux qu’un sujet aussi grave devienne l’enjeu d’un affrontement politique franco-français ?
Charles Millon : La surprise feinte par certains relève plus d’une approche partisane et préélectorale que d’une analyse sérieuse du document. Une telle déclaration, et il y en a eu plusieurs de ce type, n’a jamais été par le passé transmise au Parlement. C’est une première, car rien n’obligeait le président à souhaiter une information préalable du Parlement. C’est important de le souligner, même si un quiproquo regrettable a pu donner le sentiment contraire. Quant aux personnes qui critiquent notre démarche au nom d’un nationalisme sourcilleux, je crois qu’elles n’ont guère évolué depuis le débat sur le traité de Maastricht. Leur argumentation est connue, notamment sur la défense européenne. J’ai beaucoup de respect pour Jean-Pierre Chevènement, mais son approche n’est pas nouvelle. Dans le domaine de la défense comme dans celui de la monnaie, je ne nourris pas pour ma part de fantasmes anti-Allemands. Beaucoup de choses se feront en Europe grâce au pilier franco-allemand.
Paris-Match : Que répondez-vous à Chevènement qui dit que « le texte rompt nettement avec la conception d’une défense indépendante de la France », érigée en dogme par de Gaulle ? Y-a-t-il comme le dit, « abandon de la souveraineté nationale » ?
Charles Millon : Je réponds faux ! Trois fois faux ! Le rôle spécifique de la dissuasion nucléaire française est affirmé noir sur blanc. Notre autonomie et notre indépendance en matière nucléaire y sont également rappelées. Cela n’est d’ailleurs pas exclusif d’un renforcement de la coopération franco-allemande. Donc, contrairement à ce que suggère Jean-Pierre Chevènement, il n’y a aucune atteinte à la souveraineté de la France.
Paris-Match : Et que répondez-vous à Pierre Messmer lorsqu’il lance : « L’Allemagne souhaite ramener la France dans l’orbite américaine afin qu’elle perde son autonomie nucléaire » ? Et lorsqu’il explique que « la réintégration de la France dans l’Otan est très critiquable » car « nous y rentrerons dans une position inférieure à celle qui était la nôtre lorsque nous en sommes sortis » ?
Charles Millon : Il n’est pas question pour nous de réintégrer une alliance du passé. L’idée est simple, elle consiste à adhérer à une Alliance atlantique rénovée si elle prend en compte pleinement l’identité européenne de sécurité et de défense. Que Pierre Messmer se rassure : nous ne lâcherons pas la proie pour l’ombre, nous ne reviendrons dans une Alliance atlantique nouvelle que si sa dimension européenne y est nettement identifiée, affirmée et structurée. C’est le sens de nos efforts répétés depuis plusieurs mois. D’ailleurs, un certain nombre de discussions sont toujours en cours pour y parvenir. Concrètement, la France demande notamment que les deux commandements dit « régionaux » de l’Otan, l’un pour l’Europe du Nord, l’autre pour l’Europe du Sud, soient confiés aux Européens. Et le point de vue de plusieurs de nos partenaires, dont les Allemands, est totalement similaire au nôtre.
Paris-Match : Pour l’instant, les Américains refusent catégoriquement.
Charles Millon : Nous discutons, nous négocions. Il y a quelque mois, les Américains ne voulaient pas entendre parler d’un adjoint européen au commandement suprême des forces alliées en Europe (Soceur). Ils ne voulaient pas non plus de eux commandements régionaux à la place des trois existants aujourd’hui. Nous avons progressé sur deux points puisque les Américains les ont finalement acceptés. Il faut comprendre que l’on ne rénove pas une alliance qui date de 1949 en quinze jours ! Cela prend du temps.
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de la défense
Paris-Match : Comment justifiez-vous votre coup de colère à l’Assemblée contre le concept de Nuremberg ?
Jean-Pierre Chevènement : Tout simplement parce que je ne vois pas ce que ce texte nous apporte ! J’y vois toutes les concessions que nous avons faites, mais aucune contrepartie. C’est la première fois que la France, dans un texte commun – ce qui l’engage plus qu’une déclaration unilatérale –, énonce que ses forces sont en priorité à la disposition des alliés. Et que la garantie ultime de l’alliance, c’est la force nucléaire américaine. Or, depuis de Gaulle, on explique que les Américains ne sont pas prêts à engager leurs villes pour sauver celle d’Europe. Leur doctrine est celle de la discussion graduée. Bref, ce n’est pas une dissuasion. Tout le discours gaulliste est bâti sur le fait que, à l’ère nucléaire, il fallait une dissuasion indépendante, propre à la France et, par conséquent, européenne. Le texte dit clairement que nos forces seront mises à disposition des forces multinationales destinées à être projetées dans le cadre de l’alliance, c’est-à-dire sous commandement américain.
Paris-Match : Charles Millon affirme qu’il n’est pas question de partager notre force de frappe. Et qu’il ne s’agit en aucun cas d’une perte de la souveraineté nationale. Que lui répondez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : On met la force de frappe française sur le même pied que la force britannique qui, technologiquement, est dépendante des États-Unis ? C’est inquiétant, car cela veut dire que nous acceptons nous aussi de dépendre de la technologie américaine. On reconnaît le caractère décisif de la force nucléaire américaine et, en même temps, on propose à l’Allemagne une dissuasion concertée. Sera-t-elle soumise à une double décision ou s’agira-t-il simplement d’un comité de planification ? Comprenne qui pourra.
Paris-Match : Derrière l’opposition à cet accord, y-a-t-il la peur de l’Allemagne ?
Jean-Pierre Chevènement : Non. Ce n’est pas le problème. Le problème est que, en nous rapprochant des Allemands, nous rejoignons les Américains. Car les Allemands n’imaginent pas de défense en dehors de l’Otan. Or l’Otan est une organisation américaine. La France commet un contresens en imaginant que l’Allemagne peut être un contrepoids aux États-Unis. Prenez par exemple les questions monétaires : la parité dollar-mark résulte d’un accord germano-américain. Face à d’éventuels dangers à l’Est, les Allemands, aujourd’hui, ne font confiance qu’aux Américains.
Paris-Match : Pourquoi cette accélération ?
Jean-Pierre Chevènement : Le vrai débat engagé aujourd’hui, c’est à quoi sert la défense. Au temps du général de Gaulle, la défense avait pour but premier de soutenir l’indépendance de la diplomatie. La France est libre parce qu’elle dispose en dernier ressort de sa propre force de dissuasion. Aujourd’hui, Chirac, mène une politique de gribouille. Pour faire contrepoids aux États-Unis, il veut travailler avec les Allemands. Mais, pour cela, il se jette dans les bras des Américains en réintégrant l’Otan.
Paris-Match : Donc, vous ne croyez pas au concept d’identité européenne de défense au sein de l’Otan.
Jean-Pierre Chevènement : Les Américains n’en veulent pas Et Chirac a commis une erreur en demandant à Clinton le commandement sud-européen de l’Otan en contrepartie de la réintégration de la France. Le secrétaire américain de la défense, William Cohen, a envoyé promener la France en des termes extrêmement rudes.
Paris-Match : Allez-vous continuer à monter au créneau ? Ne risquez-vous pas d’apparaître comme menant un combat d’arrière-garde ?
Jean-Pierre Chevènement : La France n’est pas un combat d’arrière-garde. Car il y a un autre engrenage mortel pour la République : c’est celui de la monnaie unique, qui nous enlève notre souveraineté monétaire et budgétaire et nous privera demain de notre souveraineté fiscale. Nous demandons un référendum sur l’abandon du franc et le passage à l’euro. Je suis partisan de l’amitié franco-allemande, mais pas au prix de l’abandon de la France, de « l’ensuissement des élites » et du gâchis social. Pour bâtir un recours, il faut surpasser les clivages périmés et rassembler tous ceux qui, du PCF jusqu’au sein de la famille gaulliste, veulent que vivre la République. Sinon, la France ne sera plus au mieux qu’un gros « Land » !