Texte intégral
A. Sinclair : « Les hommes publics – les journalistes qui les accompagnent les commentent et les critiquent – s'égosillent dans les micros et personne ne les écoute plus. » Ceci est une citation de la page 7 du livre que François Bayrou vient de publier. Belle lucidité de la part d'un ministre qui a compris apparemment que le ronron politique ne passe plus.
Nous allons voir si François Bayrou sait se faire entendre des citoyens sceptiques et désenchantés et donner du sens aux images de la semaine : Malraux, bien sûr, Dreux, Toulon, NTM et la résistance au Front national. Les routiers en colère ; Chirac au Japon et la polémique initiée par Giscard sur l'éventuelle dévaluation du franc.
À tout de suite avec François Bayrou à 7 sur 7.
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A. Sinclair : Bonsoir à tous.
Bonsoir François Bayrou.
M. Bayrou – Bonsoir Anne Sinclair.
A. Sinclair : Vous êtes ministre de l'Éducation nationale et vous allez commenter une actualité très variée, cette semaine, de Malraux au Panthéon aux routiers en colère. Vous dialoguerez aussi quelques instants avec le recteur Maurice Niveau qui sera à Lyon. J'ai choisi en effet de rapprocher la parole du ministre, donc de l'Institution, de ceux qui sont sur le terrain. J'espère que tout cela contribuera à donner du sens à l'actualité. En disant cela, je fais évidemment allusion au livre important que vous venez de faire paraître sur la société française qui s'appelle « Le droit au sens » et qui paraît chez Flammarion, et dont on reparlera, bien sûr, longuement tout à l'heure.
Tout de suite, si vous voulez bien, le Panthéon, dernière demeure des grands hommes, qui recevait hier les cendres d'André Malraux.
« Culture : Cette voix incantatoire et familière à la fois s'est éteinte le 23 novembre 1976. Aujourd'hui, c'est à André Malraux que la patrie est reconnaissante. 20 ans, jour pour jour après sa mort, il entre à son tour dans ce Cénacle peuplé de saints laïcs.
L'Indochine, la guerre d'Espagne, la Résistance, l'amitié indéfectible avec le Général, le Paris en noir et en blanc du ravalement, les maisons de la Culture, Malraux incarna ce siècle culturellement et politiquement avec toujours une même quête, celle de la liberté et de la fraternité. »
A. Sinclair : « Le chant des partisans », bien sûr. La culture et la politique ont été intimement mêlées toute la semaine. Malraux, d'abord. François Bayrou, on a chacun le sien : le combattant, l'écrivain, le ministre, le rebelle, quel est le vôtre ?
M. Bayrou : J'écoutais dans la voiture en venant des visiteurs du Panthéon, ceux qui ont visité le Panthéon aujourd'hui. Et un jeune homme disait : « Même si j'emploie un grand mot, c'est la grandeur ». Il y en a un autre : « J'avais l'impression hier que l'on rendait hommage à l'intellectuel engagé ». Parce que c'est un temps où l'engagement des intellectuels dans l'action, pas dans le commentaire, est devenu trop rare. Je crois que c'était une manière de manifester l'importance de l'engagement de ceux qui essaient de comprendre que d'honorer Malraux.
A. Sinclair : La cérémonie d'hier était un peu compliquée parce que des écrivains, il y en a eu dans ce siècle des plus grands que lui, des hommes engagés, il y en a eu des plus fameux que lui, des ministres, des plus glorieux que lui, donc pourquoi Malraux ? À votre avis, qu'est-ce qui justifie Malraux ?
M. Bayrou : Je crois que Malraux s'est beaucoup mis en scène. Il a fait aussi de sa vie une oeuvre comme beaucoup d'écrivains, mais il s'est pris lui-même comme oeuvre et il a poussé cet engagement et cette volonté de faire de sa vie une oeuvre plus loin que les autres. Et je crois que c'est à cela qu'on rendait hommage.
A. Sinclair : Jorge Semprun qui signe dans « Le Journal du Dimanche » un très bel article de comparaison entre Gide et Malraux, notamment de leurs rapports avec l'Histoire, disait hier à l'UNESCO que Malraux répondait bien à une des questions majeures d'aujourd'hui qui est l'idée de Nation française mêlée à celle de mondialisme et de mondialisation et qui est vraiment au coeur d'un des problèmes d'aujourd'hui. Êtes-vous d'accord avec cela ?
M. Bayrou : Oui, Maurice Schuman le disait hier aussi dans le discours très beau qu'il a prononcé avant le président de la République. Il disait que, précisément, c'était une manière de dire la France que d'honorer Malraux et dire - j'y pensais en voyant d'autres images - le message universel de la France. Je crois qu'on ne peut pas imaginer la France si on n'imagine pas qu'elle a quelque chose à dire au Monde. Et c'est aussi simple que cela à transmettre aux enfants.
A. Sinclair : Mais vous disiez aujourd'hui que peut-être, en effet, il y a moins d'engagement. C'est aussi ce que disait le président de la République, à la fois, dans son interview, hier, au Figaro en disant qu'il y avait une nostalgie de Malraux, une nostalgie du rêve, une nostalgie de l'engagement sans doute. Avez-vous le sentiment que, pour les enfants d'aujourd'hui, l'épopée, cela veut dire encore quelque chose quand le lendemain, pour eux, est si présent, si synonyme d'angoisse ? Ont-ils encore à votre avis ce goût du rêve, de l'épopée ou est-ce un luxe ?
M. Bayrou : Honnêtement, nous ne sommes pas une époque qui porte à l'épopée. Nous ne sommes pas une époque qui porte à la grandeur et aux grandes aventures, mais je crois que c'est un grand enjeu que d'expliquer aux enfants que l'Histoire et que leur vie, ce sont eux qui la feront.
Beaucoup, je suis sûr, des enfants qui nous écoutent ne croient pas qu'ils vont pouvoir avoir prise sur leur vie, que leur vie est entre leurs mains. Et c'est précisément là un très grand enjeu du monde que nous avons à construire. Si de Malraux, il ne retenait que cette idée que l'on fait sa vie, qu'elle vous appartient, ils auraient, je crois, beaucoup retenu.
A. Sinclair : Pour clore avec Malraux, je rappelle la merveilleuse biographie de Jean-François Liotard qui est beaucoup plus qu'une biographie, qui s'appelle « Signé Malraux » chez Grasset. Puis, je voudrais juste signaler, parmi tous les livres qui paraissent, celui-ci qui s'appelle « André Malraux, la politique et la culture » dans la collection Folio. Ce sont des textes et discours, des entretiens, des articles entre 1925 et 1975, présentés par Janine Mausulavot. « Politique et culture, armes contre la mort » disait Malraux.
D'abord, on me fait signe et on me montre les résultats de Dreux, autant les donner tout de suite : le candidat RPR, Gérard Hamel, ancien maire de Dreux est élu maire de Dreux avec 61,47 % et Marie-France Stirbois a obtenu 38,53 %. Ce sont les résultats que Françoise Hug nous communique et que l'on peut donner à l'heure actuelle.
Juste un mot de commentaire : c'est un score encore plus net que la dernière fois.
M. Bayrou : C'est mieux que la dernière fois. Cela prouve qu'il y a une prise de conscience et cette prise de conscience se marque non seulement au second tour, mais aussi au premier. Je crois qu'il est important qu'on mesure cette prise de conscience parmi l'électorat français, populaire français.
A. Sinclair : Cette semaine où on célébrait Malraux et où le Front national n'est pas élu à Dreux, c'est à Toulon, un maire Front national qui, lui, avait censuré un écrivain, Marek Halter. Votre réaction ?
M. Bayrou : C'est honteux.
A. Sinclair : Sur NTM, qu'avez-vous envie de dire ? On ne vous a pas entendu sur le sujet. Êtes-vous plutôt de l'avis de François Léotard ou de l'avis de Jacques Toubon ?
M. Bayrou : J'écoutais, je ne sais si c'est sur vos écrans ou sur les écrans d'une chaîne voisine…
A. Sinclair : Sûrement sur les nôtres.
M. Bayrou : Je n'en doute pas ! … un policier qui racontait l'humiliation qui avait été la sienne et celle de ceux qui l'entouraient lorsque, appelé pour venir protéger le concert, il a été accueilli par des injures et des injures si lourdes et offensantes que je ne peux même pas les répéter ici. Ce sont ces injures-là qui ont été l'objet de la plainte, ce n'est pas le texte d'une chanson. Et j'ai pensé à ce moment-là que si on avait remplacé le mot « policiers » dans les injures par un autre mot « immigrés », « arabes » ou « français », on aurait trouvé tout à fait normal qu'il y ait plainte.
A. Sinclair : Et normal qu'il y ait six mois de prison ? Parce que c'est cela le sujet. Six mois de prison dont trois mois fermes. C'est cela qui a déclenché l'émotion.
M. Bayrou : La peine, entre nous, c'est autre chose.
A. Sinclair : Prison pour des mots.
M. Bayrou : Comme vous le savez, on ne commente pas les décisions de Justice. La peine, c'est autre chose. Je reconnais qu'on aurait sans doute pu trouver une autre peine. Mais je vous ai apporté le petit autocollant, le petit insigne, la petite affiche des lycéens qui viennent de monter une campagne contre la violence. Je vous montre ce petit autocollant : « Plus puissant que la violence, le respect. Plus fort que la violence, le respect ». La violence est dans les mots aussi et le respect doit marcher dans les deux sens.
Les jeunes doivent être respectés et ils ne seront respectés que s'ils savent aussi que le respect doit être réciproque. Et donc c'est plutôt à cela que j'avais envie de penser. À tous ceux qui font l'effort de construire le respect au lieu de construire la violence. Ce sont peut-être des beaux sentiments ou de l'idéalisme, mais ce sont des jeunes qui le font, des jeunes qui ont le même âge et quelquefois la même origine que ceux qui chantaient. Et les chansons ne sont pas répréhensibles, les injures le sont.
A. Sinclair : Je repose ma question : la sanction vous paraît tout de même inappropriée ?
M. Bayrou : Je dis que pour la peine, sans vouloir commenter, il y a un appel et on pourra sans doute avoir d'autres décisions.
A. Sinclair : Vous venez de faire paraître un livre qui a une presse considérable et des louanges un peu partout et qui s'appelle « Le droit au sens », qui paraît chez Flammarion et dans lequel vous dites en gros que « la crise à laquelle tout le monde pense est une crise économique et sociale ». Mais vous choisissez de parler d'une autre qui vous paraît plus profonde, plus grave, qui est une crise d'identité, une crise de la société, une crise de la morale où la société a perdu ses repères.
M. Bayrou : Oui, c'est une réflexion. Bien sûr, la crise économique existe, nous allons en parler d'ailleurs longuement dans le courant de cette émission. Mais, sous cette crise, je crois qu'il y a une autre crise dont on ne parle pas assez et cette crise est une crise des « raisons de vivre ». On s'interroge beaucoup sur les manières de vivre : la gestion, l'organisation de la société, mais il y a une crise des raisons de vivre. Et chaque fois qu'on a une crise des raisons de vivre, cette crise est une crise morale. Il faut avoir le courage, je crois, de la traiter comme telle et d'y répondre notamment avec les enfants, sous cet angle-là.
Au fond, que se passe-t-il ? Il n'y a personne qui veuille ou qui puisse vivre sans espoir. Les gens consentent de très grands efforts à la condition qu'ils puissent laisser à leurs enfants un Monde meilleur, plus juste, une vie un peu meilleure, un peu plus juste, un peu plus reconnu. Et si on leur dit : « Mais cet horizon n'existe pas », alors, ils se révolteront.
Tout le but de ce livre est précisément de traiter cette question : quelles sont nos raisons de vivre ? Qu'est-ce qui fait vivre les hommes, ensemble ? Qu'est-ce qui les fait vivre tout seuls et qu'est-ce qui les fait vivre ensemble ? Et quelles sont les réponses des responsables ? Je nous mets tous les deux dans les responsables. Les responsables politiques, c'est leur mission et leur vocation, mais je crois qu'il y a aussi une responsabilité médiatique et d'autres, intellectuelle, etc. Il est très important que les responsables se posent la question de l'horizon qu'ils tracent pour leurs concitoyens.
A. Sinclair : Vous tracez un horizon, vous, le responsable politique, c'est la société de confiance, dans lequel vous dites : « C'est une démocratie de participation. La réhabilitation des corps intermédiaires, la défense de l'école, et on y reviendra, comme creuset contre la ségrégation, vous plaidez même pour le droit au travail, contre la déstabilisation par le chômage ». Tout à l'heure, vous avez employé le mot de « beaux sentiments », mais j'ai envie de le reprendre. Au fond, est-ce que tout le monde ne peut pas être d'accord avec cela ? Est-ce que ce ne sont pas des vérités d'évidence consensuelle ? Je ne connais personne qui puisse être en désaccord.
M. Bayrou : Dans les mots, oui ; dans les faits, c'est une autre histoire. Vous savez ce que je crois de la société de confiance. Je crois que la société de confiance, c'est le temps où les citoyens ne font plus de chèque en blanc à ceux qui les gouvernent, c'est-à-dire où on l'on cesse de considérer l'électeur comme quelqu'un qui vous désigne une fois tous les 5 ans, mais où on le prend pour un acteur de la société. Autrement dit, on se tourne vers lui non pas seulement pour le prendre à témoin, mais pour lui demander ce qu'il faut faire et ce qu'il pense. Et permettez-moi de vous dire que, cela, je ne suis pas sûr que ce soit encore entré, tout à fait et même pas profondément encore, dans la conception même que les hommes de Droite et de Gauche ont de la politique.
De la même manière, le droit au travail. Si l'on dit cette chose qui est dans la Constitution, qu'on n'en a pas fini avec les citoyens quand on leur a donné un revenu, que le revenu, cela ne suffit pas, qu'il faille leur donner aussi les moyens de s'insérer, c'est autre chose.
A. Sinclair : Juste une remarque pour prolonger ma question : ce que vous venez de dire là est une analyse. Or, vous n'êtes pas qu'un analyste, vous êtes un acteur, vous êtes un ministre, vous faites partie d'un gouvernement auquel, précisément, un certain nombre de gens reprochent le manque de dialogue, d'écoute. Vous ne pouvez pas faire que de l'analyse aujourd'hui.
M. Bayrou : Vous êtes-vous demandée, Anne Sinclair, pourquoi, pour la première fois depuis que la Ve République existe, une réforme de l'université est en train de se faire sans explosion ?
A. Sinclair : Vous voulez dire que la société de confiance existe à l'Éducation nationale par François Bayrou ?
M. Bayrou : Elle commence à exister un peu à l'Éducation nationale, mais c'est un long chemin. Pour la première fois, sous la Ve République, on est en train de faire une très grande et très profonde réforme de l'université sans que, jusqu'à aujourd'hui, cela ait explosé. Eh bien, c'est peut-être parce qu'on est en train de mettre en place tout cela.
A. Sinclair : Vous parlez longuement de la laïcité dans ce livre. Vous dites que c'est la clé de voûte du vivre ensemble. Laïcité qui peut être conçue comme une neutralité, comme la tolérance, comme un combat. Un mot peut-être avant que nous ayons le duplex avec le recteur, Maurice Niveau, que diriez-vous ? Qu'est-ce que la laïcité pour vous ?
M. Bayrou : C'est une notion compliquée. Historiquement, elle est agressive. Je crois qu'aujourd'hui elle peut être un lieu de réconciliation.
A. Sinclair : Elle n'est pas neutre pour vous néanmoins ?
M. Bayrou : Si elle est neutre, elle est morte. Si elle se contente d'être un simple lieu d'observation, elle est en dehors de la réalité.
A. Sinclair : Nous sommes en duplex avec Lyon, avec l'ancien recteur, Maurice Niveau. Nous sommes à l'École normale supérieure de Lyon, dans un endroit splendide architecturalement parlant.
Monsieur le recteur, vous avez été recteur pendant 25 ans. Vous avez connu 12 ministres de l'Éducation nationale. Et l'école, son projet, son avenir, c'est toute votre vie et l'objet d'une réflexion que vous avez, vous aussi, couchée dans un livre qui s'appelle « Les politiques et l'école, entre le mensonge et l'ignorance », aux éditions E.S.F.
Je voudrais savoir, Monsieur le recteur, si vous partagez l'analyse de François Bayrou sur la laïcité ? Si vous pensez, vous aussi, que c'est un des enjeux majeurs de notre société ?
M. Niveau : C'est sûrement en enjeu majeur mais disons simplement que la laïcité repose essentiellement sur l'esprit de tolérance et sur le respect d'autrui. Les valeurs fondamentales de la laïcité sont les valeurs de la République.
Bien évidemment, qui pourrait être en désaccord, comme vous le disiez tout à l'heure, avec Monsieur Bayrou lorsqu'on ne peut pas aujourd'hui, dans notre société, dire que la laïcité serait uniquement neutralité. En réalité, elle ne l'a jamais été d'ailleurs. Mais il faut, en respectant les valeurs de la République, le respect d'autrui, organiser le libre débat, même dans l'école, à condition qu'il y ait le respect de toutes les opinions, de toutes les tendances, infiniment.
Il faut savoir concilier les contraires dans une société très conflictuelle. Mais je ne crois pas être en désaccord avec Monsieur Bayrou sur les définitions. J'aurais peut-être des nuances à faire valoir en ce qui concerne l'action, en revanche.
A. Sinclair : François Bayrou.
M. Bayrou : Un mot simplement : Jules Ferry, un jour, a écrit une très belle lettre aux instituteurs sur ce problème de la morale, donc de la laïcité. Il leur a dit quelque chose de simple qui, je crois, est toujours d'actualité : « Si une seule phrase que vous prononcez peut choquer les parents de ceux qui sont en face vous, ne la prononcez pas. Mais si elle ne choque pas, alors engagez-vous et parlez hardiment parce que ce que vous allez transmettre, c'est la morale qui nous réunit et nous fait vivre ensemble ».
Cette phrase de Jules Ferry que je citais un peu librement, il me semble que c'est encore d'actualité pour dire que « la laïcité, ce n'est pas un lieu vide. Il y a une morale de l'école publique et cette morale mérite d'être défendue encore aujourd'hui ».
A. Sinclair : Morale de l'école publique, vous êtes d'accord, Maurice Niveau ?
M. Niveau : Tout à fait. La morale laïque représente des valeurs universelles, mais elle ne peut pas être vécue aujourd'hui, à la fin de ce siècle, comme elle a été vécue à la fin du XIXe siècle. Les conditions ne sont pas du tout les mêmes.
A. Sinclair : À quoi pensez-vous, par exemple ?
M. Niveau : La référence aux valeurs est un problème constant qu'il faut surmonter. Je ne vois pas d'ailleurs en quoi nous pourrions différer, entre familles d'esprit différentes, sur ces valeurs fondamentales qui ont en effet, comme le dit Monsieur Bayrou, une portée universelle.
Le vécu, la façon dont on peut apaiser les conflits, grâce à l'école et dans l'école, à partir des valeurs de la laïcité, demande une démarche aujourd'hui plus audacieuse, une discussion beaucoup plus ouverte. Et c'est là où, en effet, le droit à la diversité, dont Monsieur Bayrou parle dans son ouvrage, doit être véritablement mis en application.
A. Sinclair : Vous avez le sentiment que ce n'est pas le cas. Nous sommes franchement dans le sujet aujourd'hui. Tout à l'heure, Monsieur Bayrou montrait un autocollant à propos de la violence en disant que les lycéens prônaient le respect. N'est-ce pas un des problèmes majeurs aujourd'hui, en effet, de l'école ? Et la laïcité, c'est aussi le combat pour la tolérance, le respect de chacun dans une école, aujourd'hui, qui est livrée aussi à la violence.
Livrée à la violence, François Bayrou hoche la tête, il n'est pas très content.
M. Niveau : Je crois que vous rapportez un témoignage autant qu'une opinion, à savoir que certaines initiatives prises par le ministre, par Monsieur Bayrou, ont pu étonner, ont étonné les enseignants. Exemple : la décision ministérielle d'organiser le même jour à la même heure deux heures de discussion dans les lycées, les collèges et les écoles sur la violence, a été, je dois le dire, mal perçue. Pourquoi ? Parce que les enseignants n'ont pas attendu cette rentrée scolaire pour faire face à ces problèmes qui sont d'ailleurs les problèmes de fracture sociale.
Les enseignants, les chefs d'établissement, les communautés éducatives sont au premier rang de ce combat pour résorber la fracture sociale. Les enseignants agissent avec générosité, avec compétence et ils ont été étonnés qu'on leur demande, le même jour à la même heure, de traiter de ce problème comme s'ils ne l'avaient jamais fait. Je crois qu'il y a quelque prudence à prendre et, sur ce point, je voulais marquer ma différence autant que leur différence.
M. Bayrou : Monsieur le recteur, je ne suis pas d'accord avec vous sur le fait, les enseignants ont été « pour » et non pas réservés. Ils ont bien raison, je crois, de l'avoir été. Dans mes fonctions ministérielles, j'ai inventé une loi Bayrou. La loi Bayrou a trois articles :
Premier article : Monsieur le ministre, cela se fait déjà. Il y a toujours, ici ou là, des enseignants qui le font. Mais je voudrais remettre le recteur Niveau dans la situation où j'étais quand j'ai pris cette décision : En trois jours ou quatre jours, deux collégiens avaient été assassinés, étaient morts - l'un d'un coup de couteau et l'autre d'une balle dans la tête ou dans le coeur - parce qu'on n'avait pas fait attention et il m'a semblé - peut-être par idéalisme là encore, mais je le revendique – que le ministre ne pouvait pas rester indifférent quand des collégiens mouraient à la porte des collèges, les bras croisés, en comptant ce genre d'accidents. Et il m'a semblé qu'au moment de la rentrée, c'était le moment de dire à tous : « Stop, arrêtons-nous. Essayons ensemble de nous interroger sur les raisons qui font qu'un enfant peut mourir parce que ses camarades n'ont pas dit que son copain portait un revolver dans son cartable ».
A. Sinclair : Monsieur le recteur, n'était-ce pas justement l'occasion d'une prise de conscience et un arrêt ? Au fond, on s'arrêtait pour réfléchir ensemble. N'est-ce pas, là aussi, lutter contre la violence ?
M. Niveau : Tout à fait, Madame. Ce qui m'étonne, c'est que Monsieur Bayrou parle de la loi du silence dans son ouvrage en ce qui concerne le voile islamique, il ne parle pas de la loi du silence en ce qui concerne la violence. Or, cette loi du silence…
M. Bayrou : C'est la même.
M. Niveau : … cette « omerta », il y a 20 ans qu'elle existe et nous avons assisté à des drames, en effet, épouvantables qui relèvent de la délinquance et du crime. Et ce que j'aurais souhaité, c'est que l'ensemble de l'Éducation, des enseignants, des chefs d'établissement, soit libéré par des paroles fortes. Que les instructions qui ont été données il y a déjà quelques années pour que la coopération avec la police d'abord et la justice ensuite soit renforcée. Bien évidemment, il n'est pas question de faire rentrer la police dans les établissements, mais quand il y a des attaques contre les personnes et contre les biens, il ne faut pas hésiter un instant à faire appel à la police, à avoir la coopération de la justice.
Je dis bien, je souligne que, et là j'en témoigne, il y a plus de 20 ans que la violence a commencé dans les établissements scolaires, mais il y aurait un « livre noir » à écrire sur cette affaire.
M. Bayrou : Monsieur le recteur, si nous pouvions nous mettre d'accord sur le fait que tout ce qui est fait pour la faire reculer - ces deux heures que nous évoquions, la campagne des lycéens et les responsabilités qu'en effet nous devons prendre pour que ça améliore le travail de sécurité autour de l'école - va dans le bon sens, quelle que soit l'origine de cette action. Ce serait déjà une conscience de ce qu'il nous faut faire.
A. Sinclair : Je vous remercie beaucoup.
Merci, Monsieur le recteur d'avoir apporté votre sentiment, au fond, de demander plus au ministre, plus d'actes…
M. Bayrou : … On a toujours raison de demander plus au ministre.
A. Sinclair : C'est le 4e article de la loi Bayrou : il faut demander plus au ministre ?
M. Bayrou : Absolument.
A. Sinclair : Merci, Monsieur le recteur d'avoir été avec nous en direct.
Nous allons faire une pause de publicité, puis après nous parlerons aussi d'éducation nationale, du franc, de Giscard et de la politique.
À tout de suite.
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A. Sinclair : Reprise de 7 sur 7 en compagnie de François Bayrou.
François Bayrou, vous avez fait un aller et retour à Cayenne cette semaine où les élèves étaient révoltés et de demander un certain nombre de choses que vous leur avez accordées. C'est une mission accomplie. Le président de la République vous avait demandé de donner satisfaction aux lycées de Guyane. Cela faisait trois semaines qu'ils étaient en grève. Ils ont obtenu de vous la création du Rectorat qui était tellement attendue, la construction de classes supplémentaires pour les quelques 3 000 enfants Guyanais qui n'étaient pas scolarisés, faute de places dans les écoles. En tout, c'est un plan d'environ 500 MF…
M. Bayrou : Permettez-moi de vous dire : les chiffres sont fantaisistes.
A. Sinclair : Bon, d'accord. En tout cas, c'est un plan d'ampleur qui a été mis en place à la fois par vous-même et par le ministre des DOM-TOM, Jean-Jacques de Peretti ?
M. Bayrou : Deux observations : il y avait des émeutes à Cayenne très graves. Rien n'est jamais bloqué si l'on sait prendre au sérieux ce qui s'exprime, si l'on sait écouter, c'était un dialogue de sourds, c'était bloqué…
A. Sinclair : Il a fallu que les élèves se révoltent pour se faire entendre dans une société de confiance, comme vous dites ?
M. Bayrou : Parce que la société de confiance est à construire. Elle n'est pas encore construite. La société de confiance suppose que les messages remontent de la base pour aller jusqu'au sommet.
Pour l'instant on est à un temps médiatique, mais les messages descendent au lieu de monter. Il faut que nous apprenions les institutions d'une vraie démocratie dans laquelle les jeunes, comme à Cayenne, mais les adultes, tous puissent se faire entendre. Ce n'est pas encore le cas.
Deuxièmement, ma conviction que j'exprime aussi dans le droit au sens : on ne peut plus gouverner de loin.
Il y avait 2 000 kilomètres entre le Rectorat et le terrain…
A. Sinclair : C'était fou !
M. Bayrou : Lorsque vous avez une réunion à faire, il faut prendre l'avion, dépenser des billets d'avion très chers, et naturellement personne ne peut avoir la réalité de la situation en face. Et c'est ce que le président de la République m'avait dit avant de partir, il me l'avait dit avec beaucoup de force, et j'ai vérifié sur place qu'il avait raison.
A. Sinclair : Cette semaine, il y a eu un sondage, une première faite par la SOFRES à l'initiative de la FSU, et c'est une première à l'initiative d'une centrale syndicale : une consultation très large sur l'enseignement.
LE MONDE en a oublié des extraits ou en tout cas l'essentiel. J'ai retenu deux choses :
1) un bilan satisfaisant, c'est-à-dire aujourd'hui à la question : « Comment fonctionne l'école ?»
- 52 % des Français trouvent qu'elle fonctionne bien,
- 46 % qu'elle fonctionne mal.
2) Mais j'ai retenu aussi deux autres chiffres qui m'ont semblé très intéressants :
- 66 % des enseignants pensent que l'école doit transmettre un savoir, une réflexion, un esprit critique ;
- entre 67 et 69 % des élèves et des parents pensent qu'elle doit d'abord préparer à un emploi.
N'est-ce pas là la contradiction formidable de la mission de l'école aujourd'hui ?
M. Bayrou : Le ministre pense les deux. Le ministre pense que si elle ne transmet pas un savoir et une capacité de juger le monde, l'école trahit sa mission. Et si elle ne prépare pas à un emploi, elle ne fait pas son travail.
C'est à chaque instant les deux nécessités que l'on doit prendre en main pour qu'elles ne s'excluent pas l'une, l'autre.
Ce qu'il y a de très réconfortant et de formidable, c'est que, quand vous regardez la vie, vous vous apercevez que plus vous avez de culture, plus vous avez de liberté, plus vous avez de jugement et mieux vous trouvez un emploi. L'un n'est pas exclusif de l'autre.
Et donc je crois qu'il est très intéressant de signaler, comme vous l'avez dit, qu'un titre à la première page des journaux avec : « Les Français heureux de leur école ou contents de leur école », c'est formidable, parce que cela remet aussi à leur place un certain nombre de débats. Mais en même temps cette immense attente double est doublement juste : d'un côté, faire que l'école donne aux enfants la conscience que le temps ne commence pas avec eux, que l'humanité a fait beaucoup de choses avant eux, que de grands écrivains, de grands hommes de l'Histoire ont construit un monde pour eux et qu'ils doivent y prendre leur place, et, en même temps, qu'ils doivent se préparer à un emploi, c'est, me semble-t-il, un très beau et très juste défi.
A. Sinclair : Autre défi, le défi budgétaire. Le budget de l'Éducation nationale a été voté la semaine dernière, vous connaissez la critique majeure qui lui est faite :
5 000 postes supprimés dans le primaire et dans le secondaire, pour la première fois en 50 ans, alors, certes, justifiés par le moindre nombre d'enfants. Mais n'était-ce pas là l'occasion formidable, au contraire, d'essayer de les encadrer mieux, de faire en sorte que dans les classes difficiles, dans les endroits difficiles, il y ait moins d'élèves par classe, surtout quand l'on sait que, et là j'ai été saisie par des maîtres-auxiliaires qui se plaignent que 15 000 d'entre eux sont aujourd'hui au chômage…
M. Bayrou : Anne Sinclair, d'abord ce n'est pas vrai !
A. Sinclair : … chômage partiel ou total, précisent-ils.
M. Bayrou : Ce n'est pas vrai.
A. Sinclair : Aujourd'hui n'est-ce pas un vrai problème, cela ?
M. Bayrou : Anne Sinclair, reprenons les choses : si j'avais supprimé 5 000 emplois, comme vous le dites, dans le primaire et le secondaire, devant les élèves, je serais…
A. Sinclair : … pas renouvelés.
M. Bayrou : ... en faute et vous seriez en droit de me le reprocher.
A. Sinclair : Ce sont les départs à la retraite qui ne sont pas compensés.
M. Bayrou : Absolument pas. Pas un poste d'enseignant qui est devant les élèves, pas un poste de surveillant qui est devant les élèves, pas un poste d'encadrement qui est devant les élèves ne sera supprimé l'année prochaine. PAS UN.
Pas un moyen d'enseignement ne sera en moins l'année prochaine par rapport par rapport à cette année.
A. Sinclair : Les 5 000 postes sont de quel ordre ?
M. Bayrou : C'est dans l'organisation de l'Éducation nationale. C'est une très, très grande machine. Nous allons faire en sorte que son organisation soit désormais meilleure.
Mais pas un poste, vous m'entendez, pas une classe de moins l'année prochaine que cette année. Et, au contraire, dans l'Enseignement supérieur, 3 000 postes de plus. Écoutez ces chiffres parce que je crois qu'il n'y a pas beaucoup de ministres qui auront pu vous dire cela à cette place, aujourd'hui ou hier.
J'aurai créé en deux ans, pour l'Enseignement supérieur, 7 000 postes, 7 000 emplois d'universitaires, de chercheurs, de personnels pour encadrer les étudiants. Et rien que cela, me semble-t-il, mérite d'être souligné.
A. Sinclair : La réforme en effet de l'Enseignement supérieur est sur les rails. Le tutorat, c'est-à-dire l'aide par les élèves les plus âgés, avance, la réforme des DEUG aussi.
M. Bayrou : Formidable ! On vient de mettre en place cela à cette rentrée. Je crois que l'on en a peu parlé, c'est normal, on parle plus de ce qui ne va pas. Mais à cette rentrée, pour la première fois, les étudiants débutants ont été encadrés par des étudiants plus anciens, mieux formés, expérimentés, qui leur ont fait découvrir l'université, les méthodes de travail de l'université, les disciplines et les difficultés de cette université. Vous ne trouvez pas que c'est un formidable signe de solidarité entre générations ?
A. Sinclair : Les étudiants, justement, ont une autre revendication que vous connaissez : ils sont 2 700 000 à dire : On aimerait cette allocation « Études » qui leur donnerait un statut, une autonomie.
C'était l'une des promesses de la campagne de Jacques Chirac. Vous l'avez reprise vous aussi. Quand pouvez-vous apercevoir cette allocation « Études » que vous avez l'intention de leur donner ?
M. Bayrou : Je crois - je touche du bois, un ministre de l'Éducation a toujours intérêt à toucher du bois - que l'on pourra commencer à la mettre en place à la rentrée prochaine, si nous nous mettons d'accord. Je veux dire clairement : s'il n'y a pas d'accord, il n'y aura pas d'allocation d'études. Mais je crois que nous pouvons nous mettre d'accord. Nous pouvons prendre toutes ces aides dispersées, injustes. Injustes pourquoi ? Parce qu'en France il y a deux catégories d'étudiants qui sont très aidés par la Puissance Publique :
– les premiers, ce sont les plus pauvres, et c'est normal ;
– les deuxièmes, ce sont les plus riches.
Et entre les deux, il y a très peu d'aide, ce n'est pas juste.
A. Sinclair : Au fond, ce que vous voulez, c'est une redistribution des aides qui existent ?
M. Bayrou : C'est une redistribution des aides qui existent. Il ne faut pas se tromper, on n'arrivera pas à dépenser des milliards supplémentaires dans la crise de financement public où nous sommes. Mais au moins puis-je prendre l'engagement que pas un franc ne sera distrait et que cet ensemble d'aides, que nous allons désormais apprécier, sera repris pour le distribuer de manière plus juste et plus facile.
A. Sinclair : Dernière petite question : j'ai reçu une supplique des infirmières de l'Éducation nationale qui dépendent donc de votre Ministère, et tous les jeunes savent que l'infirmerie au lycée, au collège, est un endroit très important. C'est un lieu d'écoute, un lieu de refuge. On vient dire son mal de tête ou son mal de vivre. Bien entendu, elles pensent qu'elles ne sont pas assez nombreuses et que, là aussi, on avait promis des postes qui ne sont pas remplis ?
M. Bayrou : Les postes promis seront remplis. J'en crée plusieurs dizaines cette année, et c'est normal. Alors, bien sûr, je sais qu'il y a de très grands besoins.
A. Sinclair : C'est de l'ordre de plusieurs centaines.
M. Bayrou : Avant moi, on les supprimait. J'ai chaque année créé plusieurs dizaines de postes, cela fait des centaines au bout du compte. Peut-être n'est-ce pas assez. Mais je fais vraiment tout ce que je peux.
A. Sinclair : Dans le nouveau contrat pour l'école, vous en aviez prévu quelques milliers ?
M. Bayrou : Non, centaines.
A. Sinclair : Plusieurs centaines ?
M. Bayrou : Oui.
A. Sinclair : Suite de la semaine : Reportages
- Commerce
Le Japon, son empereur, ses sumos, ses paravents, son économie.
Jacques Chirac a repris son bâton de pèlerin pour, une fois de plus, vendre l'entreprise « France ». Son leitmotiv : il faut aller chercher la croissance là où elle est.
- Controverse :
Le coup est venu de l'un des pères du système monétaire européen lui-même : Valéry Giscard d'Estaing. Pour donner de l'oxygène à l'économie française, il plaide pour un franc plus bas par rapport au dollar et au mark. À aucun moment, il ne prononce le mot tabou de « dévaluation » mais ses propos sèment le trouble, un peu à la Bourse et beaucoup dans les milieux politiques.
- Dreux :
Deuxième tour aujourd'hui des municipales à Dreux : une élection qui se joue entre l'extrême droite et la droite, avec la gauche en arbitre. C'est la même situation qu'en juin 1995.
- Fronde :
Un bras de fer sans précédent, le président du GAN refuse de démissionner comme il en a reçu l'ordre de Bercy.
Le ministre de l'Économie exige également le départ du président du CIC, la filiale bancaire du Groupe. Les deux hommes sont sanctionnés pour n'avoir pas assez soutenu l'État dans son projet de privatisation de la banque, projet aujourd'hui interrompu.
- Blocus :
Les routiers sont colère, les négociations avec leur patron dans l'impasse. Leur déception reste entière. Plus de 10 000 camions bloquent une trentaine de villes depuis le début de la semaine, et déjà les premières pénuries d'essence se font sentir, notamment à Caen et à Bordeaux où les dépôts sont inaccessibles.
A. Sinclair : « Des relations sociales dignes du Moyen-Age, des conditions de travail dignes du XIXe siècle », c'est ce que dit Nicole Notat du travail des routiers, vous pourriez dire la même chose ?
M. Bayrou : C'est un conflit, j'allais dire classique, je veux dire entre salariés et employeurs, et les deux ont des points de vue à faire valoir qui sont respectables. Ce que l'on dit de l'emploi du temps, du travail des routiers est tout à fait respectable autant que les contraintes économiques que les patrons mettent en avant.
A. Sinclair : Cela, c'est le centriste !
M. Bayrou : Pas du tout.
A. Sinclair : Vraiment, au milieu, il y a du bon des deux côtés…
M. Bayrou : … et le Gouvernement fait son travail en nommant un médiateur pour rapprocher des points de vue et éviter que le conflit ne dure.
Je crois qu'il n'y a pas tout à rejeter dans ce modèle-là. Je suis persuadé que chaque fois que nous pouvons, nous, prendre nos responsabilités pour éviter qu'un conflit ne s'envenime, même si nous n'en sommes pas partie prenante, puisque c'est un conflit entre employeurs et salariés, nous sommes dans notre rôle.
A. Sinclair : Un mot, parce qu'on a vu les élections de Dreux, je rappelle les résultats que nous donnait Françoise Hugues tout à l'heure, qui sont des résultats partiels mais suffisamment probants pour qu'ils puissent être considérés comme à peu près définitifs, en tout cas sur la tendance :
61 % pour le maire sortant, Gérard Hamel ;
39 % pour Madame Stirbois.
La polémique de la semaine a été initiée par Valéry Giscard d'Estaing sur la valeur du franc par rapport au mark, puis l'euro par rapport au dollar, comment avez-vous réagi ?
M. Bayrou : D'abord, j'ai beaucoup de respect pour Monsieur Giscard d'Estaing, donc ce n'est naturellement pas lui que je critiquerai…
A. Sinclair : Ça commence mal quand on commence comme cela : « J'ai beaucoup de respect mais… »
M. Bayrou : Sur ce point, je ne suis pas d'accord avec lui ou, plus exactement, je suis d'accord avec lui sur un point et en désaccord sur un autre.
Lorsqu'il dit : « Il faudra - quand l'euro existera - que l'on prenne la précaution qu'il soit lisible et compréhensible par tous…
A. Sinclair : … que ce soit un chiffre rond, que cela veuille dire quelque chose…
M. Bayrou : … Que l'on ne soit pas obligés de sortir de Polytechnique ». Comme nous tous ne sortons pas de Polytechnique pour comprendre l'euro, je trouve cela bien. Et il a raison d'appeler l'attention sur cet aspect de la complexité des mécanismes lorsqu'on les invente.
Mais sur l'idée selon laquelle il faudrait une dévaluation du franc par rapport au mark pour sortir la France de l'ornière, je ne suis pas d'accord.
Je ne suis pas d'accord pour une raison simple, c'est que l'euro est le rendez-vous de l'Europe.
Il y a deux choses qui vont se jouer au moment de l'euro :
1°) c'est l'idéal européen, l'espoir européen, l'aventure européenne. Il y a 45 ans que tous les chefs d'État successifs, quelle que soit leur couleur politique, la mènent au nom de la France : Robert Schuman, quand il a lancé les choses ; le Général de Gaulle a continué le président Pompidou a continué ; Valéry Giscard d'Estaing a continué ; François Mitterrand a continué.
Et je suis très profondément heureux que Jacques Chirac ait fait ce choix, courageusement, parce qu'il y a beaucoup plus d'anti-européens aujourd'hui qu'il n'y en avait par le passé. Je me souviens d'un temps où tout le monde était pro-européen.
A. Sinclair : Mais le vrai débat, François Bayrou, aujourd'hui, n'est plus de savoir si l'on y va, mais comment l'on y va ?
Il y a beaucoup de fronts qui s'élèvent, et Giscard est un Européen convaincu, ce n'est pas un jeune freluquet de la politique ?
M. Bayrou : 1. On ira que si l'on a la prudence de ne pas offenser nos partenaires gravement.
Imaginez qu'aujourd'hui nous ayons appris qu'en Allemagne on proposait 10 % de dévaluation du mark pour jouer contre nous, il n'y aurait plus un Français, un responsable français qui ne soit ému d'indignation. Donc, de ce point de vue-là, je ne suis pas d'accord.
A. Sinclair : Vous voulez dire qu'il faut discuter avec les Allemands mais pas sur la place publique, ou pensez-vous que ce n'est même pas un débat que nous devons avoir avec les Allemands ?
M. Bayrou : La monnaie unique, nous ne la ferons que s'il y a un effort de compréhension réciproque des Allemands et des Français.
Compréhension des Français pour les Allemands : il faut comprendre ce que c'est que l'inflation pour un Allemand. C'est un peuple qui a connu le plus grand drame de son Histoire et le plus grand drame de l'humanité à partir d'une inflation folle. Vous vous souvenez ces brouettes de billets qu'il fallait pour aller acheter du pain. Ils ont vécu cela. Le peuple allemand a vécu cela. On ne peut pas lui demander de l'oublier.
Il a retrouvé sa fierté à partir d'un mark équilibré. On ne peut pas lui demander de l'oublier.
Et en même temps il faut que les Allemands comprennent que, pour des Français, une monnaie ne peut pas être gouvernée uniquement par des banquiers. Qu'à côté de l'autorité des banquiers, il convient d'avoir une autorité qui fasse entendre la voix et le besoin des peuples.
A. Sinclair : C'est quoi cela ? C'est un gouvernement européen ?
M. Bayrou : Non, c'est prévu dans le Traité de Maastricht, c'est une autorité politique, gouvernementale, économique, à côté de l'autorité des banquiers.
On a besoin de faire ce double effort de compréhension. Je suis sûr que le Chancelier Kohl y est prêt. Et je suis sûr que nous devons, nous, tout faire pour montrer que la France ne remet pas en jeu la parole qui est la sienne.
On a convoqué le peuple français. On l'a fait voter. Or, le front des anti-européens se multiple, de partout les réactions négatives, hostiles à l'Europe…
A. Sinclair : Mais n'est-ce pas un élément de réflexion ?
Aujourd'hui, à entendre toutes ces voix qui disent : « Attention, comment va-t-on à la monnaie unique ? », les Français ne vont-ils pas la rejeter parce qu'ils la vivent mal, parce qu'ils ressentent cela comme des contraintes trop fortes pour eux ? N'est-ce pas à prendre en compte pour un politique que ces voix s'expriment ?
M. Bayrou : Ce qui doit être pris en compte par un politique, c'est d'abord la sensibilité et l'orientation vers lesquelles il souhaite entraîner le peuple qui lui a fait confiance.
Je trouve que la voix des Européens est trop tiède. La voix de ceux qui croient à la grande aventure européenne, à la fois comme horizon pour le pays et comme le seul moyen de retrouver du travail pour les Français, cette voix-là doit se faire entendre.
Aujourd'hui le drapeau européen traîne dans la boue, on lui crache dessus. On a l'impression qu'il n'y a plus un seul européen dans le monde politique et que, de partout, ce sont les réserves, les pièges, les offenses ou les atteintes à l'idée européenne qu'on met en valeur.
Il me semble que le moment est venu que les pro-européens acceptent de nouveau d'assumer l'idéal historique qui est le leur, et ils auront raison de le faire.
A. Sinclair : Deux mots de politique : Jacques Chirac au Japon a dit qu'il maintenait la politique de rigueur, même si elle n'est pas toujours comprise par l'opinion, ce qui a été traduit par : « pas de changement de politique, ni, voire, pas de changement de Premier ministre ».
Faites-vous, pour autant, partie de ceux qui, comme Nicolas Sarkozy, souhaitent qu'il y ait un Juppé III élargi aux Balladuriens ?
M. Bayrou : Il y aura un jour, naturellement, prise en compte de l'ensemble de la composition de la Majorité dans le Gouvernement. Mais je crois que ce qui est très important, c'est que cela n'apparaisse pas comme un signe de faiblesse. Il faut que cela soit accompagné d'une réaffirmation de la voie que suit la France : où allons-nous ? Il est naturel et normal que, lorsque cette réaffirmation aura été faite et que nous serons profondément d'accord sur cette orientation, l'architecture du Gouvernement puisse intégrer d'autres bonnes volontés.
Plus il y aura de bonnes volontés et mieux ce sera.
A. Sinclair : François Léotard qui est président de I'U.D.F. n'est pas exactement toujours sur la même ligne que vous. Disons qu'il est généralement assez critique sur la politique suivie, alors que vous, vous avez, au contraire, affirmé très clairement votre soutien à Alain Juppé. Y-a-t-il deux lignes à I'U.D.F. ?
M. Bayrou : Non. Et j'ai été heureux d'entendre François Léotard rappeler hier, en sortant de Matignon, à quel point il se sentait solidaire du Gouvernement en le soutenant.
Vous savez, on parle beaucoup de l'impopularité du Premier ministre. Je voudrais ajouter que, même dans la difficulté des sondages, le Premier ministre, les Français le croient encore courageux, franc, assumant y compris l'impopularité de sa fonction, et je suis heureux de voir que de plus en plus de membres de la Majorité le disent.
A. Sinclair : Et vous n'avez pas l'impression que, quand on lit votre livre comme une autre manière de faire de la politique, cela peut vous amener à avoir un grand écart un peu difficile entre « coller autant au Premier ministre » comme vous venez de le faire et, en même temps, dire tout ce qu'il faudrait faire et qu'à vous lire, en gros, on ne fait pas aujourd'hui ?
M. Bayrou : Écoutez, je suis dans ma mission en essayant d'être de ceux qui rassemblent au lieu de diviser, en essayant d'être de ceux qui construisent au lieu de détruire. Il me semble que nous devrions tous faire cela, et si l'on croit que les Français vont nous faire crédit de nos divisions, on se trompe. Les Français, nous les ferons gravement payer. Pour le reste, il est naturel que chacun essaie de donner sa vision du monde dans lequel nous sommes.
Si les hommes politiques faisaient davantage l'effort de faire entendre ce qu'ils ont de plus profond, ce ne serait pas plus mauvais pour l'action politique.
A. Sinclair : Fin des images de la semaine :
- Sacrée rencontre : Castro au Vatican, comme quoi tout arrive ! Le dernier des grands staliniens chez l'un des adversaires les plus déterminés du communisme, la poignée de mains est on ne peut plus symbolique.
- Algérie :
La terreur à huis clos. Rares sont les images qui nous parviennent d'Algérie. Pourtant chaque jour voit son lot de massacres.
Dans son dernier rapport intitulé « Le silence et la peur », Amnesty International parle de 50 000 morts depuis 5 ans.
- Zaïre :
Combien sont-ils encore ? 700 000 selon l'ONU ? 800 000 selon la Croix Rouge ? Ou seulement 175 0000, comme l'affirment les Américains ?
Personne ne le sait réellement mais cette querelle arithmétique en dit long sur les volontés des uns et des autres à intervenir.
A. Sinclair : François Bayrou, vous venez de regarder ces images, mais c'est l'Algérie qui vous a fait réagir ?
M. Bayrou : J'ai toujours cette idée à l'esprit : un incendie, au début on l'éteint avec un verre d'eau. Et puis, après, les plus grandes réserves n'y suffisent pas.
Cela m'a rappelé cette très belle phrase de Georges Bidault au moment des accords de Munich. Il a dit : « Lorsqu'il s'agit de dire non, le meilleur moment, c'est le premier ». Et en face de l'intégrisme, le meilleur moment pour dire non, c'est le premier.
A. Sinclair : Je vous remercie d'avoir participé à cette émission, François Bayrou.
La semaine prochaine, je recevrai Alain Madelin, une autre voix de la Majorité.
Dans un instant, le journal de 20 heures de Claire Chazal.
Merci à tous.
Bonsoir.