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L'HEBDO - La non-participation de la CGT à la manifestation du 16 octobre est-elle un gage de bonne conduite à l'égard des autres confédérations ou les prémices d'une redéfinition de l'indépendance syndicale ?
Bernard THIBAULT - « De nombreux commentaires, débats ont accompagné la décision de la commission exécutive confédérale, qui traduit les orientations de la CGT en matière d'autonomie de réflexion et de prise de décision. L'analyse de l'initiative, nous a conduits à ne pas y participer, dans la mesure où les objectifs ne nous semblaient pas conformes à nos préoccupations syndicales.
Le contexte est inédit. Dans une période de débats parlementaires sur la deuxième loi de réduction du temps de travail, où chaque parti essaye de faire valoir son point de vue, il n'est pas banal qu'une partie de la majorité gouvernementale décide de descendre dans la rue. Il existe forcément un problème d'interprétation du côté des organisateurs, des observateurs, sur le sens de cette manifestation, sur son mot d'ordre. Nous avons retenu que son objectif principal était d'alimenter un débat de nature politique, entre les différents partis de la majorité, sur le sens de l'action gouvernementale. Certains partis sont favorables à des réformes plus profondes, plus rapides, plus radicales et d'autres sont plus hésitants.
Les conditions de décisions de la manifestation et le contour des organisateurs ne laissaient d'autres choix à la CGT, que d'apparaître comme se ralliant ou pas à une initiative de caractère politique. La CGT ne pouvait pas jouer un rôle d'arbitre dans un débat qui échappe à ses prérogatives. »
L'HEBDO - En ne participant pas à une manifestation porteuse de thèmes sociaux n'abandonnez-vous pas une partie de votre champ d'intervention ?
- « Je pense que les salariés ont tout à gagner d'un débat politique plus ancré sur leurs préoccupations. Nous avons trop fait le constat de l'éloignement de la politique vis-à-vis des réalités sociales, pour ne pas nous satisfaire de les voir aux centres des échanges et des initiatives des partis politiques. Bien évidemment, il importe que chacun reste sur son terrain d'intervention. Personne n'aurait intérêt à ce que des partis politiques tentent de se substituer aux organisations syndicales. »
L'HEBDO - Les autres confédérations syndicales ont adopté la même position pour des motivations différentes ?
- « Le réflexe qui a prévalu pour les autres confédérations, les conduit à écarter les propositions émanant d'un parti politique. Ce n'est pas l'état d'esprit de la CGT. Au contraire, nous avons même signalé qu'à sa manière, l'initiative recoupait un certain nombre de préoccupations de l'organisation syndicale. Mais du fait de son caractère, nous avons préféré que nos adhérents se déterminent individuellement à partir de leur appréhension politique de l'action gouvernementale. »
L'HEBDO - Quand les deux organisations dans lesquelles vous occupez des responsabilités nationales adoptent des décisions divergentes, les contradictions ne doivent pas être faciles à vivre ?
- « Il y a forcément des choix à faire, voir des hiérarchies à établir. J'exerce la première responsabilité dans la CGT, c'est un mandat qui prime sur tous les autres. J'ai toujours voulu exercer ma responsabilité syndicale, sans cacher ma préférence politique. De toute façon, si j'avais voulu la cacher, c'est raté et c'est mieux ainsi. Je ne reproche pas aux responsables syndicaux des autres confédérations d'exprimer des sympathies politiques. Je remarque qu'on souligne régulièrement celle d'un secrétaire général de la CGT et moins souvent celle des autres. J'essaie d'assumer mon choix, en faisant la démonstration que mon engagement politique n'a pas une influence déterminante sur ma responsabilité syndicale. »
L'HEBDO - Est-il possible pour un secrétaire général de la CGT d'avoir une position individuelle ?
- « Ce devrait être normal. Je savais par avance que dans les deux hypothèses, être ou ne pas être dans cette initiative à titre personnel, cela allait provoquer un débat et susciter de nombreux commentaires. »
L'HEBDO - Il semble peu surprenant qu'un gouvernement de gauche cherche un appui parmi les syndicats ?
- « Quelle que soit sa coloration, un gouvernement préfère le soutien à la critique syndicale. Non qu'il conteste a priori le fait syndical mais parce que, comme tout pouvoir, il a tendance à vouloir éviter les contre-pouvoirs. Le syndicalisme défend une partie de la population, le salariat. C'est la défense de ses intérêts qui nous guide en toute circonstance. Les syndicalistes ne doivent pas hésiter à préserver leur autonomie d'analyse pour apprécier une politique gouvernementale à partir de son contenu et non en fonction de sa coloration.
Après 1981, dans une période où là gauche était au pouvoir, il avait été reproché à la CGT de ne pas avoir assumé totalement ses responsabilités, en adoptant une attitude de bienveillance, a priori, à l'égard d'un gouvernement. Dans le même temps, cela ne doit pas conduire à être plus exigeant ou démagogique, pour faire la démonstration de son indépendance. »
L'HEBDO - Dans un de ses discours, prononcé en 1945, Benoît Frachon expliquait le comportement de la CGT à l'égard des mesures gouvernementales : « Il nous appartient de les combattre quand elles sont contraires aux intérêts de la classe ouvrière et de les soutenir quand elles sont conformes à ses aspirations ». Cinquante ans plus tard rien n'a changé ?
- « Ce débat de principe existe depuis que le syndicalisme est né. Le rapport au politique fait partie des premières questions abordées par les syndicalistes, lorsqu'ils se sont réunis pour créer cet outil qu'est le syndicat. Dans la mesure où le contexte politique évolue, il est logique et même sain que cette question fasse réfléchir et que sa mise en oeuvre concrète se traduise par des hésitations, des interrogations. La traduction de nos orientations peut varier. Notre position du mois d'octobre ne signifie pas une fin de non recevoir à l'égard d'initiatives venant de partis politiques. S'il n'y avait pas eu coalition dans certaines périodes entre le mouvement syndical et une partie des forces politiques, je fais référence à la résistance, à l'occupant, notre pays ne serait peut-être pas ce qu'il est. »
L'HEBDO - L'affaiblissement des partis politiques ne les conduit-il pas à rechercher des forces d'appoints à l'intérieur du mouvement social ?
- « D'aucuns se souviennent peut-être de tentative de recomposition syndicale sur la base de stratégie politique. Il était question d'opposer à la CGT, incarnant un syndicalisme de classe, un syndicat ou une grande force réformiste proposant une alternative syndicale. Ce projet a échoué parce que les syndicalistes ne peuvent pas se retrouver dans un paysage syndical, façonné à partir de considérations d'abord politiques. D'autres tentatives existent. Le Front national a lui aussi essayé « d'instrumentaliser » l'action syndicale au service d'un message politique et d'une idéologie. Il s'agissait par le canal syndical de promouvoir le racisme et la xénophobie.
Cette tentation « d'instrumentaliser » ou d'encadrer le fait syndical n'est pas propre à la France.
En France, d'aucuns estiment qu'il y aurait des liens de dépendance, parce que des militants syndicaux s'engagent, par ailleurs, au plan politique. Il y aura bientôt 700 000 adhérents à la CGT. Ils ont, comme le confirment les sondages d'opinion, des sensibilités politiques majoritairement de gauche, mais très variées. Comment faire en sorte que cette diversité d'opinions, de sensibilités politiques, ne constitue pas un frein à l'engagement collectif pour la défense des salariés ? Cela implique d'admettre que chacun de ses membres soit libre de s'engager, avec plus ou moins d'intensité, dans le parti de son choix, s'il en a envie, dès lors qu'il respecte le mode de vie syndicale normale au sein de la CGT. »
L'HEBDO - Faites-vous une distinction entre indépendance et autonomie ?
- « Je pense que les deux notions assez voisines s'articulent. L'indépendance syndicale sous tend une autonomie de réflexion et de positionnement de la CGT. Ce sont les adhérents de la CGT qui réfléchissent, analysent et prennent les décisions. Pour autant l'organisation ne fonctionne pas en vase clos. D'autres débats influent sur ses propres réflexions. Les débats politiques, sociétaux, rejaillissent sur les échanges internes. Le syndicat a besoin d'être en prise avec la société pour dessiner son point de vue. A chaque fois, le syndicat se positionne avec la volonté de rassembler ses membres par-delà leurs diversités pour atteindre ses objectifs. Mais il est plus facile d'adopter des théories en congrès que de les mettre en oeuvre. Voilà pourquoi les débats du mois d'octobre ont été aussi intenses. »
L'HEBDO - Est-ce l'annonce pour la CGT d'un retour à la Charte d'Amiens ?
- « Il ne s'agit pas d'un retour à la Chartres d'Amiens. Au cours de nos débats, nous avons souligné combien l'action syndicale ne pouvait se suffire à elle-même, pour faire évoluer la société. Par exemple, les questions de morales, d'éthiques, qui se posent, ne peuvent pas être uniquement examinées sous un angle syndical. Elles interpellent les citoyens dans leur ensemble. Le syndicalisme doit admettre ses limites. Il ne peut pas prétendre définir la société de demain à partir des besoins des seuls salariés.
À maintes reprises, et notamment à l'occasion des élections politiques, la CGT a essayé, à sa manière, d'éclairer les salaries sur l'enjeu des scrutins. Le discrédit de l'action politique est aussi préjudiciable à l'action syndicale. Il n'est pas bon pour la démocratie d'avoir des institutions qui reposent sur une participation de 20, 30 ou 40 % d'électeurs. »
L'HEBDO - Comment voyez-vous l'évolution des rapports entre le politique et le syndical ?
- « Les organisations syndicales et les partis politiques ont tout à gagner à l'existence de rapports normaux d'organisation à organisation.
Nous avons besoin d'établir des relations transparentes, pour afficher nos points de convergences et nos désaccords. Ce n'est pas parce que les partis comptent des adhérents à l'intérieur des syndicats, qu'ils y sont représentés.
Les sensibilités politiques au sein des organisations syndicales ne peuvent pas se substituer aux rapports entre organisations. »
L'HEBDO - Vous étiez le mois dernier au congrès du syndicat britannique TUC. Vous semble-t-il que l'indépendance syndicale progresse en Europe ?
- « Je remarque qu'après avoir longtemps compté sur l'alternance politique pour espérer obtenir des avancées sociales, le TUC s'aperçoit que la présence de Tony Blair et d'un gouvernement travailliste ne suffit pas. Pour obtenir gain de cause sur des revendications sociales, d'autres ingrédients sont utiles, comme la mobilisation. Cela conduit le TUC à une certaine prise de distance à l'égard du parti travailliste pour préserver une indépendance d analyse et d'action. C'est une évolution historique très importante pour le syndicalisme britannique.
En Allemagne, l'évolution syndicale est similaire. Le DGB a compté dans le débat politique qui a conduit à la victoire de Gerhard Schröder. Aujourd'hui le syndicat allemand conteste certains points de la politique menée.
Je crois que cette appréciation vaut aussi pour l'Espagne, le Portugal et d'autres pays européens où l'interaction syndicat-politique est plus marquée qu'elle ne l'est en France. J'en conclus qu'il existe une réelle tendance à plus d'indépendance du mouvement syndical en Europe. »