Texte intégral
Mme CHABOT : Bonsoir. Une émission un peu différente ce soir. Nous allons essayer de répondre à la question « Franchement, comment va la France ? » après l’intervention du Président de la République, l’adoption par les Socialistes de leur projet économique et après le Conseil européen.
M. DUHAMEL : Nous avons donc demandé à Dominique STRAUSS-KAHN et à François BAYROU, qui sont à la fois deux personnalités politiques importantes et puis qui sont en même temps deux esprits libres, qui sont capables de s’expliquer aussi par eux-mêmes en fonction de leur propre conviction, de nous répondre.
Mme CHABOT : Alors, tout de suite, comment va la France ? Question posée par Nathalie SAINT-CRICQ, Olivier CAROFF et la plupart des journalistes des services de la rédaction de France 2 a beaucoup de personnalités. Diagnostic. Portrait.
Portrait
M. LANG : La France est un grand pays qui ne demande qu’à se réveiller, qu’à se mobiliser, qu’à aller de l’avant. Mais malheureusement la France est dans la panade.
M. DRUT : À l’étranger, les étrangers ont une image beaucoup plus positive de la France et de sa capacité à réagir que les Français eux-mêmes.
M. CHEVENEMENT : Avec 4 ou 5 millions de chômeurs réels, la France va évidemment mal.
M. BLONDEL : Je ne ressens même plus ce que je ressentais au mois de septembre, c’est-à-dire la volonté des gens de refuser la soumission et de se battre.
Mme VEIL : Peut-être un peu trop morose par rapport à la situation objective.
M. LAMASSOURE : La France a toutes les raisons de retrouver le moral. La France est un pays qui a traité, maintenant, ses vraies maladies de fond et qui recommence à avoir des résultats économiques dignes d’elle et dignes des efforts des Français.
M. ARTHUIS : La croissance revient.
M. SARKOZY : La France est dans une situation difficile mais elle a en elle-même toutes les forces pour s’en sortir si on met en place et en œuvre les réformes dont on a besoin.
M. HUE : Les Français sont angoissés, inquiets pour l’avenir et en même temps, j’ai un autre sentiment. C’est une France, c’est des Français qui ont envie de faire valoir des atouts. La France a des atouts.
M. PERETTI : La France a de fantastiques atouts mais si tout le monde rase les murs en disant : Mon Dieu, qu’est-ce qui va m’arriver ? Il est évident qu’on ne sort pas de chez soi, qu’on ne fait rien.
M. LELLOUCHE : Il y a nettement un déficit ou un cafouillage au niveau de la communication gouvernementale qui ajoute à l’anxiété. Je crois que si les Français comprenaient vers quelle gare on veut les mener, je crois qu’ils seraient à bord du train.
Mme LIENEMANN : C’est la crise de l’État et des élites qui se répercute sur les Français en plus du libéralisme ambiant qui crée une crise sociale sans précédent.
M. MADELIN : Je suis plutôt frappé entre le décalage du sommet et de la base, entre l’impuissance publique trop souvent au sommet et l’extrême vitalité de la société française.
M. HOLLANDE : Il faut que les gouvernements prennent conscience que ce pays va mal mais qu’en même temps on peut le réformer. Et pour qu’il aille mieux, il faut d’abord lui donner un peu d’espoir.
Mme NOTAT : La France, elle a une grande envie de changer. Elle a une grande envie d’expérimenter et d’innover. En même temps, elle a peur de son avenir et c’est des risques de repli sur chaque individu.
M. DUHAMEL : Dominique STRAUSS-KAHN, vous, comment est-ce que vous la sentez la France en cette fin d’année ?
M. STRAUSS-KAHN : Je la sens morose. Je sens qu’elle n’a pas confiance. Je sens aussi qu’on ne lui donne pas confiance, c’est-à-dire que rien, notamment dans la dernière intervention du chef de l’État, n’indique le trajet qu’il faut suivre, l’objectif vers lequel on veut aller et, dans ces conditions, je vois mal comment elle va se redresser rapidement.
Il faut à l’évidence changer de politique et ce n’est pas ce que le Président nous a annoncé.
M. DUHAMEL : François BAYROU ?
M. BAYROU : Il y a des choses qui vont mal et des choses qui vont bien. C’était d’ailleurs drôle d’entendre la succession de témoignages qu’on vient d’avoir, un tout petit peu caricatural.
Les choses qui vont mal, tout le monde le sait, c’est le chômage, et le chômage, il est destructeur de société. En effet, de ce point de vue là, ça ne s’arrange pas comme on le voudrait.
Et puis il y a un deuxième aspect. Il y a des choses qui vont bien. C’est un pays commercialement qui réussit, par exemple, à être bénéficiaire dans ses échanges avec tous les pays qui sont ses concurrents...
Mme CHABOT : Ce n’est pas palpable pour les Français...
M. BAYROU : Attendez, ce n’est pas palpable pour les Français. Permettez-moi de vous dire que c’est palpable pour ceux qui sont les travailleurs qui travaillent pour le commerce extérieur. Il y en a un sur quatre en France. Donc c’est extrêmement palpable pour les Français.
Il y a d’autres atouts qui sont considérables. Pardonnez au ministre de l‘éducation nationale de dire que, par exemple, le fait que nous ayons une des populations de jeunes les mieux scolarisées ou les mieux formées du monde, c’est un atout.
Donc, je crois qu’il faut éviter les portraits en blanc et noir dans ce genre de chose, en tout cas éviter de dire que tout va bien, parce que ce serait absurde, éviter de dire que tout va mal parce que sans cela naturellement on en revient aux débats caricaturaux.
Mme CHABOT : Pour relancer sur le même thème, nous avons posé aussi cette question aux Français par l’intermédiaire de l’Institut IPSOS. Donc question ouverte. On demande aux personnes interrogées quelle est la situation aujourd’hui de la France, quels mots spontanément viennent à la bouche pour le dire ?
Positif : 7 % seulement de mots positifs, redressement, amélioration.
En revanche, vous le voyez, 91 % d’expressions négatives avec en tête chômage, désastre, catastrophe, situation mauvaise, morosité, déprime.
Expression neutre : 2 %
Europe
Et sans opinion 4 %
Alors, vous avez vu, les Français sont très, très pessimistes, avec des mots qui sont très forts. Qui doit redonner le moral ? Le gouvernement ou l’opposition ?
M. BAYROU : Non, le gouvernement a sa part de responsabilité. Il serait absurde qu’il l’élude. Quant à l’opposition, on souhaiterait qu’elle soit responsable. Une seule chose qui mérite d’être dite.
Le chômage que nous n’arrivons pas à corriger, c’est vrai, d’où vient-il ? C’est le stock... Je dis ça sans caricature. C’est très simple. Je vous donne les chiffres. De 81 à 86 : 700 000 chômeurs de plus, 1re marche. Entre 86 et 88, on stabilise. De 89 à 93 : 800 000 chômeurs de plus et aujourd’hui nous n’avons pas un chômeur de plus qu’en 1993.
Monsieur STRAUSS-KAHN, ce n’est pas pour avoir des débats agressifs entre nous, je ne le souhaite pas et vous non plus je crois, mais ce chiffre que je viens de dire est vrai. Nous n’avons pas aujourd’hui un chômeur de plus qu’en 1993.
M. STRAUSS-KAHN : Vous avez changé la manière de comptabiliser les chômeurs.
M. BAYROU : Non, pas du tout. Vous savez que non...
En chiffres, à données égales... Vous qui êtes un économiste...
M. STRAUSS-KAHN : Puisque vous ne voulez pas de caricature, ne faisons pas de caricature. Je trouve qu’on ne peut pas vous demander plus que de dire que le gouvernement a sa part de responsabilité. C’est bien le moins que vous devez accepter.
M. BAYROU : Absolument.
M. STRAUSS-KAHN : Ce qui est vrai, c’est que depuis 20 ans, dans ce pays, il y a eu au pouvoir 10 ans la Droite et 10 ans la Gauche et que, dans ces conditions-là, il me semble que c’est pour le moins raisonnable de vouloir chacun prendre sa part de la hausse du chômage.
On pourrait opposer aux chiffres que vous avez évoqués, le fait que la seule période dans ces 20 ans où le chômage a baissé, c’est la période 88-89 parce qu’il y avait de la croissance plus forte que dans les autres pays...
J’aimerais mieux qu’on parle de 97...
M. BAYROU : C’est important sur un point. S’il est avéré que le stock de chômeurs que nous avons, c’est le stock de chômeurs de 93, alors il est absolument essentiel de ne pas rééditer les erreurs qui ont fait que la France, pendant cette période, sous vos gouvernements, ont accumulé tant...
Donc, faisons attention à ça.
Mme CHABOT : Deux questions posées encore aux Français, via IPSOS. La première question, vous allez voir, c’est le degré d’optimisme pour l’année 97 : 49 % pensent que la situation économique va encore se détériorer, et dernière question : la politique du gouvernement va-t-elle réussir en 97 ? Vous voyez que les Français là aussi sont pessimistes : 56 % non. Un petit mot de chacun avant de passer à autre chose.
M. STRAUSS-KAHN : Je suis désespéré que ce soit le résultat qu’on obtienne. Je préférerais que les Français aient confiance dans l’avenir et dans la politique du gouvernement. Malheureusement, on voit bien que malgré les arguties chiffrées qui peuvent exister, les Français maintenant, je crois, ont fait les comptes.
Ils ont fait le compte. Le chômage continue d’augmenter malgré les promesses mirifiques du candidat CHIRAC pendant la campagne électorale, et d’ailleurs le principal instrument qui mettait en avant le CIE est à l’origine de très peu d’emplois et donc on comprend qu’ils n’aient pas confiance. A tout le moins souhaiteraient-ils avoir un gouvernement qui leur dirait : c’est difficile, mais voilà ou nous voulons aller. Et il est clair que vous ne dites pas ça parce que vous ne savez pas où vous voulez aller.
M. DUHAMEL : Qu’est-ce que vous répondez ?
M. BAYROU : Ça c’est la politique comme on en faisait, il y a 20 ans...
M. STRAUSS-KAHN : Non, faites-en aujourd’hui. Le Président de la République ne nous l’a pas dit. Dites-nous...
M. BAYROU : C’est très simple. Un, je crois que le projet social du Président de la République n’a pas changé et il a eu raison de le dire, c’est-à-dire que cette espèce d’entreprise, comment dire, de réconciliation de la France entre deux groupes qui ont entre eux une fracture, ce projet n’a pas changé.
M. STRAUSS-KAHN : Vous trouvez que ça a avancé ou pas ?
M. BAYROU : Pour réussir à répondre aux problèmes, il faut deux choses. Il faut, un, corriger les difficultés intérieures de la France et, deux, donner à la France un instrument qu’elle n’a pas jusqu’à maintenant pour être dans la grande compétition du monde à égalité avec les autres, et c’est de l’instrument européen que je parle et sur ce point vous ne me démentirez pas.
Il faut ces deux choses-là. Donc les réformes intérieures, elles sont très difficiles à faire. Et puis, l’entreprise européenne elle est elle aussi difficile, mais je crois qu’elle est mieux engagée...
Je veux dire que donc, il y a un but tracé et il y a un mouvement. Je crois que les Français se rendent mieux compte qu’on ne le dit de la difficulté de la situation. D’ailleurs, il l’a dit.
M. STRAUSS-KAHN : Le problème n’est pas celui-là. Le problème est de savoir si la construction européenne, objectif sur lequel je pense qu’on se retrouvera, pas obligatoirement sur la façon dont ça se fait, mais sur l’objectif, n’est pas en soi un objectif indépassable. On ne peut pas fixer l’horizon des Français uniquement...
M. DUHAMEL : Sur chacun de ces points, les réformes et l’Europe, de toute façon on va y revenir.
Mme CHABOT : Je vous propose maintenant d’avoir un regard extérieur sur la France. Il y a quelques semaines, c’est le magazine Newsweek qui se penchait sur la situation de la France et sur la manière dont elle est gouvernée par Jacques CHIRAC et Alain JUPPE et donc maintenant vous allez être interrogés par deux confrères qui sont correspondants à Paris, l’un est Européen, Italien, et l’autre est Américain.
Première question.
Politiquement incorrect
Arturo GUATELLI : Corriere della sera
Je dois vous avouer, Messieurs les ministres, que l’analyse de la France faite par le Président CHIRAC m’a beaucoup impressionné, m’a beaucoup frappé car les mots qui revenaient le plus souvent étaient la peur, la frilosité, la violence, le pessimisme, l’immobilisme, voire le conservatisme. Or, je me demande et je vous demande comment les hommes politiques français peuvent encore aujourd’hui parler sans rougir du soi-disant message universel de la France et se poser en donneurs de leçons soit en démocratie, en économie, en politique, les Droits de l’Homme, etc.
M. DUHAMEL : Alors François BAYROU, est-ce qu’on est encore en état de donner des leçons aux autres ?
M. BAYROU : D’abord, entre nous, que ce soit un journaliste italien qui dise que la France n’est plus en état de donner des messages au monde...
M. DUHAMEL : Ça vous satisfait ? C’est un hommage involontaire...
M. BAYROU : C’est une manière déjà de donner la portée de la question. Je crois que la France a un message universel, même si c’est naïf, même si c’est idéaliste, et je crois que si nous perdions le sens d’avoir ce message universel, nous trahirions quelque chose de précieux. Donc moi je ne suis pas prêt à abandonner cette...
M. DUHAMEL : La question, c’est ce qui était intéressant, il disait : vous avez peut-être encore envie de transmettre ce message, mais vous n’êtes plus en état de le faire, on ne vous écoute plus. C’est ça qu’il disait.
M. BAYROU : Les peuples qui ne se rendent pas compte des difficultés qui sont les leurs et qui ne sont pas capables de les nommer, au moins à défaut de les résoudre immédiatement, les peuples qui ne sont pas capables d’identifier leurs difficultés ne sont pas à la hauteur de leur tâche historique. Nous, au moins, je crois, les uns après les autres nous avons fait ce choix…
M. STRAUSS-KAHN : Je ne crois pas quand même qu’on puisse se contenter de nommer les difficultés ou, comme le faisait Jacques CHIRAC, de faire l’analyse. La responsabilité de ceux qui sont au pouvoir, c’est de résoudre les problèmes. Vous êtes aujourd’hui au gouvernement. Le problème n’est pas que vous nous disiez : voilà toutes les difficultés. Le problème, c’est que vous apportiez des solutions.
M. BAYROU : C’est que nous apportions des solutions pour corriger une situation dont chacun se souvient que sur beaucoup de plans, et en particulier sur le plan qui nous occupait a l’instant, celui du chômage, elle a été créée avant 1993 et je crois qu’il n’est pas normal que vous vous présentiez vêtu de probité candide et de lin blanc comme si vous n’aviez pas participé...
M. STRAUSS-KAHN : Vous n’allez pas mener tout ce débat en essayant de dire...
Vous savez ce que j’en pense ? À la limite ça m’est indifférent… Sauf que depuis 10 minutes, vous ne faites que dire : c’est votre faute. Laissons ça et parlons des propositions de ce que vous ne faites pas depuis un an et demi et ce que nous proposons de faire...
Mme CHABOT : Alors autre question et autre regard américain du correspondant de Time Magazine en France. La question s’adresse à tout le monde, à tous ceux qui ont gouverné la France.
Thomas SANCTON : Messieurs, ma question est bien simple. Est-ce que la France est gouvernable ? En effet on constate que chaque fois que le gouvernement, que ce soit de Gauche ou de Droite, propose une réforme, une transformation nécessaire, les gens descendent dans la rue, les fonctionnaires, les syndicats, les corporations. Ils occupent la voie publique, prennent les gens en otage et, en général, le gouvernement recule. Cela ne se passe pas comme ça ailleurs. En Amérique, on va jusqu’au bout et REAGAN l’a fait avec les aiguilleurs du ciel. En Allemagne, on se met autour de la table et on négocie. En France, en général, c’est la pagaille suivie par la reculade.
Alors, je vous demande quand est-ce qu’un gouvernement français, de Gauche ou de Droite montrera le leadership et le courage nécessaire de faire appliquer des transformations importantes, des réformes nécessaires, et fera respecter les lois les plus élémentaires de la République ?
Mme CHABOT : Alors, les reculs des gouvernements successifs en France.
M. STRAUSS-KAHN : Un journaliste français ou étranger à toujours le droit de porter les critiques qu’il veut. Je ne suis pour autant pas disposé à accepter n’importe quelle critique sous prétexte qu’elle vient de l’étranger.
S’il est vrai qu’à Droite comme à Gauche, il y a eu des gouvernements qui en voulant mener des réformes ont été amenés à les reporter parce qu’elles lui semblaient finalement mal préparées, il n’est pas vrai de dire que la plupart des gouvernements qui se sont succédés n’ont pas fait ce qu’ils voulaient dans ce pays. Et je crois qu’il ne faut pas se laisser abuser par un discours que les Américains aiment bien...
M. DUHAMEL : Entre Gauche et Droite, chacun, à un moment donné, a annoncé pendant la campagne : je vais essayer de faire ça, et n’a pas pu le faire.
M. STRAUSS-KAHN : Vous avez raison. Ne pas réussir dans l’objectif poursuivi, ca, malheureusement, on en est tous l’exemple. Mais mener à bien la réforme que l’on entendait conduire, il y a des exemples des deux côtés, et je ne crois pas qu’il faille se complaire dans cette description que les étrangers veulent volontiers faire de la France. La France est un pays dans lequel la République impose ses lois même si par moments, en effet, il y a des difficultés à obtenir le résultat...
Mme CHABOT : Sur la pagaille vue par les Américains ?
M. BAYROU : Je pense que c’est une vision qui, comme ça, apparaît au premier regard. Il faut aller plus profondément. Je crois que ce qui doit changer c’est l’idée que les gouvernants se font de leurs fonctions, de leurs missions, et la manière dont ils l’exercent.
Je crois que ce qui est vrai c’est que le temps des chèques en blanc est fini. Le temps ou les citoyens avaient comme fonction d’être électeurs uniquement, c’est-à-dire de venir une fois tous les cinq ans poser un bulletin de vote d’un côté ou de l’autre dans une urne, ce temps est fini. Et je crois que les électeurs ont besoin d’être considérés comme des acteurs. C’est pourquoi moi je plaide pour une démocratie de participation.
M. DUHAMEL : Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?
M. BAYROU : Concrètement, la réforme de l’université que, vous le savez bien, nous sommes en train de faire qui est, je crois, la première depuis le début de la Ve République qui soit en train...
M. STRAUSS-KAHN : Disons la première depuis celle de Lionel JOSPIN...
M. BAYROU : La première depuis le début de la Ve République qui soit en train de se faire sans accident, sans problème et sans manifestation jusqu’à ce jour. Elle ne peut se faire comme cela que parce que les universitaires, les étudiants y participent autour de la table également, comme nous sommes là. Ce n’est pas pour citer ce seul exemple. Il y en a d’autres.
Les choses ne marcheront que si les gens deviennent acteurs de leur propre destin.
M. STRAUSS-KAHN : On peut rester une seconde sur ce sujet intéressant ?
Mme CHABOT : Vous ne voulez pas qu’on parle du chômage ?
M. STRAUSS-KAHN : On va en parler mais je n’arrêterais volontiers une seconde si François BAYROU m’autorise.
Est-ce que vous connaissez Annick, Monsieur le ministre ?
Annick est cette jeune femme, gréviste de la faim, à Toulouse, parmi les maîtres auxiliaires aujourd’hui en grève, qui a été hospitalisée ce matin, parce que les maîtres auxiliaires essayent d’avoir un rendez-vous avec le ministre de l’éducation nationale pour dialoguer, essayer de faire avancer leurs revendications. Alors, j’aime bien le discours que vous tenez sur les acteurs nécessaires, sur le dialogue. Mais il faut que la pratique suive.
M. BAYROU : Monsieur STRAUSS-KAHN, ça m’embête quand vous êtes démagogue.
M. STRAUSS-KAHN : Mais ce n’est pas de la démagogie. Mais il ne faut pas simplement aligner des mots. Il faut que la pratique suive...
M. BAYROU : Cette jeune femme, je ne veux pas en dire du mal parce que, d’abord, je ne la connais pas et puis, ensuite, je crois que son état de santé n’est pas idéal. Elle a refusé deux postes qui lui ont été offerts.
M. STRAUSS-KAHN : Ce n’est pas le débat. Ils demandent une discussion.
M. BAYROU : Vous comprenez, la discussion elle est non seulement ouverte mais elle progresse tous les jours. Le collectif est reçu et le sera.
M. STRAUSS-KAHN : C’est une bonne nouvelle.
M. BAYROU : Je veux dire simplement que vous ne pouvez pas être des opposants qui se contentent de souffles sur les braises.
M. STRAUSS-KAHN : Non, je mets seulement en relation les paroles et les actes.
M. BAYROU : L’affaire des maîtres auxiliaires, je regrette de dire qu’elle a été lancée par Lionel JOSPIN, en particulier, et je crois qu’il a bien fait, sur le point essentiel, remplacer les auxiliaires par des titulaires.
M. STRAUSS-KAHN : Je ne vous parle pas du fond, je parte de la méthode, de la façon de recevoir ou non les organisations syndicales. Vous dites dans votre livre quelque chose de très intéressant. Vous dites : Depuis que je suis au ministère de l’éducation nationale, je me suis rendu compte de l’importance des structures syndicales. Et je ne caricature pas en disant cela. Vous dites que c’est très important, etc. Et je crois que vous avez raison.
Et puis là il y a un collectif soutenu par toutes les organisations syndicales et visiblement, la négociation n’existe pas.
M. BAYROU : Tous les jours, tous les jours, vous m’entendez, depuis plusieurs semaines, je discute des maîtres auxiliaires avec les organisations syndicales. Et comme je le dis en public, c’est facile à vérifier. Ils diront eux-mêmes si c’est vrai ou pas.
M. STRAUSS-KAHN : Le collectif en question jugera.
M. BAYROU : Tous les jours. Mais votre travail ne peut pas être dans la démocratie, après avoir échoué, de prendre tous les foyers... C’est très important, c’est le rôle de l’opposition.
Le rôle de l’opposition ne peut pas être, après avoir laissé se créer ou créé des situations en effet extrêmement lourdes, de prendre tous les mécontentements et de souffler sur les braises pour...
M. STRAUSS-KAHN : Le rôle de l’opposition est de montrer les différences entre les actes du gouvernement et ses paroles...
M. BAYROU : Le rôle de l’opposition doit être, me semble-t-il de faire que la société française puisse avancer aussi. L’opposition n’est pas extérieure...
M. STRAUSS-KAHN : On peut au moins en demander autant au gouvernement...
M. BAYROU : L’opposition n’est pas extérieure à la responsabilité... Vous n’êtes pas assis sur le bord de la route a simplement contempler ce qui se passe. Vous êtes des citoyens et des élus.
M. STRAUSS-KAHN : Vous avez raison.
M. BAYROU : Je ne peux pas accepter cette idée selon laquelle, alternativement, tous les cinq ans, on change de place et après avoir créé les situations on dit : mais pourquoi les choses ne vont-elles pas mieux ?
M. STRAUSS-KAHN : C’est une habitude assez fréquente. Vous disiez des choses, des belles paroles, mais que les actes ne suivent pas. Nous avons un exemple. Les maîtres auxiliaires jugeront...
Mme CHABOT : Deux choses. D’abord, il y a beaucoup de questions qui nous sont arrivées par Minitel concernant les maîtres auxiliaires que nous transmettrons au ministre de l’éducation, des questions différentes pas sur ce cas particulier mais sur la situation générale des maîtres auxiliaires.
Ces questions de téléspectateurs, nous vous les donnerons, Monsieur le ministre et puis, puisque vous parlez du bilan, je dirais c’est bilan global aux yeux des Français avec la question que nous voulons vous poser en espérant que vous répondrez sans langue de bois, ni l’un ni l’autre, c’est : franchement, pourquoi depuis 20 ans aucun gouvernement n’a été capable d’améliorer la situation de l’emploi en France ?
Bilan :
Décembre 1982, M. MAUROY : En France, le chômage augmente trois fois moins vite qu’avec Monsieur BARRE, Premier ministre. Il augmente trois à quatre fois moins vite qu’en Grande-Bretagne, qu’en Allemagne, qu’en Belgique. Voilà le fait. Et je vous dis tranquillement que sur cette crête de 2 millions de chômeurs, je vais me battre.
Janvier 1986, M. FABIUS : Est-ce que vous trouvez que souvent ce n’est pas à nous qu’est revenu de faire le sale boulot, précisément parce qu’il n’avait pas été fait avant. Et ce sale boulot, c’est un déchirement à chaque fois, lorsqu’il faut fermer une entreprise parce qu’elle n’a plus de marché, lorsqu’il faut licencier parce que si on ne licencie pas 20 personnes, ça va être 250 qui vont être licenciées.
Juillet 1992, M. BEREGOVOY : Tout est fait et tout sera fait pour que le cap des 3 millions de demandeurs d’emplois ne soit pas atteint.
Mai 1993, M. BALLADUR : Il y avait, fin mars, plus de 3 millions de chômeurs inscrits à l’ANPE.
Juillet 1993, M. MITTERRAND : Dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé. Depuis maintenant plus de 12 ans que j’occupe ces fonctions, tout a été essayé. Vous connaissez le résultat, qui est un triste résultat.
Février 1995, M. CHIRAC : Je n’accepte pas que l’on dise que l’on a tout essayé et que l’on ne peut pas faire autrement...
Mai 1995, M. JUPPE : Tout le programme de travail que je vous présente aujourd’hui en son nom tient en un seul mot : l’emploi. Oui, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, nous nous lançons à nous-mêmes ce défi. C’est sur notre capacité à provoquer en France un profond et durable mouvement de créations d’emplois que nous demanderons, le moment venu, à être jugés.
M. DUHAMEL : Monsieur BAYROU, pourquoi est-ce que tout ce qui a été tenté par des gouvernements successifs, avec des méthodes différentes, finalement a échoué ?
M. BAYROU : Ma conviction personnelle, là vous me permettrez de m’exprimer...
M. DUHAMEL : Oui, ce qui nous intéresse, c’est ce que vous, vous pensez.
M. BAYROU : Non comme membre du gouvernement mais comme un esprit qui essaie de voir les choses, c’est que l’on n’a pas conduit assez loin la révolution des esprits.
Au fond et pour résumer ce que je pense, je crois qu’il y a des millions d’emplois gelés en France, et je crois que le dégel de ces emplois est impossible tant qu’on continuera à surcharger ce que représente comme charge pour l’employeur, la création de cet emploi.
Mme CHABOT : Ce n’est pas faute d’avoir créé un certain nombre de mesures depuis 20 ans. On a calculé. On est à 800 mesures d’aides, de plans, de relances, d’allégements en tout genre...
M. BAYROU : Trop compliqué. Je crois que c’est aussi ce que Jacques BARROT pense et il a fait beaucoup pour essayer de le simplifier. Je suis sûr qu’il faut aller encore plus loin.
Je crois qu’il n’y a aucune espèce de raison pour que la société française soit moins créatrice d’emplois que ne le sont les sociétés voisines américaines ou hollandaises, par exemple. Ces deux pays ont réussi à faire baisser de manière très importante le chômage chez eux. Donc il faut regarder quelles sont les armes qui ont été utilisées, choisir les armes françaises et faire en sorte que, à notre tour, nous puissions arriver à ça.
D’ailleurs, Dieu sait que la situation de l’emploi n’est pas rose mais, ces derniers mois, il y a au moins une chose qu’on a pu faire, c’est rendre de nouveau la France créatrice d’emplois. Pendant des années et des années, la France a détruit des emplois tous les ans. Ces dernières années, on a retrouvé un rythme de créations d’emplois, pas suffisant - puisque vous savez, pour faire un chômage zéro, il faut créer 150 000 emplois de plus tous les ans - mais on a réussi à recréer de l’emploi et il faut aller infiniment plus loin dans ce sens-là.
Je crois simplement que le programme du parti socialiste fait le contraire. Mais nous allons en parler tout à l’heure avec Dominique STRAUSS-KAHN.
Mme CHABOT : Pourquoi ça n’a jamais marché ? Pourquoi ça ne marche pas ?
M. STRAUSS-KAHN : Je crois que toutes les mesures qui ont été prises par différents gouvernements n’ont pas fait, justement, ce qu’annonçaient aussi bien Pierre MAUROY qu’Alain JUPPE à la fin, c’est-à-dire mettre l’emploi au centre, mais qu’il y a eu toujours eu, ça dans le discours, mais dans la pratique, d’autres choses qui sont passées avant.
Dans les années 81, ça a été l’inflation, puis ça a été les contraintes européennes et tout un tas d’autres considérations qui fait que l’emploi finalement, on espérait que ça irait mieux, mais ça venait derrière. Et le problème aujourd’hui, c’est, devant la gravité de la situation, parce que la situation est grave - je pense que là-dessus on peut au moins être d’accord - il faut que tout converge vers l’emploi et donc qu’on soit capable de sacrifier d’autres choses qui sont importantes aussi mais qui le sont moins pour que l’emploi avance.
Je prends juste un exemple. J’espère qu’on aura l’occasion d’y revenir : la réduction du temps de travail, sujet débattu, c’est le moins qu’on puisse dire.
Nous rayons mise en œuvre en 82, en passant à 39 heures, de façon exécrable. Je le dis franchement. Je crois qu’on l’a mal fait. Et comme on l’a mal fait, d’abord cela a eu très peu d’effet sur l’emploi. L’INSEE dit 100 000 à peu près, pratiquement pas. Très bien. Et ensuite ça a bloqué le sujet dans notre pays pendant une dizaine d’années. Or c’est un sujet majeur du chemin vers un chômage moins important.
Donc, le fait d’avoir pris des mesures timides parfois...
M. DUHAMEL : Parce qu’il n’y avait pas assez de seuil, parce que ce n’était pas ambitieux...
M. STRAUSS-KAHN : Oui, parce que la mesure était trop timide, absolument. Le thème de la réduction du temps de travail est, je crois, un thème juste. J’espère qu’on va y revenir. Mais c’est un thème qui suppose qu’on le fasse suffisamment massivement.
M. DUHAMEL : Alors, François BAYROU, sur ce thème précis...
M. BAYROU : Attendez. Essayons de reprendre un peu la réflexion générale. Moi quand j’essaie de me représenter ce que c’est que le chômage en France, pourquoi nous avons un chômage différent et plus important que celui de nos voisins, j’ai fini par trouver, pour moi-même, une image, et je vous donne cette image-là.
Après la Révolution, on a voulu trouver un impôt juste et, comme vous le savez, un impôt juste ce n’est pas facile à faire parce qu’il faut des éléments qui soient apparents, qui ne disparaissent pas, qu’on ne puisse pas dissimuler et que les riches paient plus que les pauvres, et quelqu’un a eu une idée géniale. Il a dit : On a un élément qui nous permet de faire un impôt juste, c’est qu’on aille simplement compter les portes et les fenêtres chez les gens. Et on a mis l’impôt sur les portes et les fenêtres.
Cela ne pouvait pas disparaître. Les riches en avaient plus que les pauvres. C’était universel. C’était formidable comme base de l’impôt.
Qu’est-ce qui s’est passé ? En 50 ans, les portes et les fenêtres ont disparu en France. Cela à l’air d’une histoire ridicule. Je crois que le chômage c’est exactement cela. Je crois qu’après la guerre on a voulu trouver une base de répartition des sacrifices qui soit juste et que personne ne puisse dissimuler, et on a pris l’emploi.
Je crois que cette surcharge de l’emploi, cette manière de faire porter sur l’emploi toutes les charges de la société française : (assurance maladie, les allocations familiales, la taxe professionnelle, l’allocation logement et je ne sais quoi d’autre, a fini par faire que l’emploi a disparu, que la société... Je voulais ajouter encore une phrase, que la société n’a plus pu produire tous les emplois qui pouvaient être les siens. Je crois que l’emploi ne rapporte pas assez aux salariés et qu’il coûte trop cher à l’entreprise.
Laissez-moi dire la dernière phrase parce qu’elle va être intéressante. Tout ce qui rendra l’emploi plus cher pour les entreprises fera disparaître l’emploi. Tout ce qui rendra l’emploi plus léger à créer, moins cher pour les entreprises, sans qu’il rapporte moins au salarié, fera apparaître l’emploi.
Le programme du Parti socialiste, moi je le lis. Toutes les mesures tendent à rendre l’emploi plus cher.
M. DUHAMEL : Dominique STRAUSS-KAHN, une question que tout le monde se pose après avoir lu votre programme : est-il possible, à la fois, de réduire de façon significative, comme vous le dites, la durée du travail et en même temps d’imaginer augmenter les salaires ? Est-ce que cela est possible ?
M. STRAUSS-KAHN : Bien sûr. Je vais prendre un petit peu de temps comme l’a fait François BAYROU. Je n’ai pas très compris l’affaire des portes et des fenêtres... cela n’a pas beaucoup de rapport avec notre sujet, je crois.
M. BAYROU : Si...
Mme CHABOT : ... François BAYROU, vous l’expliquerez après.
M. STRAUSS-KAHN : Depuis un siècle, la durée du temps de travail a été diminuée par deux. C’était une idée formidable liée à l’apparition des machines. S’il n’y avait pas eu cette réduction du temps de travail, il y aurait eu aujourd’hui la moitié de chômeurs, grosso modo, puisqu’il y a besoin de deux fois moins de temps pour fabriquer les mêmes biens. Dans le même temps, les salaires ont été multipliés par 10. On voit bien que, historiquement, en France comme ailleurs, la réduction du temps de travail s’est faite en même temps que l’augmentation des salaires.
M. DUHAMEL : Et aujourd’hui ?
M. STRAUSS-KAHN : Aujourd’hui, que se passe-t-il de particulier ? Qu’est-ce qui fait que cela ne réussit pas, vous avez raison ? C’est que, depuis 15 ans - et, en partie, dû à la façon dont nous avions fait la 39e heure, pas seulement pour cette raison-là - la durée du travail ne baisse plus en France. On est bloqués à 39 heures, on ne baisse plus. Cette situation-là qui est assez particulière à la France, même si elle se retrouve de façon moindre dans d’autres pays fait que tant que nous ne remettrons pas en marche la réduction du temps de travail, alors on ne pourra pas - ce n’est pas la seule cause, ce n’est pas le seul moyen - avoir une baisse du chômage.
M. DUHAMEL : Ce n’était pas ma question...
M. STRAUSS-KAHN : J’y viens.
M. DUHAMEL : Ma question était : peut-on à la fois réduire la durée du travail et, en même temps, augmenter les salaires ? Est-ce possible ?
M. STRAUSS-KAHN : François Bayrou a laissé glisser une phrase qui est juste, qui est qu’il faut, aujourd’hui, que les salaires soient plus importants, qu’il en revienne plus aux salariés parce que, pour investir et pour créer des emplois, il faut de la consommation. Or, nous savons tous aujourd’hui, malheureusement, qu’elle est très plate. Et ce que vous disiez en commençant sur l’exportation ne suffit évidemment pas, nous ne sommes pas une sorte de place offshore qui pourrait produire simplement pour l’extérieur, c’est la consommation nationale qui, d’abord, tire l’emploi. Il faut donc augmenter les salaires.
Une des manières pour qu’il y ait augmentation de salaire, c’est justement de faire de la réduction du temps de travail. Quand j’entends les chefs d’entreprise me dire : « Mais la réduction du temps va nous coûter trop cher », cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’ils conçoivent bien que, au travers de la réduction du temps de travail, il y aura plus de salaire distribué. Et, dans ces conditions, il faut voir l’ensemble de ce qu’il faut comme augmentation de salaire pour la société française aujourd’hui, ce qui permettra de relancer la consommation et la croissance -c’est ce que propose Lionel Jospin quand il parle d’une conférence nationale sur les salaires - et, dans cela, voir quelle part est liée à la réduction du temps de travail.
Donc, il ne faut pas : « Peut-on faire et ça, et ça » et vous auriez pu rajouter le plan sur l’emploi des jeunes...
M. DUHAMEL : ... On va y arriver.
M. STRAUSS-KAHN : Tout ceci est un ensemble qui conduit à distribuer plus de pouvoir d’achat qu’il n’y en a aujourd’hui.
Mme CHABOT : En ce qui concerne la réduction du temps de travail, pouvez-vous nous expliquer pourquoi - question que se posent les gens - pendant la campagne, la Droite était contre la réduction du temps de travail et pourquoi, aujourd’hui, la loi de Robien marche bien ?
M. BAYROU : La réduction du temps de travail ne peut être qu’une solution et pas un principe qui règle tout.
M. STRAUSS-KAHN : Nous sommes d’accord, c’est une solution parmi d’autres.
M. BAYROU : Je reprends l’argumentation. Pourquoi y a-t-il plus de chômage en France qu’ailleurs ? Parce que l’emploi se délocalise, c’est-à-dire que les entrepreneurs choisissent, contraints et forcés souvent, d’aller fabriquer un certain nombre de choses qui se fabriquaient en France à l’étranger parce que c’est beaucoup moins cher. Plus vous rendrez l’emploi cher, plus vous augmenterez la charge sur l’entreprise et plus naturellement la délocalisation sera importante.
M. STRAUSS-KAHN : Monsieur Bayrou, sur ce point précis...
M. BAYROU : … Permettez que j’aille un peu plus loin. Je voudrais faire la liste, très rapidement, de ces augmentations-là. Le programme du Parti socialiste dit : « nous supprimons tous les allègements sur les bas salaires, 50 milliards, c’est-à-dire le textile, tout ce qui a été fait...
M. STRAUSS-KAHN : ... Vous me laisserez présenter le programme moi-même ou alors vous me laissez-vous interrompre quand vous vous trompez.
M. BAYROU : Est-ce que je vous dis quelque chose qui n’est pas vrai ?
M. STRAUSS-KAHN : C’est l’un ou l’autre. Je répondrai.
M. BAYROU : Je dis : 1. Suppression des allègements de charges sur les bas salaires ; 2. On passe de 35 heures à 39 heures sans baisse de salaire...
M. STRAUSS-KAHN : ... 3 ?
M. BAYROU : 3... je ne sais plus, mais enfin il y a une troisième mesure que je retrouverai tout à l’heure et qui va dans le même sens.
M. DUHAMEL : Il y a aussi quelque chose dont on n’a pas encore parlé...
M. BAYROU : … L’augmentation des salaires évidemment.
M. DUHAMEL : Et 4. Le plan en ce qui concerne les jeunes, les 700 000 emplois des jeunes.
Mme CHABOT : François BAYROU, pouvez-vous répondre concrètement : réduction du temps de travail, dites-vous : « c’est un moyen ».
M. BAYROU : Arlette CHABOT, me permettez-vous d’aller au bout de ma phrase ? Mme CHABOT : ... pour que les gens qui écoutent comprennent quelque chose.
M. BAYROU : Volontiers...
M. STRAUSS-KAHN : ... À condition que vous me laissiez en dire une derrière.
M. BAYROU : J’aimerais aller au bout de ma phrase. Je dis : « Ce qui tue l’emploi français, c’est la délocalisation ». Plus c’est cher en France, plus l’emploi se délocalise, plus l’emploi s’en va. Tout ce qui se pousse à ce que le prix de l’emploi augmente se présente contre l’emploi. Ces mesures que je viens de dire renchérissent considérablement le prix de l’emploi français et donc vont appeler, malheureusement, à plus de chômage en France. Voilà pourquoi je ne suis pas d’accord avec cette philosophie.
M. DUHAMEL : Là, vous répondez.
M. STRAUSS-KAHN : Monsieur BAYROU, si vous aviez raison sur le coût du travail, si c’est vraiment un problème de coût du travail, alors, il n’y a pas de solution parce que jamais on ne pourrait avoir un coût du travail qui serait équivalent à celui de la Corée, de Taïwan...
M. BAYROU : Il ne s’agit pas de cela.
M. STRAUSS-KAHN : Si...
M. BAYROU : ... Non.
M. STRAUSS-KAHN : Si ce que vous craignez, c’est qu’il ne puisse plus y avoir de travail en France parce qu’il sera délocalisé, parce que, dans d’autres pays, c’est moins cher, vous n’arriverez jamais à faire la course aux bas salaires. Ce qu’il faut, c’est vendre des produits qui incorporent suffisamment de valeur ajoutée, de recherche scientifique, de compétences pour les vendre même quand le coût du travail est élevé parce que nous sommes un pays développé.
Deuxième point : par ailleurs, notre coût du travail, contrairement à ce que vous dites, n’est pas si élevé que cela. Il est, par exemple, sensiblement plus faible que celui de l’Allemagne. Chacun le sait, vous le reconnaîtrez volontiers. Il est plus élevé que celui d’autres pays de la Communauté, j’en suis d’accord ! Nous sommes à peu près à la moyenne de la communauté. Et donc le problème de la France n’est pas un problème de compétitivité, d’ailleurs j’entendais encore le Premier ministre le dire l’autre jour lorsqu’il parlait de la dévaluation du franc que propose Monsieur Giscard d’Estaing.
M. DUHAMEL : C’est un problème de quoi ?
M. STRAUSS-KAHN : C’est le fait que nous n’avons pas assez de croissance, que la réduction de la durée du travail qui se poursuit dans tous les pays, sauf dans le nôtre, est bloquée. C’est le fait que, globalement, nous ne concentrons pas tous nos efforts sur l’emploi. Faisons en sorte - et si les socialistes sont un jour élus, peut-être en 1998, sait-on jamais ! Ils le feront - que la croissance reparte plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui, que, pour cela, il y ait des salaires distribués, faisons en sorte que la réduction du temps de travail redémarre. Si elle avait continué comme elle avait commencé depuis un siècle, si elle ne s’était pas arrêtée il y a 15 ans, nous serions à 35 heures aujourd’hui. Mais non seulement la réduction du temps est un moyen d’avoir plus d’emplois, mais c’est un moyen nécessaire à la consommation. Aujourd’hui, pour consommer, il faut du salaire et il faut du temps. Nombreuses industries, nombreuses productions, de loisirs, de culture, demandent du temps.
M. DUHAMEL : Nous avons une pièce à verser.
Mme CHABOT : Pouvez-vous être très clairs parce que des gens essaient de comprendre ?
M. BAYROU : Arlette CHABOT, les gens comprennent très bien, mais permettez-moi de conclure sur ce point. Il y a, là, une différence fondamentale…
M. STRAUSS-KAHN : ... C’est clair.
M. BAYROU : C’est-à-dire que Dominique STRAUSS-KAHN vient de ratifier par son raisonnement en disant : « Ce n’est pas cela qui est important », mais il le ratifie tout de même, l’idée qu’en effet le programme socialiste...
M. STRAUSS-KAHN : … Attendez, vous êtes un politicard, là. Je ne ratifie rien du tout.
M. BAYROU : Je ne suis pas un politicard, je dis la vérité, c’est votre programme.
M. STRAUSS-KAHN : Je ne peux laisser dire cela. J’ai essayé d’expliquer ce qui était important…
M. BAYROU : … Puisque c’est votre programme, pourquoi le niez-vous ?
M. STRAUSS-KAHN : C’est notre programme, tel que vous l’avez lu. Laissez-moi l’expliquer moi-même. Enfin, c’est tout de même fort de café que vous vouliez le connaître mieux que moi.
M. BAYROU : Cela vous embête, il y a au moins un Français qui a lu votre programme, je reconnais que cela fait beaucoup.
M. STRAUSS-KAHN : D’après ce que je vois dans la presse, il y en a beaucoup plus qu’un et il n’est pas si mal reçu.
M. DUHAMEL : Dominique STRAUSS-KAHN, François BAYROU, on a un témoignage à passer sur lequel on voudrait vous faire réagir.
Mme CHABOT : Je pense qu’il faudrait éviter le débat caricatural un peu politicien. Il y a des gens qui écoutent, qui aimeraient bien savoir quelles sont les propositions que vous avez les uns et les autres.
M. STRAUSS-KAHN : Est-on d’accord pour laisser chacun présenter ses propres propositions plutôt que de les faire présenter par l’autre.
Mme CHABOT : Tout à fait. Vous vous organisez, mais évitons peut-être un débat politicien comme on en a vu beaucoup.
Nous allons parler d’un autre thème qui est l’utilisation d’un mot, qui est le mot « flexibilité ». C’est un mot tabou pour les uns, que certains veulent employer ou n’emploient pas. Je vous propose d’aller voir ce qui se passe en matière d’emploi, ce qu’on fait en Grande-Bretagne.
Reportage
JOURNALISTE : Que penser d’un pays où le taux de chômage dépasse à peine 7 %, ou le nombre de demandeurs d’emploi baisse régulièrement et où les conventions sociales dans les entreprises sont réduites à leur plus simple expression ? La Grande-Bretagne a retrouvé l’appétit de consommation, le marché du travail est en plein boom.
Depuis deux ans, Hervé Petit dirige à Londres la filiale britannique d’une entreprise française, Electronique D2. La souplesse des contrats de travail, il a appris à connaître.
M. PETIT : En Angleterre, on arrive et tous les contrats sont absolument libres. Donc, au départ, c’est très choquant. On se dit : « Mais si je veux, je peux employer quelqu’un pour 2 000 francs par mois, sans lui payer aucun congé ». Naturellement, si vous faites ce genre de contrat, personne ne vient travailler pour vous ou alors vous vous trouvez avec une équipe déplorable.
JOURNALISTE : 20 jours de congés-payés pour les 26 employés de l’entreprise. Tous les contrats sont à durée indéterminée puisqu’ils peuvent s’interrompre d’un mois sur l’autre. C’est un jeune diplômé français qui les dirige.
M. BURFIN : Je crois qu’en France je ne serais pas capable de le faire. Ici, il faut préciser la date de départ, le salaire et c’est à peu près tout en fait.
JOURNALISTE : Si les procédures de licenciement peuvent être ultra-rapides et les premiers emplois mal rémunérés, la dizaine de Français qui travaillent dans l’entreprise goûtent aussi la flexibilité pour la chance qu’elle leur offre de changer d’emploi à leur guise.
Mlle CORNUT : Cela a aussi un inconvénient parce qu’on n’a pas la sécurité du travail à 100 %. Mais, d’un autre côté, comme la conjoncture est assez bonne et qu’il y a énormément de places offertes, il y a moyen de se retourner.
M. MAZIERES : C’est mieux de trouver un petit boulot relativement mal payé, qui permet de mettre un pied dans la porte et, ensuite, d’être dans une entreprise plutôt que de ne pas trouver de boulot parce que l’entreprise ne peut pas se permettre d’embaucher quelqu’un au Smic parce que cela revient trop cher.
JOURNALISTE : Ainsi va le marché du travail britannique, l’entreprise se sépare aisément des éléments qu’elle ne veut pas garder, mais elle se doit aussi de trouver les arguments convaincants pour conserver en son sein les salariés attirés par un autre employeur.
Mme CHABOT : Flexibilité, le mot avait été employé par Jacques BARROT, Monsieur BALLADUR parle de souplesse. Le Président de la République dit qu’il n’aime pas ce mot. Flexibilité, vous aimez ? Vous l’employez ou pas ?
M. BAYROU : Je trouve que « souplesse » est un bon mot et c’est d’ailleurs à peu près ce que Jacques BARROT avait à l’esprit. Et la jeune fille qu’on vient d’entendre a très bien parlé. Elle dit, en effet : « Si c’est pour fragiliser la vie, ce n’est pas bien. Si c’est pour nous permettre de trouver de l’emploi, d’avoir de vraies expériences professionnelles et de mettre le pied à l’étrier, alors c’est plutôt mieux ».
M. DUHAMEL : Dominique STRAUSS-KAHN.
M. STRAUSS-KAHN : Il ne faut pas se cacher derrière le petit doigt, le mot est « flexibilité ». En France, aujourd’hui, les trois quart des embauches se font sur des contrats flexibles, c’est-à-dire des contrats à durée déterminée. On ne voit pas que cela ait donné un quelconque résultat positif sur l’emploi. Je crois que ce n’est pas le moment de fragiliser la société française et les salariés qui, justement, n’ont pas confiance dans l’avenir en rajoutant encore plus de craintes par la flexibilité.
M. DUHAMEL : Avant de passer à l’Europe, il y a tout de même un dernier point sur lequel vous puissiez, chacun d’entre-vous, donner votre point de vue rapidement, c’est en ce qui concerne vos propositions sur l’emploi des jeunes. Les 700 000 emplois à créer en deux ans, la moitié dans le secteur public, la moitié dans le secteur privé, en substance, comment peut-on y arriver ? Parce que tout le monde rêve de cela.
M. STRAUSS-KAHN : Tout le monde en rêve, tant mieux ! En tout cas, nous considérons aujourd’hui que c’est un problème moral pour les adultes de ne pas laisser les jeunes rentrer dans l’âge adulte, lui-même, sans que ce soit par le travail et par l’emploi. Cela illustre ce que je disais tout à l’heure. Je disais : « Quel que soit le coût, il faut le faire parce que c’est l’emploi. Même si, par ailleurs, cela dérange un peu l’organisation du marché du travail ».
Nous disons : « 350 000 du côte public, 350 000 du côté privé ». Pour le côté public, cela coûtera grosso modo 35 milliards de francs, c’est beaucoup d’argent...
M. DUHAMEL : Ce ne seront pas des fonctionnaires ?
M. STRAUSS-KAHN : Non, non, ce ne seront pas des fonctionnaires, mais ils seront engagés sur des contrats à durée indéterminée et ils seront des contractuels, dans les mairies, etc.
M. DUHAMEL : Et dans le secteur privé ?
M. STRAUSS-KAHN : Attendez ! 35 milliards de francs, je voudrais mettre cela en relation avec les presque 20 mi1liards que coûte le C.I.E. de Jacques Chirac. Le C.I.E., presque 20 milliards, l’INSEE nous dit : « 30 000 emplois nets ».
M. BAYROU : Non.
M. STRAUSS-KAHN : « 30 000 emplois nets » dit l’INSEE. Moi, je vous dis : « 35 milliards de francs pour 350 000 jeunes ». Voilà le choix qui est devant les Français. Il faut choisir.
M. DUHAMEL : Secteur privé.
M. STRAUSS-KAHN : Secteur privé, c’est évidemment plus compliqué. Il faut donc un engagement derrière l’État qui s’engage et qui avance. Il faut un engagement avec les entreprises. Je vois d’ailleurs que les entreprises, depuis quelques jours, se remuent sur ce sujet, et c’est tant mieux ! Elles en annoncent...
M. BAYROU : ... avec l’éducation nationale.
M. STRAUSS-KAHN : Tant mieux, l’éducation nationale avec. Elles en annoncent 70 000 spontanément, je pense qu’avec les aides, en termes de formation, que nous voulons y adjoindre, nous arriverons aux 350 000 qu’on évoque. Si c’est le cas, si, en deux ans, il y a près de 700 000 jeunes qui ont trouvé un emploi, vous verrez que la confiance sera revenue dans ce pays.
M. DUHAMEL : François BAYROU, vous répondez et, ensuite, on passe à l’Europe.
M. BAYROU : D’abord, un mot sur les chiffres que Dominique STRAUSS-KAHN a avancés : le CIE, ce n’est pas 30 000 emplois, c’est 350 000.
M. STRAUSS-KAHN : Non, c’est 30 000 emplois nets, dit l’INSEE.
M. BAYROU : Le CIE, c’est 350 000, c’est-à-dire des chômeurs de longue durée qui, sans cela, n’auraient pas retrouvé d’emploi, RMIstes ou chômeurs de très longue durée qui sont réintégrés dans l’emploi par l’intermédiaire de ce dispositif et ce n’est pas nul de réintégrer des gens qui, par ailleurs, seraient restés sur le bord de la route.
M. STRAUSS-KAHN : Personne ne dit que c’est nul, je comparais simplement les masses. Vous êtes d’accord sur les 30 000 emplois nets ?
M. BAYROU : Non, non, c’est 350 000.
M. STRAUSS-KAHN : Non, c’est 30 000.
M. BAYROU : Nets, cela veut dire quoi ?
M. STRAUSS-KAHN : Cela veut dire que c’est 30 000 emplois de plus qui n’auraient pas été créés, c’est ce que dit l’INSEE.
M. BAYROU : Ils n’auraient pas été créés pour les chômeurs de longue durée.
M. STRAUSS-KAHN : Peut-être ! Cela veut dire que c’est pour les chômeurs de longue durée.
M. BAYROU : Merci sur les chiffres.
M. STRAUSS-KAHN : Sur les chiffres, soyons bien d’accord, ce que l’INSEE nous dit, vous avez confiance comme moi dans l’INSEE, c’est 30 000 emplois nets, cela veut dire 30 000 emplois qui n’auraient pas existé. Sinon un peu moins de 20 milliards pour créer 30 000 emplois de plus. Moi, je vous dis : « 35 milliards pour créer 350 000 emplois de plus ».
M. BAYROU : L’objet du CIE, qu’il ait eu tort ou raison, que le Président de la République a voulu, est de faire retrouver l’emploi à ceux qui ne l’auraient pas retrouvé autrement.
M. STRAUSS-KAHN : On l’a bien compris.
M. BAYROU : Et il n’est pas juste de le résumer à la différence entre ces emplois d’autrefois et ces emplois.
M. DUHAMEL : Votre initiative ?
M. BAYROU : Tout d’abord, je n’aime pas que l’on sépare les chômeurs entre eux parce que, pardonnez-moi de vous le dire, la situation d’un chômeur de 50 ans qui a des enfants en bas âge...
M. STRAUSS-KAHN : … Donc, vous ne l’aimez pas non plus pour le CIE qui s’occupe des chômeurs de longue durée.
M. BAYROU : Si, ce n’est pas la même chose.
M. STRAUSS-KAHN : C’est exactement la même chose.
M. BAYROU : Les chômeurs de longue durée peuvent être jeunes ou vieux.
M. STRAUSS-KAHN : Non, les jeunes sont rarement chômeurs de longue durée.
M. BAYROU : Pas du tout. Alors, vous ne les connaissez pas.
M. DUHAMEL : Votre proposition, François BAYROU ?
M. BAYROU : Attendez, ce sont des problèmes importants.
M. DUHAMEL : Justement.
M. BAYROU : Je dis que la situation d’un chômeur de 50 ans qui a des enfants en bas âge n’est pas non plus à négliger...
M. STRAUSS-KAHN : Bien sûr.
M. BAYROU : ... au bénéfice des jeunes.
M. STRAUSS-KAHN : Personne ne dit qu’il faut la négliger.
M. BAYROU : Michel ROCARD dit : « Vous allez créer un effet d’aubaine », et il a critiqué la mesure en disant cela, c’est-à-dire que vous allez exclure de l’emploi d’autres qui auraient été à l’extérieur.
M. DUHAMEL : Votre proposition ?
M. BAYROU : Ma proposition est celle-ci : la véritable question qui se pose aux jeunes, c’est la première expérience professionnelle. Quand ils vont dans une entreprise, on leur dit : « Qu’avez-vous comme expérience ? ", ils répondent : « J’ai rien »...
M. STRAUSS-KAHN : ... Nous sommes tous d’accord là-dessus.
M. BAYROU : Et donc la véritable question, ce n’est pas de créer des fonctionnaires, c’est de créer une première expérience professionnelle. Moi, je redoute cette idée qu’on va essayer de vendre aux jeunes Français selon laquelle on va créer 350 000 fonctionnaires...
M. STRAUSS-KAHN : Mais non, Alain DUHAMEL le disait lui-même : « Ce ne sont pas des fonctionnaires ». Vous ne pouvez pas caricaturer à ce point.
M. BAYROU : Qu’est-ce que c’est alors ? Des contractuels de la fonction publique...
M. STRAUSS-KAHN : Exactement, cela existe. Ce ne sont pas des fonctionnaires.
M. BAYROU : Ce sont donc des contrats à durée indéterminée. Je dis que tout ce qui va alourdir les charges de la dépense publique, c’est extrêmement lourd.
M. STRAUSS-KAHN : Un point là-dessus : le Président de la République s’est déjà trompé je ne voudrais pas que vous continuiez à vous tromper aussi.
M. BAYROU : Je vous lis.
M. STRAUSS-KAHN : Vous avez dit tout à l’heure que « nous avions l’intention de supprimer toutes les exonérations qui ne servent à rien » et tout le monde sait qu’elles ne servent à rien, en effet ! Et c’est avec cela que l’on finance les 700 000 emplois. Cela ne coûte pas un sou de plus à l’État. Il faut bien avoir cela en tête. Ce n’est pas, comme l’a dit le Président de la République, 70 milliards de plus, c’est le même argent qui, au lieu d’être utilisé...
M. BAYROU : Je crois que vous vous trompez vraiment...
M. STRAUSS-KAHN : ... C’est votre droit de penser cela.
M. BAYROU : C’est-à-dire l’argent qui sert, aujourd’hui, à maintenir des emplois, notamment dans les secteurs ou le coût de l’emploi est extrêmement lourd - je pense au textile, je pense au bâtiment - tout cet argent-là...
M. STRAUSS-KAHN : ... Parce que, voilà, vous êtes pour l’argent subventionné, moi pas.
M. BAYROU : Non, pas du tout.
M. STRAUSS-KAHN : Si, parce que vous dites : « Vous maintenez des emplois dans des secteurs où vous ne pourrez pas... »
M. BAYROU : … Je suis pour alléger la charge de l’emploi. Je suis pour alléger le coût de l’emploi pour l’entreprise...
M. STRAUSS-KAHN : ... Pour alléger la charge de l’emploi, nous proposons quelque chose de très clair qui est le basculement de l’ensemble des cotisations sur la CSG. Vous êtes d’accord ou pas ?
M. BAYROU : Je ne crois pas qu’augmenter les impôts de 90 milliards et la CSG de 90 milliards...
M. STRAUSS-KAHN : … C’est ce que vous avez fait.
M. BAYROU : Non, c’est ce que vous proposez.
M. DUHAMEL : Vous ne parlez pas de la même chose, les uns parlent du passé, les autres de l’avenir.
M. BAYROU : Non, non, pas du tout.
M. DUHAMEL : Si, Monsieur STRAUSS-KAHN parlait du passé, là.
M. STRAUSS-KAHN : Est-ce que prélever le même prélèvement pour la sécurité sociale par le biais d’une cotisation maladie qui pèse aujourd’hui sur les salaires et qui frappe l’emploi, vous l’avez dit tout à l’heure et vous avez raison...
M. BAYROU : Oui, absolument.
M. STRAUSS-KAHN : ... Ou par le biais de la CSG qui frappe tous les revenus, ne préférez-vous pas la CSG ? C’est mon cas. Préférez-vous ou pas ?
M. BAYROU : Je dis que je ne suis pas sûr que la CSG soit la bonne solution.
M. STRAUSS-KAHN : Alors laquelle ?
M. BAYROU : Il y a d’autres types de prélèvements.
M. STRAUSS-KAHN : On le saura au prochain numéro.
M. DUHAMEL : Un mot sur l’Europe.
Mme CHABOT : Autre sujet, effectivement, l’Europe, avec une question à vous deux : l’Europe et la monnaie unique, est-ce bon pour la France ? Mais c’est essentiel, si j’ose dire, pour l’emploi. Avec, d’abord, un Valéry GISCARD d’ESTAING en trouble-fête du débat.
Repères :
« Valéry GISCARD d’ESTAING plaide pour le décrochage du franc par rapport au mark ».
M. GISCARD d’ESTAING : Je dis au Gouvernement : « Surveillez bien le taux de chômage car c’est lui qui vous donnera raison ou tort. S’il baisse, il vous donnera raison. S’il se maintient ou pire s’il augmente, après trois ans et demi de majorité et un an et demi de pouvoir, c’est que le réglage de notre économie est mauvais et qu’il faut le changer le plus tôt possible. »
M. CHEVENEMENT : Si même le père du système en vient à critiquer le système, c’est que le système a du plomb dans l’aile.
M. de VILLIERS : Quand j’ai entendu GISCARD nous expliquer que les dangers du franc surévalué, avec cette apostrophe touchante à l’Assemblée : « 0 franc, toi, franc, tu vas disparaître », je ne sais pas si vous avez vu cela, c’est fantastique, mais, pour nous, c’est merveilleux. GISCARD, qui était sur les tréteaux de Maastricht et qui vilipendait le parti de la dévaluation, le parti du passé, vient expliquer aujourd’hui aux Français : « Je me suis trompe ». Il faut un certain panache, il faut un certain courage et un certain sens national pour, sur le tard, faire cette volte-face quand il est trop tard. »
M. DUHAMEL : Question à l’un, puis à l’autre : cette Euro dont on nous parle, est-ce une bonne chose ou pas pour les Français ?
M. BAYROU : C’est non seulement une bonne chose, mais une arme indispensable. Lorsque j’évoquais tout à l’heure la grande différence entre les États-Unis et la France, les États-Unis qui n’ont presque pas de chômage et la France qui, hélas ! En a beaucoup, il y a une arme qu’on est obligé d’isoler, c’est que les États-Unis ont l’arme du dollar. Elle n’explique pas tout, mais elle explique un certain nombre de choses. Et quand on voit son concurrent avoir une arme toute puissante, on n’a qu’un seul devoir, c’est de donner à ses propres amis cette arme-là et donc il faut que l’Europe ait une arme à l’équivalent du dollar qui puisse permettre d’avoir les mêmes avantages pour l’Europe que le dollar donne à l’Amérique.
M. DUHAMEL : Même question pour Dominique STRAUSS-KAHN.
M. STRAUSS-KAHN : Je suis d’accord avec ce qu’a dit François BAYROU, il y a d’autres arguments qui font que l’Euro sera une bonne chose pour la France et pour l’Europe en général, celui-là en est un : avoir une monnaie qui permette d’équilibrer la puissance du dollar. Il faudrait expliquer longtemps mais chacun comprend ce que cela veut dire, mais il y a d’autres arguments. Je vous en donne juste un si vous me donnez trente secondes.
M. DUHAMEL : Allez-y.
M. STRAUSS-KAHN : Les banques centrales ont des réserves qui servent à couvrir les risques de change et c’est, en gros, un pourcentage des importations, à peu près 20 % des importations. Lorsque nous n’aurons plus qu’une zone monétaire, on mettra tout en paquet et on n’aura évidemment plus besoin de couvrir ce qui est les importations intérieures à l’Europe. On va ainsi dégager à peu près 80 milliards d’Euro, c’est-à-dire 100 milliards de dollars et ces 100 milliards de dollars sont une somme qui permettra la relance en Europe par les grands travaux, par exemple que voulait Jacques DELORS, ou par tout autre méthode. Donc, il n’y a pas simplement l’effet, qui est juste, d’équilibrage du problème du dollar, il y a aussi le fait qu’en nous mettant ensemble, nous allons avoir des moyens supplémentaires pour agir.
Mme CHABOT : La question qui découlait du rappel de tout à l’heure et de l’intervention de Valéry GISCARD d’ESTAING, le décrochage franc-mark, oui ou non ? Est-ce utile ou pas ?
M. BAYROU : À mon avis, ce n’est pas utile puisque si quelqu’un devait s’inquiéter du niveau de change entre le franc et le mark, ce sont les Allemands qui devraient s’en inquiéter puisque nous avons un commerce extérieur bénéficiaire avec eux, assez largement, de 8 milliards de francs.
M. DUHAMEL : Donc, pour vous, c’est inutile ?
M. BAYROU : Ce n’est pas seulement inutile, c’est dangereux parce que cela frappe l’Europe au cœur. Le cœur de la construction européenne, c’est la relation de confiance entre la France et l’Allemagne. Je vous pose une seule question, vous qui êtes des journalistes avertis : que serait le climat en France, aujourd’hui, si les Allemands étaient en train de discuter d’une dévaluation du mark par rapport au franc ? Tout le monde pousserait de hauts cris sur la duplicité allemande, sur la traîtrise allemande. La vérité est qu’il ne peut y avoir de construction de l’Europe qu’en relation de confiance entre la France et l’Allemagne.
M. STRAUSS-KAHN : Je suis d’accord avec le fait que la dévaluation du franc par rapport au mark aujourd’hui serait une très mauvaise chose. Sur ce point, je ne partage pas du tout le sentiment de Valéry GISCARD d’ESTAING, mais il y a une chose qui est juste dans ce qu’a dit Valéry GISCARD d’ESTAING, c’est le fait qu’aujourd’hui, dans la négociation avec les Allemands, nous passons sous la table et nous acceptons tout ce que les Allemands veulent.
Ce qui est important, ce n’est pas tellement - c’est important la confiance - la relation de confiance, c’est la relation d’équilibre entre la France et l’Allemagne. Le bipôle franco-allemand a besoin d’être équilibré, or, aujourd’hui, les panzers allemands défilent en matière monétaire et le gouvernement est là pour dire : « Arrêtez, arrêtez... »
M. BAYROU : C’est honteux.
M. STRAUSS-KAHN : N’employez pas de grands mots, Monsieur BAYROU. Le pacte de stabilité qui vient d’être signé…
M. BAYROU : ... Monsieur STRAUSS-KAHN, je vous assure que je suis indigné par l’utilisation de ce type d’image pour des raisons bêtement politiques de germanophobie, utiliser le mot « panzers allemands », Monsieur STRAUSS-KAHN, vous savez mieux que moi ce que ce mot veut dire. Je ne trouve pas normal qu’un dirigeant français utilise à propos d’une discussion monétaire le mot « panzers allemands ». Je le dis en sachant, Monsieur STRAUSS-KAHN, ce que, et pour vous et pour moi, cela veut dire. Ce n’est pas bien.
M. STRAUSS-KAHN : Monsieur BAYROU, vous pensez ce que vous voulez des mots que j’emploie, ce n’est pas la question. C’est tout de même extraordinaire que vous placiez toujours cela sur un plan moral. J’entendais, hier, Monsieur BALLADUR dire : « Le programme socialiste est immoral », mais qui est-il ce Monsieur BALLADUR pour donner des leçons de moralité ?
M. DUHAMEL : Revenons au sujet.
M. STRAUSS-KAHN : Et, là, vous dites : « Je suis indigné ».
M. BAYROU : Je n’ai pas parlé du programme socialiste, j’ai parlé des mots qu’en France on laisse sortir et qui, à mon avis, sont anormaux.
M. STRAUSS-KAHN : Moi, je suis indigné de la façon dont le gouvernement français accepte tout ce que les Allemands, aujourd’hui, lui imposent. A tel point que, lorsque le Président de la République rencontre les Allemands, il en sort en disant : « Il ne faut pas les Italiens dans la monnaie unique » et puis il s’aperçoit, trois jours après, qu’il a rendez-vous avec le gouvernement italien, i1 revient en arrière en disant : « Si, si, il les faut ». Tout ce que disent aujourd’hui les Allemands est accepté, nous avons tort.
M. BAYROU : Peut-on s’arrêter un quart de seconde parce que, là, il y a vraiment de quoi rire.
M. STRAUSS-KAHN : Je m’arrêterai volontiers quand j’aurai fini. Le pacte de stabilité de Dublin qui vient d’être signé est une mauvaise chose...
Mme CHABOT : ... Dominique STRAUSS-KAHN, pouvez-vous expliquer ce qu’est le pacte de stabilité pour ceux qui nous écoutent et qui ne sont pas des socialistes. Merci pour eux.
M. STRAUSS-KAHN : C’est un pacte qui vient d’être signé et qui veut prolonger, après la monnaie unique, un certain nombre de règles, notamment budgétaires - c’est le point le plus important - et donc limiter à un petit écart possible le déficit budgétaire. Or, si nous sommes d’accord, je crois, sur la nécessité de la monnaie unique, nous sommes tombés d’accord, en revanche, je veux une monnaie unique pour qu’elle serve à quelque chose, pas une monnaie unique pour avoir le plaisir d’avoir une monnaie unique en soi. Elle ne servira que si elle sert d’instrument de croissance. Or, le pacte de stabilité, c’est le contraire de la croissance.
M. BAYROU : Aussi long que vous soyez, vous ne me ferez pas abandonner le sourire qui était le mien et dont vous savez exactement, parce que vous vous en êtes aperçu, pourquoi il venait. Voilà Monsieur STRAUSS-KAHN qui dit : « Le gouvernement passe sous les fourches caudines allemandes ». Je vais le prendre au mot. Monsieur STRAUSS-KAHN dit : « Les Allemands ne voulaient pas les Italiens dans la monnaie unique et Monsieur CHIRAC, parce qu’il devait aller en Italie, a accepté les Italiens dans la monnaie unique ». La France a pesé, en effet, assez lourd dans la négociation sur le retour des Italiens dans le SME et, demain, dans la monnaie unique. Or, écoutez bien, c’est une des conditions posées par le Parti socialiste, la place des Italiens dans la monnaie unique, pour que la monnaie unique puisse exister...
M. STRAUSS-KAHN : Je ne comprends pas en quoi cela vous fait sourire ?
M. BAYROU : ... Et donc Monsieur CHIRAC, en effet, a résisté aux Allemands sur le point que vous estimez être une condition majeure.
Figurez-vous que c’est notre position...
M. STRAUSS-KAHN : Monsieur BAYROU, vous savez très bien que ce n’est pas le cas. Vous avez oublié la déclaration...
M. BAYROU : ... Et sur un autre point, sur le gouvernement économique de l’Europe, le gouvernement politique de l’économie européenne à opposer au gouvernement des banques centrales, sur ce point-là aussi, nous avons non seulement résisté, mais obtenu satisfaction. Et donc l’accusation selon laquelle le gouvernement français ne résisterait pas assez au gouvernement allemand est une accusation politicienne. Les Allemands disent exactement le contraire. L’opinion publique allemande dit exactement le contraire.
M. STRAUSS-KAHN : Monsieur BAYROU, j’en rencontre autant que vous, ils ne disent pas le contraire. Mais vous avez oublié cette phrase du Président de la République qui disait : « Nous ne voulons pas de l’Italie ». Monsieur PRODI s’est même élevé contre cette phrase.
M. BAYROU : Il disait : « Nous ne voulons pas de l’Italie sans les efforts de rigueur que l’Italie devait faire pour effacer la dévaluation compétitive ».
M. DUHAMEL : Peut-on vous poser une dernière question là-dessus ?
M. STRAUSS-KAHN : Il est clair qu’aujourd’hui nous ne résistons pas assez aux Allemands. D’ailleurs, vous l’avez dit vous-même, vous avez dit : « Il faut la confiance », oui, mais il y a eu des crises dans la construction européenne, il faut être capable d’aller jusqu’au bout de la crise.
M. BAYROU : La dévaluation, non...
M. STRAUSS-KAHN : ... Personne ne parle de dévaluation.
M. BAYROU : C’est sur ce point que vous avez accroché votre raisonnement.
M. STRAUSS-KAHN : Non, non, pas du tout. Je dis qu’il ne faut pas de dévaluation, je suis d’accord avec vous.
M. BAYROU : Bien, c’est l’essentiel.
M. STRAUSS-KAHN : Je dis, en revanche, que le pacte qui a été signé va trop loin, c’est Maastricht plus et de cela nous ne voulons pas.
M. DUHAMEL : Est-ce que l’un et l’autre, vous pouvez en substance, de façon claire et concise, nous dire si, en ce qui concerne ceux qui mettent en avant une autre politique européenne, avec plus de facilites, soit budgétaires, soit monétaires, est-ce que cela vous parait possible, réaliste ou pas ?
M. STRAUSS-KAHN : Je ne sais pas bien à qui vous faites allusion...
M. DUHAMEL : ... Si, si...
M. STRAUSS-KAHN : Ceux qui proposent une autre politique européenne proposent, de mon point de vue tout simplement, de ne pas aller vers la monnaie unique et de ne pas poursuivre l’intégration européenne.
M. DUHAMEL : Il y a des gens qui veulent plus de flexibilité monétaire ou budgétaire. On est d’accord ? Il y a des gens qui veulent cela.
M. STRAUSS-KAHN : Lorsque la monnaie unique sera en place, il y aura une gestion monétaire dont il faut que, vis-à-vis du dollar, elle ait la position que nous avons dit l’un et l’autre. Mais il faudra aussi que nous puissions avoir une politique budgétaire qui permette la croissance et c’est là que je dis que le pacte de stabilité n’est pas le bienvenu.
M. BAYROU : Il faut avoir une idée présente en tête : ce qu’on appelle les critères de Maastricht, les critères de sérieux, ce ne sont pas des critères qui nous sont imposés par Maastricht. Si Maastricht n’existait pas, la rigueur devrait être plus importante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les choses seraient plus dures, seraient plus serrées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Et donc, pour ma part, je vois cela uniquement comme, le Président de la République l’a dit, des glissières de sécurité. C’est exactement la bonne image.
M. STRAUSS-KAHN : Un mot parce que je voudrais rendre hommage à François Bayrou. C’est bien de dire cela car les gouvernements ont trop tendance à dire : « si nous faisons quelque chose, la rigueur budgétaire, par exemple, c’est à cause de l’Europe, ce n’est pas de notre faute » et, par là, le sentiment anti-européen se développe et donc il est bien que quelqu’un au gouvernement dise : « Si nous menons telle ou telle politique budgétaire, c’est parce que nous la trouvons bonne ». Je ne la trouve pas obligatoirement bonne mais, vous, vous la trouvez bonne, c’est votre droit, mais ce n’est pas la faute de l’Europe et je trouve que c’est bien de ne pas rendre l’Europe bouc émissaire.
M. BAYROU : C’est pourquoi le pacte de stabilité n’est pas autre chose - c’est très compliqué - que la poursuite de ces glissières de sécurité dans le futur, d’autant, comme vous le savez, qu’on a accepté qu’en cas d’accident de croissance, quand cela va mal dans le pays, on puisse dépasser les déficits.
M. STRAUSS-KAHN : On n’arrivera jamais à en sortir. Il y a des moments où il y a besoin de déficits.
M. DUHAMEL : Vous n’êtes pas d’accord là-dessus.
M. BAYROU : Disons la vérité : nous sommes en léger désaccord.
Mme CHABOT : Dans cette Europe de demain quelle sera la place de France ? Beaucoup s’interrogent sur l’identité française, sur les valeurs qui sont les nôtres. Bruno ALBIN est allé à Oxford interroger un grand spécialiste de la France, professeur qui a longuement étudié les passions françaises, Théodore ZELSIN, à Londres.
Repères :
M. ZELDIN : Non, la France n’est pas en panne, ce qui est en panne, c’est que vous êtes dans un état d’hypocondrie. Vous avez tellement développé votre capacité de critique qui, dans le passé, était très importante parce que vous avez ouvert l’art de questionner tout ce qui existe, maintenant, vous faites en sorte de vous critiquer vous-mêmes de telle façon qu’il ne reste rien de vous.
Quand le Président parle de conservatisme des Français, c’est une façon polie de parler de la peur. Tout le monde a peur, peur du changement, peur des difficultés inconnues. Ceci est normal. Ce que je dis ne s’applique pas seulement aux Français parce que je crois que les Français ne sont pas différents des autres Européens. Nous subissons les mêmes contraintes partout et cette morosité se retrouve ici. Mais, chez nous, nous avons un parti travailliste qui est en passe de gagner les élections. Donc, nous sommes dans le même état que la France était avant CHIRAC. CHIRAC a promis de tout résoudre et BLAIR, aujourd’hui, fait les promesses. Il ne voit pas l’exemple français. Il fait des apparitions à la télévision pour dire : « les Anglais sont conservateurs, il faut tout changer, mais c’est très difficile, les pesanteurs, etc. »
Oui, nous avons les mêmes problèmes et, pour moi, l’intérêt de la France, c’est que vous êtes ceux qui nous montrent les difficultés. C’est à nous de vous observer et de tirer les leçons que vous refusez de tirer vous-mêmes.
Mme CHABOT : Avant de parler de l’identité française, une petite question qui va de soi : Tony BLAIR promet en Grande-Bretagne, vous, vous promettez en France et, au fond, les problèmes de crédibilité que vous avez les uns et les autres aujourd’hui, pas uniquement les socialistes, tous ceux qui veulent arriver au pouvoir...
M. STRAUSS-KAHN : ... Tony BLAIR ne promet pas beaucoup et je pense qu’il est plus près du pouvoir que ne peuvent l’être les socialistes français. Il semble, en effet, que le peuple britannique ait envie de changer. Il faut dire que cela fait très longtemps, maintenant, qu’il y a une politique de droite et Tony BLAIR, enfin je n’en sais rien, à vrai dire, personne ne le sait avant le jour des élections, à de bonnes chances, semble-t-il, de l’emporter. Ce qui est d’ailleurs très important parce que si Tony BLAIR gagne les élections en Grande-Bretagne et si, d’aventure, les socialistes les gagnent en France, alors nous pouvons avoir pour la première fois, depuis 58, un couple de grands pays, à la tête de l’Europe, qui se gouvernent à gauche et l’Europe mènera une politique de gauche.
M. DUHAMEL : Question que je pose à l’un et l’autre : Théodore ZELDIN disait : « Les problèmes que vous rencontrez en France, finalement, sont les mêmes que dans les autres pays ». Qu’est-ce qui est original dans l’identité française aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous différencie des autres ?
M. BAYROU : Ce qui est original dans l’identité française, c’est un modèle de société et un modèle de valeurs. L’identité française, c’est une société qui n’accepte pas la fracture ou qu’une grande partie des gens soit laissée de côté et on a raison de ne pas l’accepter.
En Angleterre, c’est plus facile et, pour des raisons historiques, c’est que la société anglaise n’est pas une société d’intégration. Nous, nous sommes une société qui à ce projet de former un seul peuple avec des gens différents et je crois que priver la France de ce projet serait une grave erreur.
M. DUHAMEL : Dominique STRAUSS-KAHN, êtes-vous d’accord là-dessus ou pas ?
M. STRAUSS-KAHN : Je ne suis pas sûr que la preuve soit aussi flagrante parce que les États-Unis sont aussi une société d’intégration et pourtant ils laissent volontiers une partie de la population de côté. Mais je suis d’accord sur l’idée que ce qui est une des spécificités françaises, c’est ce besoin, cette force que nous avons dans la solidarité, dans le fait que nous voulons que le peuple avance ensemble, en laissant le moins de monde possible sur le bord de la route, mais il faut relier toutes les parties de notre débat, c’est pour cela que je suis contre la flexibilité.
Mme CHABOT : C’est le moment de parler du livre de François BAYROU, « Droit au sens » sur lequel vous vous interrogez, vous donnez évidemment des réponses sur ces valeurs. Puis-je vous demander brièvement de citer l’un et l’autre quelques valeurs qui peuvent être communes aux Français ?
M. DUHAMEL : Sans les développer mais comme exemple. Pour vous, les valeurs les plus typiques.
M. BAYROU : Valeurs de solidarité, des valeurs culturelles et des valeurs d’identité française. Le sentiment qu’être Français, ce n’est pas tout à fait équivalent à avoir une autre nationalité et, historiquement, je crois que, pour le siècle qui vient, c’est vrai.
M. STRAUSS-KAHN : La solidarité sûrement, la laïcité et le fait de croire que l’État républicain est là pour servir l’intérêt général. Ce concept d’intérêt général, on disait « le bien public » dans un temps pas tellement éloigné, est quelque chose qui existe aussi dans d’autres pays que le nôtre, évidemment, mais qui, je crois, est très ancré dans la réalité française.
M. BAYROU : Plus fort en France.
Mme CHABOT : On parlait tout à l’heure du moral des Français, je ne sais pas si vous avez contribué à leur redonner un peu de moral ce soir, en tout cas, quand on cherche un peu de réconfort, on va plutôt du côté des sportifs en France. Il y a Yannick NOAH qui gagne et il y a aussi nos médailles aux Jeux Olympiques, notamment les judokas. Alors, comment fait-on pour avoir le moral ? Que manquent-ils aux Français ? Réponse de David DOUILLET.
M. DOUILLET : Le problème actuel, c’est que les gens ne rêvent plus. Le boulanger, le pâtissier, le boulanger, le charcutier ou le plombier fait son activité machinalement. Il n’a plus le cœur à l’ouvrage, il ne va pas essayer d’être perfectionniste dans ce qu’il fait. Je dis cela pour tous les corps de métier. Pourquoi ? Parce qu’il ne rêve plus, parce que plus rien ne le fait rêver. En fait, il faut trouver, dégager quelque chose dans sa vie qui vous fasse avancer. Cela est primordial, dans n’importe quelle activité. Cela peut être très bien rêver d’avoir une belle maison, rêver d’avoir une belle voiture, c’est tout simple comme rêve, rêver de partir en vacances quelque part, rêver d’avoir une belle boutique, rêver d’avoir de beaux produits dans une boutique, rêver de bien accueillir les clients, rêver de bien vendre un produit. Quand on n’a pas dans cette notion de rêve dans une activité, on n’est pas passionne. Le travail vous parait morose, on n’a plus envie d’avancer et on courbe les épaules. Cela est un état général.
Si, un jour, je n’avais pas rêvé quand j’étais gosse de venir champion du monde, je n’y serais jamais arrivé. Tout le cheminement qui m’a conduit à gagner les Jeux Olympiques, si je n’avais pas rêvé, je n’y serais jamais arrivé. Si un chef d’entreprise ne rêve pas de faire tant de millions de chiffre d’affaires, il ne le fera pas, il n’y aura aucune démarche de mise en place.
Je vais plus loin : même si on fixe des règles, on n’arrive pas toujours à ses objectifs. De toute façon, ce qu’il y a de positif là-dedans, c’est que toute la démarche qui va conduire les gens à accéder à leur rêve, même s’ils n’y arrivent pas, sera positive. Les gens vont être tirés vers le haut. S’il n’y a pas de rêve, démarche négative, les gens vont être tirés vers le bas et c’est mauvais pour eux, pour tout le monde.
M. DUHAMEL : La part du rêve comme moteur social, vous y croyez ?
M. STRAUSS-KAHN : Le rêve, oui, pas le mirage. Tout le problème des responsables politiques, c’est montrer où l’on veut aller, vers un avenir meilleur, pour soi, pour ses enfants. C’est normal d’essayer de tracer des directions...
M. DUHAMEL : Il faut des symboles.
M. STRAUSS-KAHN : Il faut des symboles, mais il ne faut pas que, par là, on essaie de faire croire à des choses qui sont impossibles. Souvent, d’ailleurs, je crois que les responsables politiques le font de bonne foi en disant : « Voilà vers quoi on va aller, cela va être formidable ». Ils le croient eux-mêmes, la réalité est plus dure. Et c’est pour cela que, lorsque nous avons élaboré le programme, nous voulons qu’il soit un programme de gauche, je crois que c’est clair là-dessus, les désaccords qui sont apparus le montrent, et nous voulons que ce soit un programme réaliste. En dépit de ce que dit la Majorité, ce qui est normal finalement, c’est un programme qui est réaliste et qui est de gauche parce qu’il faut du rêve et pas du mirage.
M. DUHAMEL : François BAYROU.
M. BAYROU : J’aime le rêve mais pas lorsqu’il endort parce que le pire qui puisse arriver, au nom de ce rêve, c’est de perdre le contact avec ce qu’il faut faire pour survivre et l’emporter. Et donc ce que je crains, c’est que l’on cultive trop le rêve qui endort et pas assez le rêve qui forme un projet et qui entraîne vers la vie.
Mme CHABOT : Pour terminer cette émission un sourire. On a aussi, cette année, beaucoup parlé des femmes et de la place des femmes en politique. On n’en a pas parlé ce soir, mais nous avons demandé à quelqu’un qui est écrivain, qui parle bien des femmes et qui parle d’autres valeurs de venir, c’est Régine DEFORGES. Je vais lui demander de nous rejoindre.
Ailleurs :
Mme CHABOT : Régine DEFORGES arrive, elle vous a écoutés.
Mme DEFORGES : Bonsoir.
Au moins on partage une chose en commun c’est qu’on aime le rêve, on aime rêver. Cela me paraît déjà une chose positive.
Mme CHABOT : La place des femmes, vous avez suivi le débat, vous y avez même participé. Il y a une valeur qui n’a pas été évoqué, c’est l’amour et vous êtes un peu spécialiste. On peut terminer là-dessus puisque c’est la fin de l’année.
Mme DEFORGES : L’amour me semble une des composantes de la vie et je pense qu’on ne peut rien faire sans amour, pas plus des enfants que la cuisine. Même en politique...
M. DUHAMEL : … Même en politique, il doit y avoir de l’amour ?
Mme DEFORGES : Je pense qu’il doit y avoir de l’amour...
M. DUHAMEL : Y a-t-il de l’amour en politique ?
Mme DEFORGES : Cela, je ne le sais pas, ce sont peut-être eux qui peuvent répondre.
M. DUHAMEL : Il y a votre regard qui est intéressant. Sentez-vous de l’amour entre les dirigeants d’une sensibilité quelle qu’elle soit et ceux qui les soutiennent ou sentez-vous de l’obéissance ? Ce n’est pas du tout pareil.
Mme DEFORGES : Je sens de l’amour quelquefois, pas toujours. Chez des militants, par exemple, je sens de l’amour vers tel ou tel dirigeant. Les militants qui ont voté pour Jacques CHIRAC l’on aime et les militants qui ont voté pour Lionel JOSPIN, dont j’étais, l’ont aimé. Donc, je crois que l’amour est quelque chose de très important et si les gens écoutaient davantage cette manifestation en eux, les choses seraient déjà beaucoup plus faciles.
M. BAYROU : Je peux même dire qu’il n’y a aucune possibilité de diriger, d’entraîner ou de proposer un chemin aux gens si on ne les aime pas. On n’utilise pas souvent le mot « aimer » en politique parce qu’on est pudique et que cela fait un peu racoleur mais, là, c’est Régine DEFORGES qui nous y entraîne : aucune possibilité si on ne les comprend pas et si on n’a pas pour eux cet attachent profond qui fait qu’on les respecte et qu’on a envie de faire changer leur vie.
M. DUHAMEL : On entre en politique par amour des gens ?
M. BAYROU : Oui.
Mme CHABOT : Alain JUPPE qui se plaint aujourd’hui dans un livre qui sort « Entre nous » de ne pas être assez aimé, vous le comprenez ?
M. BAYROU : Je trouve que c’est une démarche de sensibilité. Je pense que c’est bien, quand on a sur le cœur quelque chose d’important, un sentiment qu’on n’arrive pas à exprimer parce qu’on est pudique, de montrer la vérité humaine, de ce qu’il y a sous les grands rapports de forces, de pouvoir, le choc des critiques. Je trouve que c’est très bien de montrer cette réalité humaine et c’est probablement ce qui enrichit le plus la politique.
M. STRAUSS-KAHN : Je crois que pour être un élu qui essaie de faire correctement son travail, il faut en effet aimer les gens et que, l’inverse, lorsqu’on est un responsable politique qui ne les aime pas assez, cela sent. Je ne veux citer aucun exemple. Mais on voit bien que, parfois, il y a des responsables de très haut niveau, je ne pense pas du tout au Président de la République, qui ont un contact plus difficile, un amour de l’autre plus difficile et, dans ces conditions, cela se ressent dans la façon de traiter avec l’ensemble du corps social.
M. DUHAMEL : On peut beaucoup aimer sans arriver à exprimer son amour ?
M. BAYROU : Exactement.
M. STRAUSS-KAHN : C’est sans doute, mais ce qu’il faut c’est que les autres perçoivent l’amour.
Mme DEFORGES : Justement, c’est très difficile de le faire percevoir cet amour. Si vous êtes quelqu’un de pudique, comme vous le disiez, Monsieur, ou d’un peu empêché ou d’un peu gêné, cette manifestation d’amour ne va pas vraiment vers l’autre. Les hommes politiques, en général, intimident les électeurs...
M. BAYROU : Ils sont intimidés.
Mme DEFORGES : Ils sont intimidés et quelquefois vous intimident vous aussi. Parce qu’il n’y a rien de pire que la timidité de l’un pour déclencher celle de l’autre.
Mme CHABOT : Pour briser la timidité entre vous, vous avez apporté votre livre...
Mme DEFORGES : ... À votre demande.
Mme CHABOT : Oui, bien sûr que vous allez donner à l’un et à l’autre, c’est la période de fin d’année. Le livre s’appelle « L’orage ».
M. STRAUSS-KAHN : J’en recommande volontiers la lecture, il y a quatre pages torrides.
M. BAYROU : « Orange, oronge, orage et bête, dites-nous le nom du plaisir ».
Mme DEFORGES : Ah ! C’est très beau. De qui est-ce ? J’avoue mon ignorance.
M. BAYROU : Luc BERIMONT, je crois, mais je n’en suis pas certain.
Mme CHABOT : Régine DEFORGES, un mot pour terminer. Que pouvez-vous souhaiter aux Français, puisqu’on arrive en cette période de fin d’année, pour 97 ?
Mme DEFORGES : Pour 97, je voudrais voir un peu plus de sourire dans les rues de Paris, dans les rues de province ou j’ai été beaucoup ces derniers temps. J’ai l’impression qu’il y a un poids qui pèse sur les Français, ils ne l’expriment pas toujours très bien. Mais je voudrais simplement qu’ils prennent un peu les choses en main et qu’au lieu de se plaindre, ils agissent.
Mme CHABOT : L’un et l’autre, que souhaitez-vous aux Français pour 97 ?
M. BAYROU : Le vœu de Régine DEFORGES me va.
M. STRAUSS-KAHN : Il me va aussi. Il faut que cela reste autre chose qu’un vœu et que, dans la pratique, dans la réalité de tous les jours, les Français retrouvent la confiance.
M. BAYROU : Les bons vœux sont ceux qui deviennent réalité.
Mme CHABOT : Souhaitons que les vœux de Régine DEFORGES soient exaucés.
Vous pouvez lire « L’orage », vous passerez un bon moment de fin d’année.
Merci aux uns et aux autres. Bonsoir et, comme l’on dit...
M. DUHAMEL : ... À l’année prochaine.
M. BAYROU : À l’année prochaine.