Texte intégral
Le grand débat ouvert par la crise… et le programme socialiste
Comment échapper au « modèle américain »
Retour d'un voyage aux États-Unis, j'ai conclu une série d'articles en soutenant que l'éclat du redressement économique américain – malgré son prix humain – conduirait nécessairement tous les pays en crise, en particulier la France, à se demander comment il sera possible d'échapper au « modèle américain ». Les réactions à cette thèse ont été nombreuses et fortement argumentées. La plus vigoureuse étant venue, verbalement, d'Alain Minc, je lui ai demandé de la transformer en lettre. Ce qu'il a bien voulu faire, non sans viser, à l'évidence, plus loin que ma personne, puisqu'il feint de me prêter une bénédiction du programme de la gauche que je n'ai jamais accordée. Le mieux placé pour lui répondre m'a paru être Michel Rocard. Merci à lui d'avoir accepté de contribuer à un débat aujourd'hui tout à fait essentiel.
Jean Daniel
Alain Minc
« Rompons avec les mirages du socialisme dans un seul pays »
Cher Jean Daniel,
Avec pour point de référence l'imperium américain, vous posez sans crier gare trois questions fondamentales : existe-t-il un autre modèle créateur de richesses que le laissez-faire-laissez-aller américain ? Celui-ci, à force de réussites économiques, évitera-t-il éternellement les explosions sociales que sa brutalité devrait susciter ? L’Europe n’a-t-elle pour choix que le déclin ou le modèle thatchérien ?
N'attendant le salut, depuis un demi-siècle, que d'une gauche intelligente c'est à elle que vous adressez vos interrogations. Je ne résiste pas à l'envie de vous faire part, en contrepoint, de quelques remarques.
1. Il existe, au cœur du monde développé, deux modes de développement. L'un, anglo-américain, se définit par une stagnation du pouvoir d'achat moyen, accompagnée d'inégalités croissantes entre les extrêmes, un faible niveau de redistribution, un chômage en voie de disparition. L'autre, caractéristique du nord de l'Europe continentale (Pays-Bas, Danemark et les Länder de l'ouest de l'Allemagne), connaît un pouvoir d'achat croissant, de moindres inégalités, un État-providence plus puissant au prix d'un chômage légèrement plus élevé – arrêtons, de ce point de vue, de juger la situation allemande à l'aune de chiffres détériorés par la situation atypique des Lander de l'Est.
2. Le modèle nordique, cette bonne vieille « économie sociale de marché », a survécu au prix de compromis successifs. D'abord, un accord de tous les acteurs sociaux pour limiter les hausses des salaires directs ; ensuite, de premières régulations des dépenses du Welfare State afin de poser un couvercle sur la marmite ; aujourd'hui, un effort de flexibilité, de manière à mettre fin à des rigidités excessives. Il ne s'agit en rien pour ces pays d'une thatchérisation de leur économie.
Lorsque le chancelier Kohl appelle ses concitoyens à l’effort, il ne cherche pas à leur imposer une purge à l'anglaise mais à obtenir d'eux le minimum de souplesse qui, pour l’essentiel, permettra de protéger le modèle allemand. Les quelques gouttes d'acide thatchérien qu'il veut verser sur le granite du système allemand sont destinées à le préserver, non à le détruire.
3. La France a réussi la performance désastreuse de n'avoir les avantages ni du système anglo-américain ni du compromis nordique. Une société à l'américaine se conçoit avec une faible fiscalité ; une société à la suédoise justifie une forte redistribution.
Mais une société à l'américaine avec un coût fiscal à la suédoise est insupportable. C'est pourtant la voie que nous avons choisie. Face à cet échec collectif, la tentation est grande de quêter la solution dans une mesure miracle, toujours indolore : pour l'un, ce sont les taux d'intérêt réels ramenés à zéro et, par conséquent, la dévaluation du franc ; pour un autre, les trente-cinq heures payées trente-neuf ; pour un troisième, la semaine de quatre jours. Face à ces « innovations conceptuelles », nous devrions appliquer un discriminant limpide : nous méfier des recettes que nous sommes les seuls au monde à promouvoir.
4. Le choix devant lequel nous sommes est plus simple, quoique plus cruel. Les mécanismes existent qui fabriquent de l’emploi, tantôt libéraux, tantôt sociaux-démocrates. Soit nous décidons d'être l'avant-garde sur le continent du modèle anglo-américain, et la liste est longue des révolutions à accomplir, de la suppression du Smic à celle du RMI, de la privatisation des services publics régaliens à la totale liberté du marché de l'emploi ; soit nous préférons le modèle de l'Europe continentale du Nord, et le prix à payer est là aussi connu : moindre hausse du salaire direct, stabilisation de l'État-providence, allégement du coût du travail non qualifié par un effort de redistribution aux dépens de l'immense classe moyenne.
5. Vous m'avez fait grief d'être critique à l'égard du programme socialiste. Au nom du choix qui est, j'en suis sûr, le vôtre, celui du modèle d'Europe continentale, je regrette que vous ne le soyez pas vous-même davantage. Au lieu, en effet, de se faire le propagandiste en France de la social- démocratie telle qu'elle a réussi chez nos voisins, le Parti socialiste a choisi un cheminement qui nous ferait revivre, en pire, 1981-1982, avec pour conséquence ultérieure une ascèse libérale auprès de laquelle la politique Bérégovoy aura été interventionniste... S'évader de l'équation telle qu'elle s'est posée aux autres, croire qu'il existe une solution française différente, la définir à partir d’avantages octroyés et jamais de sacrifices demandés, c'est, l'histoire l'a montré, se contraindre à de douloureux ajustements ultérieurs.
6. La seule question pour la gauche française est la suivante : quel cheminement suivre pour aller de notre situation présente vers l'économie sociale de marché ? À cette aune-là, l'impératif de la monnaie unique est encore plus évident. Outre la souveraineté monétaire qu'elle nous permettra partiellement de recouvrer, la monnaie unique jouera le rôle d'un arbre de transmission entre systèmes socio-économiques. Intégrée aux économies phares du modèle nordique au sein du premier cercle de l’Union monétaire, la France sera amenée, cahin-caha, à s'aligner. N'est-ce pas le rêve de tout social-démocrate conséquent ? Pourquoi, au lieu de s'inscrire dans ce cheminement, le Parti socialiste préfère-t-il les mirages du socialisme dans un seul pays ? Voilà l'interpellation que vous devriez adresser aux socialistes, au lieu, par solidarité historique, de bénir un programme marqué au coin de l'illusion et de la régression intellectuelle.
Michel Rocard
« Ne remplaçons pas les chômeurs par les galériens des petits boulots »
Cher Alain Minc,
De mon dernier échange téléphonique avec Jean Daniel, je conclus qu'il a très bien capté votre message, et d'abord l'essentiel : qu'il n'était pas destiné à lui seul.
Il nous est arrivé d'avoir des désaccords, sur la « finlandisation », sur l'avenir de la protection sociale et surtout sur la nature et les méthodes de l'action réformiste en France. Vous ne mesurerez donc pas chichement le plaisir que j'ai à vous écrire aujourd'hui que, dans ce message à Jean Daniel, vous avez, à mon sens – je n'engage que moi –, raison sur l'accent principal sinon sur quelques éléments connexes.
Aurais-je plus de place que je discuterais quelques formulations de vos points 1 et 2. Mais peu importe : je vous donne mon accord. Or ils sont essentiels car ils entraînent la suite.
Malgré quelques exagérations, tout n'est pas faux dans votre point 3. Mais je n’en aime pas la formulation. Méfions-nous, méfiez-vous, d'un masochisme national qui conduit trop de nos participants au débat public à sous-estimer les performances françaises, à s'autoflageller sur nos insuffisances, et finalement à donner au reste du monde une image de nous-mêmes inutilement et dangereusement dévalorisante.
Pour m’être acharné pendant trois ans à baisser le prélèvement fiscal d’État (non-reconduction de la majoration exceptionnelle de l’impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, TVA et droits d’enregistrement), je me sens obligé de vous rappeler que les Pays-Bas ou la Scandinavie nous restent comparables en matière de prélèvements obligatoires.
De la gestion socialiste, qui se terminait pourtant en pleine récession, nos successeurs ont hérité un très faible rythme annuel de hausse des prix, un commerce extérieur excédentaire, une dette limitée. Seul le budget connaissait un déficit supérieur à 4 % du PIB : vous ne prétendrez pas qu'on traverse une récession sans cela. Retrouvant la croissance, nos successeurs ont redressé, un peu, pas assez, le déficit budgétaire, mais substantiellement aggravé la dette. Elle reste pourtant à peu près dans les limites de Maastricht.
L'unique problème vraiment grave, mais celui-là est terrible, c'est le chômage plus la précarité. L'ampleur de ce drame ne saurait suffire à vous permettre d'écrire que la France connaît, sur le plan social, une société à l'américaine : nos chômeurs et nos RMistes restent assurés contre la maladie. Sans pouvoir l'abolir tout à fait, le RMI limite grandement le champ de l'absolue pauvreté. Notre redistribution continue à fonctionner. Elle n'endigue qu'en partie les drames de la crise du travail : raison de plus pour ne pas la sous-estimer.
Je partage votre souci de pourfendre les chercheurs de recette unique, magique et indolore. Et s'agissant de l'idée qu'une fragilisation de notre monnaie pourrait nous permettre d'obtenir des taux d’intérêt réels nuls, nous ne combattrons jamais assez, ensemble, sa stupidité. Sur le chômage, les choses sont trop complexes pour que vous puissiez vous permettre des simplifications abusives.
Votre point 4 n'appelle pas discussion, c'est une évidence au dernier membre de phrase près. Il va de soi que, pour des raisons éthiques comme pour des raisons de cohésion sociale nationale, mon choix est celui du « modèle continental de l’Europe du Nord », selon votre terminologie, qui diffère peu du capitalisme rhénan cher à Michel Albert. Toujours améliorable, il est à mes yeux une étape du projet social-démocrate pour lequel je combats. Un point cependant appelle observation. Depuis une quinzaine d’années, c'est l'ensemble des revenus salariaux, directs et indirects – donc, dans ce bloc, l'essentiel de ceux de la classe moyenne –, qui a diminué de 10 % dans le partage du produit brut, les revenus d'entreprise augmentant d’autant. Ce surcroît de revenus d'entreprise a dépassé de loin les besoins de l’investissement : une part très excessive en va à des placements financiers non productifs.
Si l'on additionne les titulaires du RMI, d'un contrat emploi-solidarité, d'un contrat initiative-emploi ou emploi consolidé, les travailleurs à temps partiel non choisi et l'immense cohorte des contrats à durée déterminée de quelques semaines, ce sont 4 millions de situations précaires, donc de revenus très limités, qu'il faut ajouter à nos 3,5 millions de chômeurs. 30 % de la population active ont ainsi des revenus précarisés, et par conséquent ne prennent pas leur place dans la dynamisation tant attendue de la consommation. Atonie de la demande, dit-on ! Elle n'est que la conséquence d'une lourde aggravation des inégalités qui profite moins à la classe moyenne, comme vous le dites, qu’à quelque 10 ou 15 % de vrais riches.
Curieusement, États-Unis et Japon ont eux aussi environ 30 % de leur population active précarisés. Et aux États-Unis, entre 1975 et 1995, le salaire moyen réel (hors inflation) a diminué de 13 %. C'est une amputation encore plus grave au dynamisme de la consommation, pourtant portée par un sommet de vague démographique sans précédent, et qui sera durable.
La différence est dans le modèle social. Ne laissant se dégrader ni le salaire ni la protection sociale, l’Europe resserre les guichets d'entrée sur le marché du travail normal et de ce fait produit plus de chômeurs. Vous ne pouvez pas ne pas savoir que les différences de taux de chômage entre pays d’Europe, cas particulier des jeunes compris, découlent à peu près totalement de nos différences démographiques. Beaucoup de chômeurs et peu de précaires – un pour un, en gros –, tel est à peu près le choix implicite de société qu'ont fait les Européens. Américains et Japonais en ont fait un autre : 5 précaires pour 1 chômeur. Ce choix est autre, pas meilleur. Son prix en termes de désagrégation sociale, de crise urbaine et de délinquance est plutôt plus élevé. De toute façon, nos traditions, nos systèmes légaux et contractuels sont différents. Nous ne ferons pas le choix américain, et la galère des petits boulots n'est pas un projet de société meilleur que le chômage. En tout cas, il n'y a pas là de malédiction française particulière, sinon dans la démographie.
Ce qu'il nous faut endiguer, c'est donc non seulement le chômage mais la vitesse avec laquelle le progrès technique chasse les hommes du processus de production. Que ce soit pour en faire des chômeurs ou des travailleurs précaires et marginalisés importe peu. Nous ne devrions pas avoir de mal à tomber d'accord sur ce diagnostic, à peine différent du vôtre.
C'est ici, au point 5 de votre lettre, que vous vous en prenez au programme socialiste. Il pourrait être meilleur, c'est évident. J'ai moi-même tenté en vain d'en enlever quelques éléments et d'en ajouter d'autres auxquels je tenais. Votre hargne ne m'en a pas moins amusé. « Un cheminement qui nous ferait revivre, en pire, 1981-82… » Doucement ! Il faut, pour écrire de la sorte, oublier que ce texte ne parle plus de nationalisations, et n'entend remettre en question aucun acquis essentiel : monnaie stable, passage à l'euro, liberté de circulation des produits, des services et des capitaux. Sérieusement, avez-vous relu les 110 propositions ?
En fait, vous ne pouvez avoir dans la tête que deux éléments de ce texte : ceux qui touchent le chômage des jeunes et la fiscalité. Sur le premier, conviendrez-vous que la France manque cruellement d'infirmiers, de surveillants de lycée et de collège, de juges et de greffiers, et que 350 000 en cinq ans, collectivités territoriales comprises, sont un peu plus mais pas déraisonnablement plus que les embauches habituelles de la fonction publique ? Quant au programme jeunes pour le privé, il vise essentiellement un nouvel effort de formation. Qu’objecter à cela ?
Une remarque fiscale : vous ne pouvez souligner l'importance de la redistribution et vous effrayer dès qu'on en décrit les modalités possibles. Or il s'agit maintenant, pour favoriser la croissance, de resolvabiliser mieux la moitié inférieure des revenus des Français. Cela fera un peu mal, mais pas à l'économie : il s'agit de procéder à cette redistribution à taux de prélèvements constants.
Le Parti socialiste est le seul grand parti français à prendre le risque de faire élaborer son programme dans une complète démocratie interne. Cela a un prix, et qui est respectable : la cohérence d'une assemblée est toujours inférieure à celle d'une plume unique, mais l'effort pédagogique accompli par ce texte est considérable, même si je souligne moi-même à quel point il est inachevé.
Reste sans doute un point majeur, bien que vous ne l'ayez traité que par allusion : le chômage. Tous les outils sont nécessaires, réformes fiscales pour cesser de décourager l'embauche, meilleure croissance si on le peut – l’euro y aidera, vous avez raison –, formation professionnelle et gestion du marché du travail. Il n'est pas de recette unique, naturellement, mais toutes celles-la ne sauraient suffire. Vous ne croyez pas à la réduction de la durée du travail à salaires préservés ? Vous avez tort. On travaillait 3 000 heures par an en 1900, 1 600 aujourd'hui, et les salaires ont été multipliés par huit. L'urgence est d'augmenter, non de diminuer la demande. Cela n'est possible qu'en y affectant, car il n'est pas d'autre argent disponible, l'économie que l'on ferait en ayant moins de chômeurs à soutenir. Et le moyen, c'est de baisser – comme vous le souhaitez d'ailleurs, mais de manière incitative –, les charges sociales. Une modulation intelligente peut y pourvoir.
On croyait tout cela purement théorique et pratiquement impossible jusqu'à ce que quelques députés de droite courageux en fassent une loi modeste, la loi Robien. Elle n'a pas, loin s'en faut, l'ambition du système que je propose, mais elle a brisé un tabou, et démontre tous les jours que « ça » marche. Trop chère ? À 120 000 francs par an le coût d’un chômeur aidé, et 80 000 francs par an à peu près le coût d’un emploi créé par ce système, le gouvernement aura du mal à le démontrer. Mieux vaut, au contraire, généraliser un tel système. C'est à peu près ce que je propose, et c'est la condition majeure d'une réalisation de l'ambition des socialistes.
Nous serions les seuls à y penser ? Voire… Cette idée a été prise en considération par 300 voix contre 56 au Parlement européen, et elle est étudiée partout. Aurait-il fallu que je sois belge ou allemand pour vous convaincre ?
Un dernier mot : le socialisme dans un seul pays me fait autant horreur qu'à vous.