Interview de M. Bernard Thibault, secétaire général de la CGT, dans "Les Echos" du 26 novembre 1999 et article dans "L'Humanité" du 30, sur la mondialisation et le commerce international dans le cadre des négociations de l'OMC et la préparation de la journée d'action contre le sommet de Seattle.

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Média : Energies News - Les Echos - L'Humanité - Les Echos

Texte intégral

Les Echos - 26 novembre 1999

Les Echos : Vous venez de signer un communiqué commun avec les autres confédérations sur les négociations de Seattle. Dans le même temps, vous serez le seul syndicat à manifester demain à Paris. N’y a-t-il pas un grand écart ?

Bernard Thibault : Notre objectif, avec ce communiqué, était de souligner nos préoccupations communes. Les garanties sociales, l’avenir des salariés, vont-ils faire partie des négociations ou celles-ci vont-elles se limiter au commerce ? Ce texte est un signe fort de l’évolution du syndicalisme français, qui prend conscience de la nécessité de rassembler ses forces. Il y a cinq ans, un tel exercice n’était pas envisageable. Cela étant, à la CGT, nous pensons qu’il faut mobiliser de façon plus spectaculaire, d’où notre participation à la manifestation de demain. La difficulté, d’ailleurs, va être de maintenir l’attention de l’opinion publique pendant toute la négociation qui va durer plusieurs années.

Les Echos : Le PC, avec lequel vous avez refusé de défiler le 16 octobre, sera là aussi…

Bernard Thibault : Il y aura aussi de nombreuses autres organisations. En outre, les caractéristiques des deux manifestations sont différentes. Le 16 était centré sur un débat franco-français par le 27.

Les Echos : Les syndicats français défendront-ils une position commune à Seattle ?

Bernard Thibault : Nous ne sommes pas dans une délégation commune et, si les cinq confédérations françaises sont toutes à la Confédération européenne des syndicats, elles adhèrent à des organisations syndicales internationales différentes. Mais nous allons bien sûr veiller à une cohérence de nos expressions.

Les Echos : La position de la CGT sur la mondialisation a-t-elle évolué par rapport à celle qu’elle avait en 1994, lors de l’Uruguay Round ?

Bernard Thibault : Nous avons fait, en quelque sorte, des progrès. Nous estimons que ce n’est pas parce que nous ne partageons pas certaines orientations qu’il faut se contenter de les dénoncer et refuser de « plonger » pour les modifier.

Les Echos : A vos yeux, l’existence même de l’OMC représente-t-elle un progrès par rapport à une « loi de la jungle » ?

Bernard Thibault : Cette institution représente une avancée par rapport à celle qui l’a précédée puisqu’elle met sur un pied d’égalité juridique tous les pays membres : elle donne la possibilité aux petits de se retourner contre les grands et ces pays le font effectivement. Mais ce principe subit quelques accommodements de fait, en fonction du poids économique de chacun et des capacités de rétorsion qu’il confère. L’OMC ne supprime pas les inégalités. Les carences et les dérives de fonctionnement des organismes internationaux doivent nous amener à en prôner la réforme, non la suppression.

Les Echos : Soutenez-vous les positions européennes ?

Bernard Thibault : Des sujets importants concernant l’agriculture… où la culture nous opposent aux Etats-Unis. L’absence de normes sociales mondiales favorise les délocalisations, dans le textile par exemple. Nous sommes donc évidemment plus proches des Européens. Mais le modèle social auquel ceux-ci aiment se référer est une abstraction à géométrie variable : il y a quelques mois, la Grande-Bretagne n’avait toujours pas de salaire minimum… L’Europe sociale reste largement à construire et son modèle à préciser.

Les Echos : L’opinion française est toujours divisée sur la mondialisation des échanges. Pour vous, celle-ci est-elle plutôt une chance ou un risque ?

Bernard Thibault : L’internationalisation croissante des échanges est une réalité. Mais ce n’est pas un phénomène naturel comme les quatre saisons. Nous prenons acte de cette évolution et, en même temps, nous sommes critiques sur la façon dont elle s’opère. Les inégalités entre pays et au sein des pays continuent de progresser. La mondialisation n’améliore pas globalement le niveau de vie de l’ensemble des peuples de la planète.
Une régulation des échanges commerciaux sans prise en compte des normes sociales et environnementales est inquiétante. Le simple et « libre » jeu du marché n’est pas suffisant. Personne n’envisage de reconstruire des murailles autour des pays, mais l’Organisation du commerce international ne doit pas entériner un rapport dominant-dominé qui détermine ou justifie des manquements graves aux principes fondamentaux de l’éthique sociale. Les discussions qui se déroulent dans le cadre du Bureau international du travail, notamment celles qui depuis longtemps aboutissent à l’élaboration de normes sociales, n’ont aucun lien avec celles qui se déroulent dans le cadre de l’OMC. Le travail des enfants en est l’exemple type. Un texte a été élaboré, mais aucune contrainte ne pèse sur les Etats qui ne le respecte pas. Quel contraste avec le domaine financier où là, on sait bien contraindre.

Les Echos : Quels sont, dans les fusions qui s’accélèrent aujourd’hui, les pouvoirs des salariés ? Le débat est aujourd’hui relancé sur les fonds de pension et l’actionnariat salarié.

Bernard Thibault : L’actionnariat salarié ne fait pas partie des objectifs de la CGT. Les salariés s’aperçoivent que le marché boursier peut offrir des revenus plus juteux que les salaires, et pour ceux d’entre eux qui ont l’opportunité d’y accéder c’est la promesse d’un avantage financier. L’actionnariat salarié n’a ni la possibilité ni la volonté d’agir par ce biais sur la marche de l’entreprise. Il ne doit pas y avoir confusion des genres. Les salariés sont d’abord des salariés. En dehors des entreprises publiques, les salariés ne sont pas représentés aux conseils d’administration. Sans pour autant parler de cogestion, il leur faut des droits supplémentaires pour qu’en tant que tels, en temps et en heure — pas a posteriori quand il est trop tard —, ils s’expriment sur la stratégie de leur entreprise et pèsent sur les décisions.
Je constate, par ailleurs, que les fusions, OPA, OPE se font sur des logiques financières, qui ne sont pas même le support d’un projet industriel. Dans la plupart des cas, le gouvernement est à la remorque quand il ne découvre pas la chose dans la presse. D’ailleurs, l’affaiblissement du tissu économique français trouve une source essentielle dans la carence des politiques publiques. L’Etat se trouve dépourvu parce qu’il a abdiqué et largement privatisé : il ne peut s’en prendre qu’à lui-même ! Nous restons également opposés aux fonds de pension : inutiles, hasardeux, potentiellement nuisibles et à l’opposé de ce que pourrait être une mobilisation de l’épargne salariale pour la croissance et pour l’emploi.

 

L'Humanité - Le 30 novembre 1999

Une régulation des échanges mondiaux est nécessaire et son établissement nécessite l’évolution de principe du fonctionnement et des prérogatives de l’OMC.

La mondialisation n’est ni une catastrophe naturelle, ni le produit maîtrisé de l’action méthodique d’un consortium, même si certaines firmes et les forces politiques qui les soutiennent sont en mesure d’en développer les traits les plus favorables à la reproduction des conditions de leur pouvoir.

Une mondialisation pilotée par les firmes multinationales, c’est aussi la mise en concurrence des salariés des pays en développement avec ceux des pays développés, qui opèrent dans des secteurs requérant un travail relativement moins qualifié. La libéralisation des échanges ne fait qu’accentuer cette concurrence. Pour autant, la fermeture des économies, le protectionnisme, n’est pas la solution. Résoudre cette contradiction au profit de l’ensemble des salariés, du Nord et du Sud, est un défi majeur pour l’ensemble de l’humanité.

Les notions de Sud et de Nord englobent un vaste ensemble fortement hétérogène, regroupant dans la même catégorie des pays comme la Corée du Sud et Taiwan, des géants par leur population, leur puissance économique et leur potentiel culturel, comme la Chine et l’Inde, et des pays comme la Côte-d’Ivoire et le Gabon : c’est une source importante d’erreurs d’appréciation.

Actuellement, se dessine une « nouvelle division internationale du travail » : le travail qualifié concentré dans la triade Amérique du Nord, Europe, Japon et dans quelques zones émergentes sur les quatre continents et le travail peu qualifié concentré essentiellement dans le Sud. Il est fondamental que la conférence de Seattle et le cycle de négociation ne valident pas un tel schéma.

L’OMC met théoriquement sur un pied d’égalité les 135 pays membres. On peut se demander toutefois si l’organe de règlement des différends chargé d’arbitrer les conflits commerciaux a vraiment les moyens de faire respecter ses recommandations. A titre d’exemple, si les Etats-Unis refusent de les appliquer, qui pourra les y contraindre, puisqu’aucune procédure de sanction n’est prévue ?

Les compétences de l’OMC ont été élargies à de nouveaux domaines, elles portent désormais aussi sur les services et les droits de propriété intellectuelle. L’accord conclu à l’OMC lors du cycle d’Uruguay sur la propriété intellectuelle a été conçu pour protéger les innovations des pays développés contre des concurrents potentiels des pays émergents. Nous devons nous opposer à ce que l’organisation du commerce international entérine un rapport dominant-dominé.

Dans les pays développés, le secteur des services est devenu un terrain essentiel du développement de la précarité, de la flexibilité et des bas salaires. Un grand débat européen s’articule autour de la question du champ d’action et de la consistance des activités relevant du service public : c’est aussi celui de la sécurité. La vision libérale des échanges qui domine à l’heure actuelle au sein de l’OMC, peut fortement mettre en cause les exigences de qualité et de sécurité inhérentes au services public, pour enfin menacer gravement le principe de l’égalité de traitement.

Il est urgent d’accréditer, dans la conscience universelle, la réalité et le réalisme de modèles sociaux et de développement fondés sur l’accès à la protection sociale collective et aux services publics, la reconnaissance des droits des salariés et du rôle des syndicats, conditions nécessaires d’une alternative à la jungle libérale.

Pour les salariés, l’enjeu des négociations qui vont débuter après la conférence de Seattle est de créer des conditions du développement durable et solidaire partout dans le monde : respect des normes sociales internationalement reconnues et refus de l’exploitation insouciante des ressources de la planète doivent aller de pair.

La violation des droits humains  ne peut en aucun cas constituer une source admissible de « compétitivité », aucun pays ne pourra se développer durablement par le travail forcé ou l’exploitation des enfants.

C’est le point de vue exprimé par les cinq confédérations françaises dans leur communiqué commun du 13 octobre.

Le respect des normes sociales fondamentales édictées par l’Organisation internationale du travail (OIT) doit être pris en compte, comme critère à part entière, lors de l’examen par l’OMC des politiques commerciales de chaque pays.

La France doit faire en sorte que l’Union européenne, qui négocie au nom de ses pays membres, intègre dans sa démarche les points de vue des pays en développement, en ayant présente à l’esprit que des questions similaires se posent dans le cadre de l’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe orientale. La conférence intergouvernementale a pris dans ce domaine du retard, l’Europe sociale reste largement à construire et son « modèle » à préciser : c’est un point faible fâcheux de l’argumentation européenne à Seattle.