Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Méditerranée 2010" du 28 octobre 1996, sur le partenariat européen, la position de la France dans le processus de paix au Proche-Orient et les projets d'investissement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Mediterraneo 2010 - Presse étrangère

Texte intégral

Méditerranée 2010 : Quelle est la conception française globale du partenariat euro-méditerranéen et que recouvre l'idée française d'un pacte euro-méditerranéen ?

Hervé de Charette : La France attache une importance majeure au partenariat euro-méditerranéen. Comme vous le savez, nos deux pays ont joué, pendant leurs présidences successives l'année dernière, un rôle essentiel dans le lancement de ce processus : d'abord avec l'adoption des conclusions du Conseil européen de Cannes sur l'aide à nos partenaires méditerranéens - qui a presque quadruplé - puis avec la Conférence de Barcelone des 27 - 28 novembre 1995.

Nous sommes très attachés au caractère global de ce partenariat, c'est-à-dire à la progression parallèle de ses trois volets (politique, économique, culturel et humain). Il ne saurait y avoir de stabilité et de retour à la paix en Méditerranée sans que, dans le même temps, une priorité forte soit accordée au développement. Il s'agit bien, comme l'a souligné le président Chirac dans le discours qu'il a prononcé au Caire le 8 avril, de faire de celle-ci « une zone de prospérité partagée ».

Ceci n'est nullement contradictoire avec la démarche engagée par ailleurs à l'initiative de la France en vue de conclure au printemps 1997 un pacte euro-méditerranéen. Ce projet, dont l'idée semble aujourd'hui largement admise, est en effet fondamentalement destiné à combler ce qui était une lacune considérable dans les relations entre l'Europe des Quinze et ses partenaires du Sud, limitées aux seuls accords bilatéraux de coopération sans que soit prise en compte la dimension politique.

D'où l'objectif qui est le nôtre – qui est certes ambitieux, mais réellement nécessaire – de concrétiser les engagements pris à Barcelone par l'instauration d'un véritable « partenariat politique et de sécurité » reposant sur un dialogue régulier et à haut niveau ainsi que sur l'adoption de mesures de confiance et de stabilité. Comme l'a aussi proposé le président de la République, nous pensons que l'importance de ce projet justifierait qu'il soit solennellement approuvé par un sommet. Est-il besoin d'ajouter que l'Espagne a un rôle essentiel à jouer dans le partenariat euro-méditerranéen et que nous attachons beaucoup de prix à maintenir une coopération très étroite avec elle sur ce dossier ?

Méditerranée 2010 : Quels sont le rôle et la position de la France dans le processus de paix et le développement économique du bassin méditerranéen et de l'Afrique du Nord ?

Hervé de Charette : Notre position vis-à-vis du processus de paix au Proche-Orient est claire : nous voulons la paix, une vraie paix. Quel est notre rôle ? C'est d'être au service de la paix, c'est à dire de travailler sans relâche à la recherche d'une paix qui doit être équitable pour être durable. Elle ne peut être fondée que sur les principes simples, maintes fois réaffirmés depuis la Conférence de Madrid : échange des territoires contre la paix et respect des accords conclus.

La France considère qu'il n'y aura de paix durable dans la région que si sont respectés le droit à l'auto-détermination du peuple palestinien et ses aspirations légitimes à disposer d'un État. Nous pensons qu'un accord juste et équilibré entre Israéliens et Palestiniens ne pourra pas éluder les questions de Jérusalem, des réfugiés et des colonies de peuplement dans les Territoires palestiniens. Une paix durable suppose enfin qu'Israël soit assuré de vivre dans des frontières sûres et reconnues. Les dramatiques événements qui viennent de se dérouler dans les Territoires palestiniens montrent que le maintien de la situation actuelle est intenable. Il faut avancer, il faut conclure.

La France considère également que le retrait total du Golan contre une paix totale constitue la base d'un accord entre la Syrie et Israël et que le Liban doit recouvrer une souveraineté pleine et entière sur l'ensemble de son territoire. Le gouvernement français a indiqué qu'il était disposé à participer à la mise en œuvre de garanties sur le Golan et au Sud-Liban si on le lui demandait. La contribution décisive qu'il a apportée à la conclusion de l'arrangement du 26 avril dernier, qui a mis fin à l'intervention armée israélienne au Liban, a prouvé sa détermination à agir concrètement.

La France ne prend pas parti pour un camp contre un autre : elle est l'amie des pays arabes autant que d'Israël, auxquels la lient des relations profondes, fondées sur le cœur et la raison, et qu'elle entend encore développer. Elle plaide et agit pour que prévalent l'esprit de compromis et la paix pour tous les peuples de la région. Comme le dit Shimon Peres, la paix a un prix. Elle n'est pas gratuite. Il faut que chacun y mette du sien et apporte une juste contrepartie à ses partenaires.

Le processus de paix au Proche-Orient ne saurait emprunter un « canal unique ». La France revendique pour l'Europe et pour elle-même un rôle politique justifié par leur proximité géographique et historique, leurs affinités culturelles et leur amitié avec l'ensemble des pays arabes comme avec Israël. Il n'y aucune raison pour que l'Union européenne et ses États membres soient maintenus, j'oserais dire contenus, dans la seule fonction de payeurs d'une politique qui n'est pas la leur, et qu'on vienne seulement les chercher pour régler les factures d'une histoire qui leur échappe. Qu'on ne se fasse pas d'illusion : cela ne durera plus. Les Européens ne l'acceptent plus.

La France, qui avec d'autres a contribué au lancement du « partenariat euro-méditerranéen de Barcelone », est d'ailleurs convaincue de l'interdépendance des problèmes dans l'ensemble plus large du monde méditerranéen. La stabilité politique et le développement économique vont de pair.

C'est pourquoi nos partenaires méditerranéens savent qu'ils peuvent compter sur notre engagement. C'est un engagement durable et fort. Il combine l'action nationale et l'action européenne.

Au plan national, nous avons réorganisé cette année nos instruments d'aide financière avec un triple souci : mieux répondre aux besoins et aux attentes de nos partenaires, mieux faire face aux nouvelles contraintes de l'OMC et de l'OCDE, mieux distinguer logique d'aide et logique de marché. Nous avons aussi créé une réserve d'intervention à utiliser sous la forme de prêts extrêmement concessionnels et mis en place un Fonds d'études et d'aide au secteur privé, destiné à financer les études techniques, la coopération institutionnelle ou des opérations en capital.

Notre coopération culturelle, scientifique et technique reste également très importante avec l'ensemble des pays de la région. Elle permet d'apporter une aide structurelle dans des domaines tels que l'éducation, le développement rural, la santé publique, la gestion de l'eau. L'enveloppe de cette coopération, pour l'ensemble des pays du Moyen Orient et d'Afrique du Nord, dépasse cette année 1,2 milliards de francs, soit presque le tiers des 4 milliards de nos crédits globaux d'intervention dans le monde hors Afrique noire. C'est considérable.

Mais seule une action massive et donc collective est à la mesure des défis et des déséquilibres démographiques, économiques et sociaux entre les deux rives de la Méditerranée. Le partenariat euro-méditerranéen est à cet égard un grand dessein, c'est aussi un défi de patience et de persévérance, une dynamique que nous avons lancée pour le siècle à venir. C'est la première fois que nous, Européens, nous donnons un tel cadre politique, juridique et financier, solide et global. Ce cadre est multilatéral et bilatéral : la Déclaration de Barcelone nous engage à 27 collectivement ; les accords euro-méditerranéens, déjà signés avec la Tunisie, Israël et le Maroc, ou en cours de négociation avec la Jordanie, l'Égypte, le Liban, ou encore à venir avec l'Algérie, la Syrie et les Territoires palestiniens, nous lient bilatéralement.

Cette action de longue portée est par nature structurelle : l'enveloppe MEDA et les prêts de la BEI qui la complètent sont principalement destinés à l'accompagnement de réformes de structures, qu'il s'agisse de la mise à niveau des entreprises et du tissu industriel local comme en Tunisie, du développement rural comme au Maroc, de la modernisation du dispositif juridique économique et commercial, ou de l'extension et de l'amélioration du système éducatif comme en Égypte. Dans ce contexte, l'eau nous apparaît comme l'un des enjeux clés de l'économie régionale et c'est pourquoi la France a décidé, dans le cadre du suivi de Barcelone, d'organiser une conférence euro-méditerranéenne sur la gestion locale de l'eau qui pourrait se tenir dès la fin de cette année à Marseille. C'est enfin une action en pleine évolution. L'État ne peut pas, ne peut plus tout faire. Les institutions internationales spécialisées, les États, les banques commerciales, les investisseurs privés, comme les ONG, les collectivités et les associations locales doivent Unir et coordonner leurs efforts. C'est pourquoi nous cherchons à mobiliser les énergies et les ressources du secteur privé et de la société civile, qui sont les acteurs véritables du développement. Mais nous devons aussi œuvrer à ce que la paix leur donne la stabilité et la sécurité indispensables.

Méditerranée 2010 : Comment les chefs d'entreprises français peuvent-ils participer aux programmes et aux projets d'investissement et de développement économique dans la région Afrique du Nord/Moyen-Orient ?

Hervé de Charette : La montée en puissance de l'investissement direct dans les pays hors OCDE a beaucoup plus profité aux pays d'Asie qu'à ceux d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. La réticence des opérateurs à investir dans cette région tient à un facteur politique, dans la mesure où le contexte régional ne peut pas encore être considéré comme stabilisé, et à un facteur économique et financier parce que la plupart des économies de la zone sont fragiles et, pour certaines, de dimension restreinte.

D'une manière générale, la France est particulièrement attachée à renforcer la présence économique de ses entreprises dans une région où nous avons des liens historiques et culturels privilégiés. L'activité de nos entreprises est fonction des caractéristiques particulières de ces marchés, où la demande publique est encore prédominante. Le secteur des biens de consommation se développe également. J'ai souhaité, par ailleurs, lors de la dernière Conférence annuelle des ambassadeurs français, mettre l'accent sur le nécessaire soutien du gouvernement à l'activité internationale de nos PME.

Nos exportations sont principalement composées de biens d'équipement – les grands contrats ayant tendance à se raréfier au profit du commerce courant –, mais également de biens de consommation et, à un moindre degré, de produits agro-alimentaires. Avec 13 milliards de francs d'exportations, l'Algérie est le premier client de la France dans la zone Afrique du Nord/Moyen-Orient. D'autre part, la France participe au développement de certains secteurs au travers de ses protocoles financiers et des fonds de contrepartie générés par l'aide alimentaire.

Il existe d'ailleurs un véritable mouvement d'ensemble des entreprises françaises vers la création de filiales et le lancement de partenariats en association avec des intérêts locaux : il s'agit souvent d'opérations isolées mais de montants significatifs, ou bien de participation des sociétés pétrolières françaises à la mise en valeur des richesses de pays comme l'Algérie, les Émirats arabes unis ou plus récemment le Qatar. Le stock des investissements français est considérable dans certains pays : plus de 1,5 milliard de francs en Arabie saoudite et 2,5 milliards de francs au Maroc, pays avec lequel la France a signé récemment un accord sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements.

Nous nous efforçons de maintenir l'élan en adaptant par exemple nos instruments financiers. Les accords de conversion de dette publique en investissements privés mis en place cette année avec le Maroc et avec la Jordanie sont à cet égard très prometteurs. Pour une meilleure diffusion de l'information, les chambres de commerces mixtes ou les clubs d'hommes d'affaires sont des éléments très positifs. La participation des opérateurs français aux programmes européens financés par MEDA et la BEI est encore trop timide. Nous nous employons à l'encourager.

Méditerranée 2010 : Comment le gouvernement français peut-il influer sur la mise en œuvre des programmes et des budgets MEDA approuvés à la Conférence de Barcelone ?

Hervé de Charette : La France a d'abord beaucoup fait pour que les crédits européens en direction de la Méditerranée soient substantiellement augmentés. Comme vous le savez, c'est sous sa présidence, lors du Conseil européen de Cannes, qu'il a été décidé de consacrer 4,7 milliards d'écus à la politique méditerranéenne de l'Union pour la période 1995-1999. S'agissant du règlement MEDA qui définit les modalités de l'aide financière accordée par la Communauté aux pays-tiers méditerranéens à compter de 1996, la France s'est efforcée d'exercer une influence à différents stades :

Au stade de sa conception d'abord, nous avons insisté pour que les priorités arrêtées à Barcelone soient explicitement mentionnées et surtout pour que des Programmes indicatifs nationaux triennaux tracent, pour chaque pays, les grandes lignes de l'aide européenne – ce qui garantira à chacun des pays bénéficiaires une certaine prévisibilité, engagera le Conseil sur des orientations et une répartition indicative des fonds, et inscrira chacun des projets dans un cadre cohérent.

Au moment de son adoption ensuite, il a fallu beaucoup de persuasion pour que l'ensemble des États-membres acceptent de passer outre certains obstacles politiques qui pouvaient empêcher ou retarder l'entrée en vigueur du texte.

Lors de son exécution, enfin, nous veillerons à ce que la coopération européenne s'articule bien avec notre coopération bilatérale. Comme je vous l'ai déjà indiqué, la France mène des actions de coopération à la fois anciennes et importantes avec la plupart des partenaires méditerranéens de l'Union européenne. Elle est en particulier le premier partenaire du développement du Maghreb. Il nous faut dans ces conditions assurer une bonne complémentarité de nos actions avec les programmes MEDA et, pour cela, échanger nos expériences et renforcer la coordination au niveau local.

Méditerranée 2010 : En Méditerranée, la prochaine inauguration du gazoduc Maghreb-Europe, qui commence en Algérie, passe par le Maroc et se termine à Cordoue (Espagne), met en exergue le rôle et la position du Maghreb. Quelle est la politique française de coopération et de développement économique avec les pays de cette région ?

Hervé de Charette : Parmi les trois ambitions de la politique arabe et méditerranéenne de la France, telle qu'elle a été définie par le président de la République au Caire, le 8 avril 1996, figure la construction d'une communauté méditerranéenne fondée sur un partenariat euro-méditerranéen véritable. Grâce à ses relations privilégiées avec les pays du Maghreb, qui lui sont tout particulièrement proches par l'histoire et la géographie, la France veut faire de la Méditerranée un trait d'union politique. Ces pays retiennent donc plus que jamais l'attention prioritaire de la France. Leur développement et leur modernisation sont un enjeu déterminant. La mondialisation de l'économie, les évolutions récentes propres à la Méditerranée, ont conduit la France à rechercher dans la diversification de ses instruments d'intervention (allégement de dette publique, prise en garantie d'emprunts syndiqués bancaires, actions de la Caisse française de développement) la réponse appropriée aux besoins tels qu'ils sont exprimés par nos partenaires du Maghreb. Si traditionnellement, les pays du sud de la Méditerranée absorbent une part essentielle de notre aide publique au développement, ce sont dorénavant des relations fondées sur le partenariat que nous cherchons à développer avec les pays du Maghreb, à titre bilatéral ou multilatéral. La France est consciente de la place qu'elle occupe au Maghreb, elle en connaît les avantages, elle en sait aussi les limites, et comprend la responsabilité qui en découle.