Texte intégral
Europe 1 : 20 janvier 1998
J.P. Elkabbach : Alors, du Premier ministre qui va s’exprimer demain pendant plus de 30 minutes sur TF1 qu’est-ce que vous attendez, qu’est-ce que vous avez envie de lui dire avant qu’il ne s’exprime ?
M. G. Jolles : J’ai envie de lui dire de ne pas opposer les forces vives du pays. Je crois qu’aujourd’hui, l’heure est à la mobilisation générale. Evitons par ce projet sur les 35 heures de tétaniser les chefs d’entreprise, de les entraîner à la désespérance, à l’égal de ce que sont aujourd’hui, du moins la réaction de l’opinion publique.
J.P. Elkabbach : Et en contrepartie, qu’est-ce que ferait le patronat ?
M. G. Jolles : En contrepartie, ce que fera le patronat ?
J.P. Elkabbach : Ferait.
M. G. Jolles : Ou ce que ferait le patronat ? Le patronat est prêt à ouvrir toute discussion avec le Gouvernement et les partenaires sociaux dès lors que les projets qui seront élaborés seront le produit d’une véritable concertation, d’une véritable négociation.
J.P. Elkabbach : Donc si le Gouvernement maintient sa position, vous ne bougez pas et vous montrez bien que c’est une position d’hostilité et de résistance ?
M. G. Jolles : Ce n’est pas une position d’hostilité pour le principe, ce n’est pas plaisir, c’est simplement parce que nous avons, nous, les 3 millions de chefs d’entreprise de toute sorte, artisans, commerçants, industriels, l’intime conviction — et c’est notre métier — que cette mesure des 35 heures sera nuisible.
J.P. Elkabbach : Mais est-ce que vous accepteriez les 35 heures à certaines conditions ?
M. G. Jolles : Il n’y a pas de condition qui permettrait aux entreprises de surmonter l’obstacle des 35 heures. Alors je ne dis pas que les 35 heures auront des effets négatifs sur toutes les entreprises, mais en tout cas sur une grande partie d’entre elles.
J.P. Elkabbach : D’autant plus qu’il y a des petites et grandes entreprises qui appliquent déjà les 35 heures.
M. G. Jolles : Mais bien sûr, lorsque les 35 heures sont praticables, lorsqu’elles apportent à l’entreprise un plus ainsi qu’aux salariés, ceci est mis en œuvre et depuis des années.
J.P. Elkabbach : Mais votre opposition du CNPF aux 35 heures, à la loi ou à la double loi négociée sur les 35 heures, c’est une question de principe ou c’est parce que vous êtes obligé ou pour quelle raison de fond ? Est-ce que vous pensez vraiment que ça ne créera pas des emplois alors qu’un certain nombre de techniciens, d’économistes et je voyais encore M. Hollande, peut-être qu’il a intérêt à le dire, estiment que c’est le moyen de créer des emplois ?
M. G. Jolles : Mais non, parce que le raisonnement tenu par certains responsables ou hauts fonctionnaires est un raisonnement qui me semble exagérément technocratique. C’est un raisonnement qui se fait en moyenne, on considère que les 35 heures en moyenne pourraient créer de l’emploi. Mais lorsqu’on regarde cas par cas le problème aux entreprises, on arrive à la conclusion exactement inverse. Et moi, je veux bien prendre en compte le raisonnement de M. Hollande mais je lui demande également de prendre en compte le raisonnement tenu par trois millions de professionnels chefs d’entreprises, responsables d’emplois, eux.
J.P. Elkabbach : Donc au moment où le PS et le PC vont signer après-demain ensemble un document commun sur les régionales et sur les 35 heures, au moment où le Gouvernement Jospin et le Parti socialiste lancent la campagne avec le PC etc. sur les 35 heures, vous vous opposez. Comment allez-vous vous opposer ?
M. G. Jolles : En clamant effectivement ce que sont nos constants, en mettant en garde l’opinion publique et nos partenaires sociaux contre les conséquences qu’entraînerait cette loi, par la logique, pas par des arguments politiques, pas par des arguments idéologiques, simplement par la logique, par le bon sens
J.P. Elkabbach : Vous voulez dire que les conséquences de cette politique économique, c’est d’argumenter le chômage ?
M. G. Jolles : Je le crains malheureusement, oui. Je constate que cette loi serait décidés par les politiques, mais que les risques seraient assumés par les entreprises et, malheureusement, se traduiront en destructions d’emplois.
J.P. Elkabbach : F. Bayrou disait avant-hier : ce gouvernement va se casser la figure.
M. G. Jolles : Je ne le souhaite pas. Je souhaite qu’il réussisse, c’est l’intérêt général, c’est l’intérêt de tous les Français et des chefs d’entreprise, évidemment. Mais il ne réussira que si le chômage reflue, et je ne crois pas que cette loi participe à ce résultat.
J.P. Elkabbach : Donc vous pensez comme M. Bayrou ? S’il maintient sa politique économique, vous pensez comme M. Bayrou ?
M. G. Jolles : Nous avons encore quelques semaines devant nous, puisque le débat va prendre place devant l’Assemblée, et il faut espérer que le bon sens triomphera.
Les Echos : 26 janvier 1998
Q. : En arrivant au CNPF, vous vous êtes promis de combattre le projet de loi sur les 35 heures, mais aussi de présenter un « projet d’avenir ». Pourquoi attendre, au risque d’apparaître devant l’opinion publique comme d’éternels mécontents ?
R. : Le CNPF, ces dernières années, s’est trouvé dans l’obligation de réagir à l’égard d’initiatives nombreuses en provenance des pouvoirs publics. Il en a appuyé certaines et s’est défendu contre beaucoup d’autres. Toutefois, nous n’avions pas connu de propositions aussi vastes et aussi profondément négatives que le projet de loi sur les 35 heures. Nous souhaitons lui opposer un projet d’avenir. Ce travail ne s’improvise pas ; il doit être fait sérieusement, et nous ne sommes pas en mesure d’aboutir dans l’immédiat. Qui plus est, je ne pense pas qu’il soit opportun de faire ces propositions alternatives au moment où, engagé à fond dans le débat sur les 35 heures, le pays n’y prêterait guère attention.
Q. : Quand serez-vous prêt ?
R. : Certainement dans la première partie de l’année.
Q. : Est-ce qu’un libéral comme vous élaborera ce projet d’« espoir » sur le modèle anglo-saxon ?
R. : Je ne me soucie pas des qualificatifs. Nous n’avons pas le moindre modèle. Nous regarderons ce qui nous paraît le plus efficace pour développer l’économie et l’emploi.
Q. : Au soir du 10 octobre, le CNPF avait annoncé qu’il bouderait toutes les négociations, sauf celles qui concernent les jeunes. Qu’en est-il de la campagne « Cap sur l’avenir » et des stages de première expérience professionnelle lancés pour les jeunes diplômés ?
R. : Le débat sur les 35 heures a donné un coup de frein à l’attention portée à un certain nombre de dossiers. Mais il est évident que les travaux engagés se poursuivent. « Cap sur l’avenir » se développe à un bon rythme : quelque 365 000 contrats d’alternance ont été signés en 1997. Le CNPF, qui mobilise 400 personnes sur le terrain pour démarcher les entreprises, n’entend pas relâcher ses efforts. Les stages de première expérience professionnelle sont lancés dans une vingtaine d’université, et nous continuerons à appuyer cette bonne idée. Je n’ai jamais pensé que les 35 heures devaient entraîner des réactions-sanctions de notre part, surtout sur un sujet aussi fondamental que celui des jeunes.
Q. : Venons-en aux 35 heures. L’OFCE vient de montrer qu’au prix d’un sacrifice salarial il n’en coûterait rien aux entreprises. Dès lors, pourquoi une telle opposition de votre part ?
R. : Ces propositions ne nous ont pas été communiquées. Nous allons, dès que possible, les faire étudier par la commission économique pour juger de leur pertinence. Mais je relève la coïncidence heureuse entre la sortie de ces études et l’intervention du Premier ministre. Par ailleurs, l’ampleur de l’éventail des créations d’emplois annoncées suscite le scepticisme. Je constate enfin que le ministre de l’Economie, Dominique Strauss-Kahn, a pris quelques distances devant la commission des Finances en avançant trois hypothèses, en disant qu’il pourrait d’ailleurs en retenir une quatrième à 1 million. Il y a beaucoup d’approximations dans ces approches comptables. Les experts ont fait tourner des modèles sans jamais prendre en compte les réactions psychologiques, qui sont fondamentales chez les entrepreneurs. Les chiffres annoncés seraient l’addition de milliers de décisions d’embauches prises par les entrepreneurs suffisamment informés, suffisamment confiants, motivés dans la perspective des 35 heures ! Or le sentiment qu’expriment d’innombrables petites et moyennes entreprises — n’oubliez pas que 2 300 000 ont moins de 50 salariés, et 1 900 seulement plus de 500 — est une réticence totale. Si les 35 heures peuvent créer des emplois d’un côté en raison des subventions, elles en détruiront de l’autre par abandons de projets de développement, arrêts d’exploitation, cessions d’entreprises, délocalisations, arrêts d’investissements étrangers, etc. Cette multiplicité de décisions négatives, en réalité, détruira de l’emploi. Les ordinateurs n’en tiennent pas compte.
Q. : Vous voulez dire que le solde entre création et destruction sera négatif ?
R. : Je le crains.
Q. : Mais vous le dites de façon intuitive, vous n’avez pas d’études précises ?
R. : Nous n’avons aucun document statistique, mais nous entendons les entrepreneurs de terrain. Tout est dans leur motivation et leur psychologie. Je connais par ailleurs les réactions des grandes sociétés internationales, qui se préparent à investir ailleurs en Europe. Or je n’ai pas aujourd’hui d’arguments pour les convaincre d’investir en France.
Q. : Comment expliquez-vous que le Premier ministre, que le ministre de l’Emploi persistent dans cette voie alors que leur objectif et leur intérêt est de créer des emplois ?
R. : Il y a là une volonté politique fondamentale. Le précédent de 1936 est très présent dans ce projet. Je crois aussi que l’espoir de créer de l’emploi par la réduction du temps de travail est conforté par la mécanique administrative qui s’est mise en place et que je connais bien : on fait converger de partout argumentaires, prévisions, éléments favorables, sondages, réactions d’élus qui rapportent un exemple isolé pour appuyer la politique du gouvernement, qui se trouve ainsi renforcé dans sa conviction. Je ne m’étonne pas que le gouvernement soit convaincu, mais je trouve qu’on ne tient pas suffisamment compte de la voix des entrepreneurs. Ce sont eux, pourtant, qui feront le succès ou l’échec de cette politique.
Q. : Jusqu’ici, le gouvernement a opposé les organisations patronales, qui auraient adopté une attitude dogmatique, aux entreprises. Si demain, après le vote de la loi, ces entreprises utilisent les aides pour réduire le temps de travail, vous serez en porte-à-faux…
R. : Si le gouvernement juge que les organisations que sont le CNPF, la CGPME, la FNSEA, l’UNAPL et l’UPA ne sont pas représentatives et qu’elles traduisent une réalité qui n’est pas ressentie par les entrepreneurs de terrain, il commet une profonde erreur. Sur tel ou tel dossier, cela a pu être le cas dans le passé. Mais, actuellement, je constate de mille manières que le CNPF est en harmonie avec les entreprises de la base. Il exprime d’ailleurs davantage l’avis de milliers de petites et moyennes entreprises que celui des grandes, qui ont plus de chances de s’en sortir. La révolte est surtout partagée par les entreprises de moins de 50 personnes, pour lesquelles les 35 heures sont un tel handicap que cette perspective détruit leur envie d’entreprendre.
Q. : C’est pour cela que vous aviez un jour avancé le seuil de 50 salariés ?
R. : Où situer le seuil pour qu’une loi qu’on juge inapplicable et néfaste devienne tolérable, sinon bonne ? Tout seuil crée du non-emploi. Les entreprises qui pourraient se développer au-delà du seuil de 20, instauré par le projet de loi, ne le feront pas, et celles qui ont franchi ce seuil seront tentées de revenir en arrière. On reste pantois de voir qu’une donnée aussi simple n’est pas comprise.
Q. : Que ferez-vous, une fois la loi votée ?
R. : Nous sommes légalistes. Je consulterai les unions patronales et les fédérations, qui à leur tour consulteront les entreprises, pour que nous ayons l’écho de leurs réactions. Mais il m’apparaît probable que le CNPF ne donnera aucune consigne. Nous n’allons pas répondre à une règle uniforme et autoritaire que nous dénonçons par un mot d’ordre uniforme. Si les entreprises nous demandent de les conseiller et de les assister, nous le ferons, mais je souhaite qu’elles décident pour elles-mêmes. La diversité des situations l’emportera. Le CNPF n’est pas une organisation centrale qui donne une instruction.
Q. : Etes-vous plus crédible quand vous demandez un allègement des charges au nom de l’emploi, alors que les quelque 45 milliards d’allègement inscrits dans le budget auraient créé 40 000 emplois, selon les premières estimations officielles ?
R. : Ce n’est pas un problème de crédibilité. Nous sommes convaincus que les 35 heures sont une vaste mécanique qui va faire perdre du temps, de l’argent et de l’emploi. Le « projet d’espoir » que nous formulerons devra être conçu de manière qu’il soit, lui, efficace, contrairement au saupoudrage habituel de mesures limitées et successives. Mais les chefs d’entreprise citent tous en premier lieu la baisse des charges comme levier pour l’emploi. En revanche, je n’en connais pas un qui dise spontanément « je vais réduire le temps de travail pour créer des emplois ».
Q. : Vous avez dit et répété que vous ne vous contenteriez pas du faux paritarisme et que tout prélèvement supplémentaire susciterait « une situation de blocage ». Quand poserez-vous des actes en conséquence ?
R. : Notre ligne, vous le savez, est bien claire : un vrai paritarisme dans le cadre de limites financières. Nous avons déjà pris deux décisions : nous avons cessé de siéger à la Caisse nationale des accidents du travail après le refus du gouvernement d’accepter la baisse de cotisation décidée par les partenaires sociaux, puisque le régime est excédentaire. Nous avons ensuite refusé que l’Unedic prenne en charge l’assurance-chômage des jeunes qui entreront dans les emplois parapublics prévus par l’Etat, lesquels ne correspondent pas à la vocation de l’Unedic. Il y a là une certaine clarification.
Q. : Vous avez quitté une commission, mais pas la Caisse des accidents du travail…
R. : Pas de maximalisme. Nous réagirons clairement, mais de manière graduée et très argumentée chaque fois que l’on transgressera la responsabilité des partenaires sociaux dans le paritarisme. Mais il faut bien comprendre que le CNPF n’est pas hostile au paritarisme. Lors des contacts personnels que je viens d’avoir avec les dirigeants syndicaux, j’ai exprimé notre souci de rétablir le paritarisme dans sa vocation initiale et dans des limites financières qui soient compatibles avec le développement des entreprises et supportables par les salariés.
Q. : Vous avez annoncé que la politique contractuelle au niveau national n’avait plus lieu d’être et que le dialogue devait se développer dans les branches et dans les entreprises. Les comités de chômeurs aujourd’hui, les coordinations de salariés hier ne montrent-ils pas qu’il est nécessaire de conforter les confédérations par une politique contractuelle interprofessionnelle active.
R. : Je pense que la négociation sociale doit être développée au niveau de l’entreprise et des branches. Cette orientation ne peut être que bien accueillie par les organisations syndicales.
Q. : La politique contractuelle dans les branches n’est pas particulièrement florissante…
R. : Non, mais elle peut et elle doit le devenir sans doute pour beaucoup d’entre elles.
Q. : La crise asiatique devrait, selon le gouvernement, faire perdre un demi-point de croissance. Mais le ministre de l’Economie continue à tabler sur une progression de 3 %. Partagez-vous cette prévision ?
R. : Je sais seulement que la crise asiatique aura des conséquences, et le projet de loi sur les 35 heures a déjà un effet démotivant. L’un ajoute à l’autre font que je partage l’inquiétude de beaucoup.
RTL : vendredi 30 janvier 1998
O. Mazerolle : Les chiffres du chômage pour le mois de décembre vont être bons : il y a une forte réduction. N’est-ce pas le moment, l’occasion de dédramatiser le débat sur les 35 heures ?
E.-A. Seillière : Ce n’est surtout pas le moment de déstabiliser les entreprises avec un projet dont vous savez que la quasi-totalité des entrepreneurs le jugent mauvais pour leurs entreprises, difficile à mettre en œuvre, complexe ô combien, et bien entendu également difficile à certains égards pour les salariés, puisqu’il s’agit dans l’ensemble de regarder essentiellement la question des salaires. Donc, je pense que s’il y a effectivement actuellement une reprise — on la connaissait, elle est là, elle est excellente… Si le chômage baisse vraiment, on ne peut que s’en féliciter partout. Ce n’est pas le moment de créer une inquiétude, un désarroi. Nous considérons que loin d’être l’occasion de mettre en place les 35 heures, c’est plutôt le moment de se dire courageusement qu’on pourrait peut-être le transformer en objectif, non l’imposer en loi.
O. Mazerolle : Dans le débat à l’Assemblée nationale, M. Aubry a fait quelques ouvertures : elle a parlé d’une prime majorée pour les entreprises à bas salaires et forte main-d’œuvre ; elle a parlé d’un Smic qui serait modulable, de l’annualisation possible.
E.-A. Seillière : Dans le débat actuellement, il y a énormément d’amendements. On commence à discuter au fond d’un projet de loi qui était resté encore très théorique. On commence à rencontrer d’abord les évidences, à savoir qu’il y a des contradictions entre la volonté d’imposer par la loi la même chose à tout le monde et la situation des entreprises. D’où ces va-et-vient assez ubuesques sur le Smic. Hier, il y en avait deux ; ce matin, il n’y en a plus deux, mais un moyen. Nous nous y perdons complètement, nous, les experts. Donc, on imagine ce qui doit se passer dans l’entreprise !
O. Mazerolle : Et l'annualisation n’est plus un mot tabou, semble-t-il.
E.-A. Seillière : C’était totalement prévisible. L’idée qu’on puisse vouloir mettre quelque part en place les 35 heures sans admettre l’annualisation, c’était nier l’existence de tout accord. Il n’y a pas d’accord possible si on ne traite pas l’annualisation. Donc, nous savions bien qu’à un moment ou un autre, le Gouvernement prononcerait ce mot. Ça y est. Tant mieux.
O. Mazerolle : Ne croyez-vous pas que cette loi est l’opportunité pour vous, patrons, d’obtenir ce que vous souhaitiez depuis longtemps, c’est-à-dire une organisation du travail plus conforme à ce qu’est la compétition économique actuelle ?
E.-A. Seillière : C’est une approche qui a été beaucoup présentée par Mme Aubry en disant : “Réjouissez-vous, mesdames et messieurs les entrepreneurs ! Voici une loi qui va vous donner une formidable opportunité de vous moderniser, d’évoluer dans votre organisation du travail“. Très honnêtement, les entrepreneurs n’ont pas besoin de cette loi pour s’aménager, pour réussir. D’ailleurs, les entreprises françaises réussissent, je m’en félicite, et je crois que la France doit s'en féliciter aussi. Très honnêtement, mettre sur la voie des 35 heures l’avantage de pouvoir commencer à s’organiser et à réfléchir à ce qu’est une entreprise efficace, c’est un peu se payer la tête des entrepreneurs.
O. Mazerolle : L’autre jour, à la lecture de votre interview dans Les Echos, où vous disiez « Nous sommes légalistes, et si la loi est votée, nous l’appliquerons et ne donnerons pas de mot d’ordre uniforme aux patrons », on avait cru comprendre qu’il y avait une ouverture de votre côté.
E.-A. Seillière : Il n’y a pas la moindre ouverture. A partir du moment où la loi sera la loi, la réalité prendra le dessus sur le texte. Nous irons vers les entreprises, vers la base. Nous les consulterons pour savoir quel doit être l’attitude à tenir de la part de l’organisation dont je ne préjuge de rien. Mais je suis convaincu que le message qui viendra naîtra de l’immense diversité des entrepreneurs qui sont en réalité incapables de traiter tous de la même manière cette obligation rigide des 35 heures. On verra donc foisonner les initiatives en tous sens. Il y aura des gens qui se précipiteront vers les subventions considérables qu’on offre aujourd’hui et qu’on accroît pratiquement quotidiennement, comme si le Gouvernement, décidé à l’emporter politiquement sur son projet, était prêt à payer un peu n’importe quoi aux entreprises pour qu’elles aillent dans le sens qu’il souhaite.
O. Mazerolle : Si la réalité est celle-là, est-ce que la discussion d’aujourd’hui n’est pas finalement un peu surréaliste ?
E.-A. Seillière : Non. Nous sommes responsables, et nous savons très bien que quand on dit aux entrepreneurs “On paiera votre personnel pour que vous puissiez aller dans le sens des 35 heures“, à la vérité, ce sera insupportable collectivement car il faudra d’autres prélèvements ; les entrepreneurs sauront que ce sera remis en cause.
O. Mazerolle : Sur l’emploi, on se demande toujours quelle est la vision que les patrons ont de leurs responsabilités dans le maintien et la création d’emploi ? Quelle vision avez-vous ?
E.-A. Seillière : Ma vision est tout à fait simple : les entrepreneurs ont pour mission de développer leurs entreprises et de créer de l’emploi et d’embaucher. En réalité, c’est leur fonction, leur objet, leur objectif. Je dis simplement que s’il y a tant de chômeurs dans notre pays, notamment par rapport à ce qu’on trouve dans d’autres, c’est parce que la société n’a pas voulu mettre en place les mécanismes qui permettent l’embauche. En réalité, le système des 35 heures est un mécanisme autoritaire et subventionné pour mettre en place une embauche que l'ensemble de la réglementation que notre pays a développé depuis grosso modo 30 ans, a construite et qui empêche l’embauche.
O. Mazerolle : Quand les journaux annoncent aujourd’hui que 1997 a été une très très bonne année pour beaucoup d’entreprises françaises, qu’elles ont augmenté leurs bénéfices, ne croyez-vous pas que ça implique nécessairement en contrepartie une attitude volontariste de création d’emplois de la part des entrepreneurs ?
E.-A. Seillière : Il y a une attitude volontariste de création d’emplois quand la situation de l’entreprise le permet, quand les commandes sont là pour les autoriser et quand la situation de l’entreprise appelle plus de personnels. Mais l’équation qui dit : “Puisque votre entreprise marche bien, vous devez embaucher et augmenter votre personnel“, et l’année suivante vous retrouver un déficit, cela n’a pas de sens. En fait, l’équation qu’on fait entre la réussite sur un exercice d’une entreprise et le nombre de salariés qu’elle doit avoir est un réflexe simpliste — politique —, qui ne regarde absolument pas la réalité de l’entreprise, laquelle doit construire sa stratégie et son avenir et ne pas s’arrêter aux dispositions à prendre sur un exercice réussi. L’encouragement donné aux entreprises par leurs bons résultats cette année créera certainement de l’embauche. D’ailleurs, vous la voyez, puisqu’en fait les chiffres sont bons et qu’on a créé 180 000 emplois en 1997. Au lieu d’accabler les entreprises qui quelquefois licencient, voyons là qu’elles ont quand même créé un nombre considérables d’emplois.
O. Mazerolle : L’autre jour, en plein mouvement des chômeurs, vous avez déploré qu’on ait le regard braqué sur l’infirmerie. Ce sont des propos qui ont choqué : R. Hue a dit que c’est ignoble ; d’autre ont protesté. Certains se sont dit « Voilà le patronat qui revient avec son gros bâton ».
E.-A. Seillière : Ce sont des réflexes politiques. A la vérité, on parle tout à fait communément de souffrances en ce qui concerne la situation des chômeurs, de victimes, de maladie sociale. Je ne vois pas ce qu’il y a de choquant ou d’étrange à avoir généralisé tout cela en utilisant le mot d’infirmerie. On bondit un peu sur ce qui est le médiatiquement incorrect pour essayer d’en faire un événement. En réalité, tout ceci est en fait très anecdotique.
O. Mazerolle : Dans cette loi sur les 35 heures, ne payez-vous pas une sorte d’immobilisme du patronat dans les années passées ? J. Barrot affirmait que si la droite était restée au pouvoir, elle aurait davantage encadré les patrons parce qu’il y a des abus qu’il faut stopper.
E.-A. Seillière : Nous sommes en tant qu’entreprises soumis à un véritable harcèlement d’initiatives réglementaires et politiques en tout genre. Aujourd’hui, devant tant de phénomènes réglementaires qui ont fini par paralyser complètement l’entreprise dans certains cas — je pense par exemple aux 35 heures pour les cadres qui vont créer une situation absolument inacceptable dans les entreprises pour cette catégorie de gens très attachés à leur travail et au développement de l’entreprise et qu’on va limiter —, devant cette abondance incroyable d’initiatives aujourd’hui, les entrepreneurs en effet ont à définir leur projet. Nous y travaillons.
O. Mazerolle : Essentiellement basé sur la baisse des charges ?
E.-A. Seillière : Ce sera un système très simple, très libre et très efficace, alors qu’on nous propose avec les 35 heures quelque chose de très complexe, très autoritaire et très inefficace.
O. Mazerolle : C’est pour quand ?
E.-A. Seillière : C’est pour avant juin, j’espère.