Texte intégral
Le plan de Giscard pour sortir de l'impasse
Depuis l'origine du projet d'union monétaire de l'Europe, j'ai toujours pensé que la décision la plus importante à prendre pour la France serait de fixer le taux d'entrée du franc dans le nouveau système, soit le taux d'échange du franc contre la future monnaie européenne.
Pourquoi la plus importante ? Parce qu'il y a dans le traité de Maastricht, une phrase dont la résonance est impressionnante : « À partir du 1er janvier 1999, les parités des monnaies seront fixées de manière définitive. » Autrement dit, pour toujours !
Ainsi, les deux politiques de redressement économique auxquelles j'ai participé – celle de 1958, avec l'introduction du nouveau franc, sous l'autorité du général de Gaulle, et celle de 1969, où je gérais les finances de notre pays, auprès du président Pompidou – de telles politiques, qui ont comporté chacune la fixation d'une nouvelle parité pour le franc, ne seront plus jamais possibles !
Lorsqu'on doit prendre une décision définitive, il est interdit de se tromper. On n'a aucun droit à l'erreur.
Par rapport à quelle référence faut-il fixer la valeur d'entrée du franc ? Évidemment, par rapport à l'unité dans laquelle sont exprimées la quasi-totalité des grandeurs monétaires internationales – cours des matières premières et de l'énergie, prix des grands contrats, cotations sur les marchés financiers de référence : cette unité est le dollar. C'est à tort que l'attention s'est concentrée depuis quelques années sur la relation de change entre le deutschemark et le franc. Quelle que soit l'importance de nos échanges bilatéraux, le deutschemark est loin de constituer à lui seul une référence mondiale.
1 euro = 7 francs
Dans l'avenir, la cotation directe du franc par rapport au deutschemark n'aura plus de raison d'exister. On connaîtra, en effet, le taux de conversion du franc en euro, et la cotation de l'euro sur le marché financier international. C'est tout ! Ainsi, c'est par l'intermédiaire de l'euro que le franc sera relié au marché mondial des changes, et donc, en particulier, au cours du dollar.
Nous assisterons, bien sûr, dans le futur, à une évolution de l'euro par rapport au dollar. Ce sera un enjeu très important de la politique monétaire qui sera mise en oeuvre par la Banque centrale européenne.
Mais il serait imprudent de compter sur l'évolution future de l'euro pour corriger un mauvais positionnement initial du franc par rapport au dollar.
Chacun reconnaît aujourd'hui que ce positionnement n'est pas satisfaisant. Ce mauvais réglage explique en large partie la stagnation de notre activité économique depuis quatre ans et la persistance d'un chômage insupportable.
Pour décrire cette situation, on préfère recourir à la présentation inverse, qui déplace les responsabilités, en insistant sur la faiblesse excessive du dollar. Peu importe, car l'effet économique est exactement le même.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le franc a connu une vie agitée pendant la décennie 80 : il a été dévalué quatre fois, en 1981, en 1982, en 1983 et en avril 1986. Le total cumulé de ces dévaluations est de l'ordre de 15 %. Pendant ce temps, le deutschemark était réévalué cinq fois, progressant de plus de 22 %.
Depuis 1990, tous nos gouvernements se sont accrochés à l'idée de maintenir la parité entre le franc et le deutschemark. Ce n'était pas, contrairement à ce que l'on a dit, une politique du « franc stable », mais une politique arrimant notre monnaie à une devise dont le passé permettrait de prévoir qu'elle la tirerait vers le haut.
Les circonstances historiques ont aggravé les conséquences pratiques de ce choix. En effet, la crainte de l'inflation suscitée par les conséquences monétaires de la réunification allemande, c'est-à-dire l'augmentation brusque des liquidités en Allemagne, a conduit la Bundesbank à pratiquer depuis 1990, une politique de taux d'intérêt élevés, entraînant l'appréciation du mark vis-à-vis du dollar. La recherche obstinée du maintien de la parité entre le franc et le deutschemark, bien que nous ne soyons pas directement concernés par les effets monétaires de la réunification, a provoqué une revalorisation du franc par rapport au dollar, qui n'était nullement justifiée par les fondamentaux de notre économie.
C'est ainsi que le dollar, qui valait en moyenne 6,90 francs en 1986, n'en valait plus que 6 en 1987, 5,50 en 1990, et 5 en 1995. Il était coté cette semaine au niveau de 5,07 francs.
1 dollar = 5,50 francs
Cette évolution est la cause principale des difficultés dans lesquelles se débat toujours l'économie française. Naturellement, il en existe d'autres, tels que le niveau insupportable des charges fiscales et sociales, et les rigidités de toute nature qui freinent la vitesse d'adaptation de notre économie aux nouvelles donnes de la compétition internationale. Mais, alors qu'il faut du temps pour réduire ces charges et atténuer ces rigidités – et le gouvernement s'y emploie – il suffirait d'une seule décision pour mettre à niveau la relation entre le franc et le dollar.
Quel est le niveau souhaitable ? Certains recommandent de laisser aux marchés le soin de le fixer. Mais les marchés sont fluctuants par nature, et ils prennent en compte les différences de taux d'intérêt et les anticipations à court terme des changements de parité. Il est préférable de leur donner une indication claire du niveau jugé souhaitable, dès lors que celui-ci est protégé par la remise en ordre progressive de nos dépenses publiques et par l'excédent de notre balance des paiements courants.
En pesant soigneusement le pour et le contre, l'objectif souhaitable serait de revenir à la relation de change du début des années 90, où le dollar valait 5,50 francs.
Le France arrimé au mark
C'est en réalité un objectif de correction minimal, car, depuis cette époque, la situation de l'économie américaine s'est fortement redressée, alors que la nôtre s'est, hélas ! dégradée.
Je donnerai un seul chiffre. Parmi les 27 pays industriels étudiés par la banque américaine Morgan Stanley, la France se classe au troisième rang pour le coût horaire de sa main-d'oeuvre dans l'industrie. Alors qu'en 1985, une heure de travail dans ce secteur coûtait 7,52 dollars en France et 13,01 dollars aux États-Unis, dix ans plus tard, en 1995, la relation s'est inversée : l'heure de travail coûte 19,34 dollars en France, pour 17,20 aux États-Unis. Cela s'explique par la hausse modérée des salaires aux États-Unis, mais surtout par la forte baisse du dollar.
D'où ma proposition, à vrai dire prudente, mais nécessaire : il faut fixer un taux d'échange du franc contre l'euro correspondant à une parité actuelle de 5,50 francs pour 1 dollar.
La chance veut que le mécanisme choisi pour mettre en place l'euro aboutisse à la même conclusion.
On a renoncé, pour des raisons pratiques incontournables, à échanger toutes les monnaies européennes contre des euros le même jour, le 1er janvier 1999. Le Conseil européen de Madrid a choisi une solution plus raisonnable : le 1er janvier 1999, l'euro deviendra bien la monnaie unique de tous les pays de l'union monétaire, mais les habitants de ces pays conserveront, pendant une durée de trois ans, la possibilité d'utiliser, pour leur usage courant, les anciens signes de leurs monnaies nationales. La grande différence sera que, les taux de change étant fixés « de manière définitive », les monnaies nationales ne seront plus alors autre chose que de simples dénominations de l'euro, comme l'étaient jusqu'ici les centimes ou les « sous » par rapport au franc, ou les guinées par rapport à la livre britannique.
Dans leur vie quotidienne, les Français utiliseront à la fois des euros et des francs. Ils pourront disposer de comptes courants et de cartes de crédit en euros, et payer leurs achats ou régler leurs dettes soit en euros, soit en francs. De même, les prix seront formulés en euros ou en francs. Puisque l'euro sera appelé à remplacer définitivement le franc, les Français se poseront une question pratique : « Combien tel prix annoncé en euros représente-t-il de francs ? » Autrement dit : « Combien l'euro représente-t-il de francs ? »
La réponse à cette question affectera la vie quotidienne des Français. Or, la solution proposée par les experts est évidemment impraticable. Ils envisagent que le taux de conversion puisse comprendre six chiffres ! C'est-à-dire, pour le franc, une unité suivie de cinq décimales… On croit rêver ! Ce sont des formules acceptables pour les techniciens des marchés, ou pour assurer la continuité des contrats, mais évidemment inconcevables pour les malheureux particuliers, qui devraient avoir en poche, dans leurs déplacements et dans les magasins, une machine à calculer afin d'évaluer, avec cinq décimales, le montant de ce qu'ils auront à payer en francs, lorsqu'un prix sera exprimé en euros.
On se souvient des déclarations enflammées des dirigeants politiques réclamant une Europe accessible à tous, une « Europe proche des gens ». Imaginons les réactions populaires devant des complications qui feront pâlir les souvenirs du passage de l'ancien franc au nouveau franc, où il s'agissait seulement d'effacer deux zéros !
La réussite de l'union monétaire, dont je rappelle que la transition durera trois ans, exige qu'elle soit comprise et acceptée par l'opinion, dans la vie de tous les jours. Autrement, elle fera l'objet d'un rejet !
Revenons au bon sens : il est hautement souhaitable que l'euro compte un nombre rond de francs.
Or, c'est possible. La cotation de l'euro en francs était, le 12 novembre, de 6,4609 francs. Pourquoi, au lieu de conserver ce chiffre étrange, le gouvernement n'annoncerait-il pas sa volonté d'aboutir à un taux d'échange de 7 francs pour 1 euro ? C'est la recommandation que je me permets de lui faire.
Ce taux deviendrait définitif le 1er janvier 1999. Il serait parfaitement compréhensible, et d'un usage pratique. Et il correspondrait, selon les conditions actuelles du marché, à un cours de 5,49 francs pour 1 dollar !
Je ne voudrais pas encombrer le lecteur de détails techniques sur le processus qui permettrait d'atteindre le taux de 7 francs pour 1 euro. Je les réserve à des publications spécialisées. Il y a pourtant deux notions qu'il faut garder présentes à l'esprit. Le passage de l'écu à l'euro, le 1er janvier 1999, se fera dans la continuité ; l'euro prendra exactement le relais de l'écu. Et la fixation des fameux taux de change définitifs des monnaies européennes se contentera d'enregistrer leurs cours au moment où la décision sera prise, pour éviter le risque de secouer les marchés. C'est donc bien à l'avance qu'il faut viser à établir la relation 7 francs = 1 écu. Et le plus tôt sera le mieux !
On m'objectera que nous n'avons pas le droit de le faire. C'est inexact. Il suffit de se souvenir que, au cours de la crise monétaire de l'été 1993, on a décidé d'élargir les marges de fluctuation du Système monétaire européen à 15 % de part et d'autre de la parité. La nouvelle relation entre le franc et l'écu resterait largement à l'intérieur de ces limites.
Et, maintenant, revenons à l'essentiel. La France étouffe ! Pour moi, qui l'ai dirigée autrefois, et qui continue de suivre avec une attention passionnée ses difficultés quotidiennes, je ne m'y résigne pas. Et, si nous acceptions de laisser cette situation se prolonger, celle-ci nous réserverait sans doute, de terribles désillusions !
La France étouffe sous le poids de ses charges et sous l'effet d'un interventionnisme étatique débridé, qui nous interdit, l'un et l'autre, de nous adapter aux nouvelles donnes de l'économie mondiale.
La décision d'adopter un niveau satisfaisant d'entrée dans l'union monétaire n'est pas une alternative qui permettrait d'éviter les réformes nécessaires, c'est-à-dire un effort supplémentaire de réduction des charges – les charges fiscales directes pour encourager les créateurs d'entreprise, et les cotisations sociales sur les bas salaires pour favoriser l'emploi – et aussi un coup d'arrêt à l'interventionnisme administratif : c'est une condition qui permettra la pleine réussite de ces réformes.
Pour être en bonne forme
Si le gouvernement faisait connaître son intention d'atteindre la parité nouvelle de 7 francs pour 1 euro, correspondant à 5,50 francs pour 1 dollar, nous connaîtrions dans un délai de six à neuf mois, une accélération sensible de la croissance. Nous entrerions dans la zone de 3 % de croissance de notre PIB, et nous aborderions l'été 1997 dans un climat d'expansion retrouvée. La modification de la parité monétaire provoquerait une augmentation automatique du revenu des agriculteurs. On pourrait s'attendre, après deux années moroses, à enregistrer une brillante saison touristique. Des branches industrielles importantes, comme l'automobile, verraient remonter leurs marges de profits.
Le supplément de rentrées fiscales ainsi engendré nous mettrait à l'abri de toute mauvaise surprise concernant l'application du critère budgétaire de Maastricht.
Et le changement de perception du climat économique faciliterait l'application des réformes. L'opinion publique s'apercevrait que celles-ci sont effectivement la condition de l'amélioration du futur.
Les manuels d'économie politique affirmaient jadis qu'un changement de parité monétaire avait besoin pour réussir d'une politique d'accompagnement. Aujourd'hui, où le budget d'assainissement vient d'être voté, j'inverserai la proposition : la réussite des réformes a besoin de l'accompagnement d'une parité monétaire exacte.
C'est pourquoi, ma recommandation tient dans une toute petite formule, qu'on peut écrire à la craie sur une ardoise : 1 euros = 7 francs.
Et nous entrerons alors en bonne forme dans l'union monétaire !
L'Express : Vous n'utilisez jamais le mot « dévaluation » dans votre texte. Pourtant, il s'agit bien de cela ?
Valéry Giscard d'Estaing : Ce mot a une connotation négative dans la culture française. Il a été assimilé, au moins dans le passé lointain, à nos malheurs monétaires ; dans le cas présent, il ne s'agit pas de dévaluation au sens précis du terme. Je propose de rechercher le taux exact entre le dollar et le franc, deux monnaies qui flottent l'une par rapport à l'autre. Si l'on regarde les six dernières années, il y a eu des moments où le dollar a été plus bas, mais aussi des périodes où il a dépassé les 6 francs. La parité de 1 dollar pour 5,50 francs me paraît la plus juste.
L'Express : Pour établir cette parité idéale, vous faites un détour par l'euro. D'après vos calculs, si l'on décide que la future monnaie européenne vaudra 7 francs, cela équivaut, arithmétiquement, à un dollar à 5,50 francs ?
Valéry Giscard d'Estaing : Oui. Et c'est une chance formidable. J'ai débuté ma réflexion par l'euro. Mon souhait est que la monnaie unique réussisse ! On sait déjà que, d'ici à la fin de 1998, on traversera de grandes difficultés, notamment parce que 1998 sera une année électorale pour la France et l'Allemagne. Si l'on adopte certaines des propositions de la Commission européenne de Bruxelles, on aboutit à une situation difficilement gérable. Ses experts proposent que l'euro exprimé en monnaie nationale comprenne 5 décimales ! On sait que l'euro vaudra 1 écu (NDLR : l'écu est un panier de monnaies européennes utilisé actuellement par les banques et les entreprises). Aujourd'hui, l'écu cote 6,4609 francs. Vous vous imaginez, au Salon de l'automobile, sortir votre calculette pour savoir combien coûte, en francs, une voiture de 11 000 euros ? Il faut donc un chiffre rond en francs. Si l'on choisit 6 francs, on réévalue le franc, ce qui aggraverait les difficultés actuelles. Si l'on prend 7 francs, on revient à une parité internationale plus satisfaisante. Cela correspond à un dollar à 5,50 francs.
L'Express : Et pourquoi ce chiffre est-il bon pour la France ?
Valéry Giscard d'Estaing : Parce que nous sommes surévalués de 8 à 9 % par rapport au dollar. Nous avons été poussés vers le haut par le mark, auquel nous nous sommes liés. Résultat : nous supportons une politique de déflation interne exigée par les critères budgétaires de Maastricht et un taux de change surévalué. Cela se paie en termes de croissance et d'emplois. Notre chômage a atteint un niveau insupportable, et nous sommes dans une zone de croissance de 2 % à peine. Il faut parvenir à 3 %.
L'Express : En quoi le dollar à 5,50 francs peut-il nous y aider ?
Valéry Giscard d'Estaing : En nous dépréciant face au dollar, nous allons aussi nous déprécier par rapport aux monnaies européennes, comme la livre, la lire et la peseta, dont les dévaluations nous ont fait tant de mal. Notre commerce extérieur, nos agriculteurs, notre tourisme s'en trouveraient mieux. Un sentiment euphorisant gagnerait l'appareil productif français. Si l'on prenait cette décision maintenant, les Français le ressentiraient à l'été de 1997.
L'Express : Vous avez donc trouvé le déclic que Chirac et Juppé cherchent désespérément ?
Valéry Giscard d'Estaing : Oui ! C'est un déclic fort. Nous nous installerions sur un nouveau sentier de croissance qui permettrait à la fois de remplir les critères de Maastricht et de continuer la baisse des charges, qui est une priorité absolue.
L'Express : Mais, pour déprécier le franc par rapport au dollar, nous sommes contraints de le faire également par rapport au mark. Or, le Système monétaire européen nous oblige à respecter une marge de fluctuation de plus ou moins 15 % (chiffre fixé après la crise d'août 1993) par rapport au cours pivot (1 deutschemark vaut 3,35 francs). Votre proposition est-elle conforme à nos engagements européens ?
Valéry Giscard d'Estaing : L'idéal serait que les Allemands cherchent eux aussi à modifier la parité entre leur monnaie et le dollar, car ils ont le même problème que nous. Mais cela ne semble pas être leur idée. Nous devons donc agir seuls. Si nous déprécions le franc de 8 % face au dollar, cela affectera d'autant notre relation au mark. Celui-ci s'établirait à 3,65 francs – pour environ 3,38 actuellement. Nous resterions largement à l'intérieur des 15 %.
L'Express : En pratique, nous respectons une marge plus étroite (de plus ou moins 2,25 %) qui était en vigueur avant août 1993. Si nous décidions de ne plus respecter cette marge officieuse, ne faudrait-il pas l'accord des Allemands ?
Valéry Giscard d'Estaing : Juridiquement, rien ne nous y oblige. La marge est bien de 15 %, et, dans cette limite, nous sommes libres. Cela dit, les Allemands sont nos partenaires dans beaucoup de domaines, et nous ne devrions pas les prendre par surprise. Mais je vous rappelle que, lorsqu'ils ont eu à prendre des décisions dans le domaine monétaire – la plus importante fut la fixation d'une parité entre le deutschemark et le mark de l'Est au moment de la réunification – ils nous ont peu consultés. Pour eux, c'était un problème national. Eh bien, pour nous, la fixation de notre niveau d'entrée dans l'euro est un problème national !
L'Express : Chaque pays ne pourra-t-il pas en décider tout seul ?
Valéry Giscard d'Estaing : La décision formelle sera prise à l'unanimité du groupe des pays qui participeront à l'euro. Mais il s'agira d'une ratification en fonction des cours des monnaies pendant la période précédant la décision. Il faut donc agir dès maintenant pour se mettre au niveau que l'on juge souhaitable et le faire entériner au moment du choix.
L'Express : Mais, si tout à coup nous décidions d'utiliser davantage la marge des 15 %, ne risquerions-nous pas de provoquer une spéculation à la baisse du franc, bien au-delà des 15 %. Et, dans ce cas, adieu monnaie unique !
Valéry Giscard d'Estaing : Nous avons une monnaie forte, car nous n'avons pas besoin de faire aujourd'hui de gros efforts pour la soutenir, ni en augmentant les taux d'intérêt, ni en procédant à des interventions massives sur les marchés des changes. Si nous décidions d'un niveau plus bas pour notre monnaie, les marchés ne nous précéderaient pas, mais nous suivraient. Il s'agirait d'un geste volontaire de la France, qui choisirait son taux d'entrée dans la monnaie unique.
L'Express : À l'inverse, les marchés peuvent estimer que, techniquement, nous n'avons aucune raison de nous déprécier face au mark. Ils peuvent nous suivre quelques mois et remettre ensuite le franc à son niveau actuel. Dans ce cas, votre opération ressemblerait à un coup d'épée dans l'eau !
Valéry Giscard d'Estaing : Non, parce que la décision d'entrer dans l'Union monétaire est politique. Donc, le facteur « volonté » joue un rôle important. Si nous sommes vraiment déterminés, les marchés se diront qu'ils n'ont pas intérêt à s'écarter de ce que nous voulons faire.
L'Express : Votre proposition n'implique-t-elle pas que les statuts de la future Banque centrale européenne lui fixent comme obligation de veiller à la croissance, et pas seulement à la stabilité des prix ?
Valéry Giscard d'Estaing : Oui, il faut que la politique monétaire de la Banque centrale européenne se préoccupe de cet objectif. Mais il n'est pas nécessaire de l'inclure dans ses statuts. Quand la banque centrale européenne établira ses règles, elle devra mener ce débat de fond. Et je pense qu'on parviendra au consensus suivant : priorité donnée à la stabilité des prix, mais prise en compte permanente du besoin de croissance non inflationniste. Et, bien sûr, la banque centrale devra être attentive à la valeur externe de la monnaie européenne. Je crois le consensus possible, car les Allemands sont à peu près dans la même situation que nous : croissance faible, chômage en hausse. Et ils nourrissent les mêmes débats. Helmut Schmidt (ancien chancelier allemand) dans Die Zeit (article publié par Le Monde du 9 novembre 1996), et qui partage avec moi la paternité de la monnaie européenne, exprime les mêmes idées. D'ailleurs, je lui ai parlé de ma proposition.
L'Express : Si votre botte secrète est si efficace, pourquoi ne pas l'avoir mise en pratique plus tôt ?
Valéry Giscard d'Estaing : La France a laissé passer plusieurs occasions. La première, en mars 1993, tout de suite après les élections législatives. La cohabitation ne l'a pas permis. La deuxième, au moment de la crise monétaire d'août 1993 ; mais les partisans du flottement du franc étaient aussi les adversaires de l'Union monétaire. Les suivre, c'était renoncer à ce projet. Le gouvernement de l'époque a eu raison de ne pas le faire, bien qu'économiquement ce soit la bonne solution. Enfin, la troisième opportunité fut offerte par l'élection présidentielle de mai 1995. J'ai toujours pensé que ce devait être la première décision d'un président de la République nouvellement élu, et que la traditionnelle rencontre franco-allemande, dans la foulée de l'élection, soit l'occasion d'annoncer notre nouvelle parité.
L'Express : Pourquoi cela ne s'est-il pas fait ?
Valéry Giscard d'Estaing : Je ne le sais pas. Si j'avais été candidat, je l'aurais inscrit dans mes priorités, avec la baisse massive des charges sociales sur les bas salaires, et le quinquennat.
L'Express : Avez-vous parlé de votre idée au président Jacques Chirac ?
Valéry Giscard d'Estaing : Oui, cet été.
L'Express : Quelle a été sa réaction ?
Valéry Giscard d'Estaing : C'est à lui de vous répondre.
L'Express : Quel serait le calendrier idéal pour appliquer votre proposition ?
Valéry Giscard d'Estaing : Il faudrait annoncer notre parité dès le vote du budget. C'est-à-dire dans les prochains jours, et avant le début de la nouvelle année. Car 1997 et 1998 seront consacrées à la préparation active de l'euro par les chambres de commerce, les entreprises, les grands distributeurs. Il est indispensable de leur fournir un signal clair : l'euro vaudra 7 francs. Si l'on ne peut pas le décider sur le plan juridique, on peut installer le franc sur cette trajectoire. D'ailleurs, on sera conduit à le faire, sinon, en l'absence d'une solution simple, les Français penseront que l'on s'est moqué d'eux.