Texte intégral
Q - Je serais curieux de savoir comment vous êtes entrée sur le marché du travail… Aujourd'hui, un jeune qui cherche à accéder à la vie active rencontre des difficultés qui n'existaient peut-être pas en 1975.
Martine Aubry : Par rapport aux années 70, nous vivons aujourd'hui sur une autre planète. En 1975, l'accès au monde du travail était plus facile. Le choix professionnel était possible et les emplois nombreux. Nous pouvions être acteurs de notre vie professionnelles et même les jeunes sans qualification avaient généralement cette possibilité. C'était seulement le début de la crise avec moins de 500 000 chômeurs en France en 1974. Aujourd'hui on n'a plus trop le choix.
Pour vous parler de mon parcours plus personnel, je dirais que j'ai commencé un peu comme tout le monde. J'ai fait des petits boulots pendant les vacances lors de mes études : j'ai distribué des paquets, mis des catalogues dans des enveloppes… J'ai passé ensuite, après mes études universitaires, des concours administratifs, et je suis entrée dans la fonction publique en 1975, à la sortie de l'ENA.
Q - En vingt-cinq années, le taux d'activité des moins de 25 ans a considérablement diminué, surtout par rapport aux autres pays européens.
Il faut faire attention à bien replacer les choses dans leur contexte. Le taux d'activité des jeunes a baissé parce qu'ils ont une scolarité plus longue, et c'est une bonne chose. Ils sortent du système éducatif avec davantage de qualifications, si on les compare à nos voisins européens. 7 % des jeunes d'une génération sont au chômage : c'est certes plus important qu'en Allemagne mais beaucoup moins qu'en Angleterre. Ce taux reste très élevé mais il a quand même baissé de 25 % en deux ans grâce aux mesures en faveur des ménages les plus défavorisés qui ont relancé la croissance, à l'aide à la création d'entreprise, aux emplois jeunes, au préretraites contre embauche de jeunes et au début de l'application de la loi sur la réduction du temps de travail.
Il reste aujourd'hui un énorme problème qui concerne les jeunes en échec scolaire et l'accès au monde du travail de tous ceux qui ont des problèmes d'insertion sociale. C'est pourquoi nous mis en place le programme Trace qui accompagne les jeunes en difficulté sur dix-huit mois en commençant par des actions d'insertion sociale, culturelle ou sportive les amenant à accepter certaines règles, à apprendre à vivre avec les autres, à réussir quelque chose. Ils pourront ensuite faire des stages et trouver la qualification qui les intéresse. Il faut les aider, non pas comme des assistés, mais en les « accompagnant ». Je préfère employer ce mot.
Q - Il y a quand même eu, au cours de ces vingt-cinq dernières années, une augmentation considérable de la précarité et de la marginalisation des moins de 25 ans.
C'est vrai. Depuis vingt ans, le mode d'entrée dans la vie active pour un jeune prend le plus souvent la forme d'un long tunnel fait d'accumulation de stages, de petits boulots, de contrats précaires avec promesses d'embauche qui finalement ne se concrétisent pas et de périodes de chômage (souvent non indemnisées). C'est une vie très fragmentaire, peu rassurante. A tout moment, on peut perdre son emploi, à tout moment il faut savoir prendre un nouveau départ. Cela engendre des crise d'identité fortes, des tournants, et cela implique d'apprendre à franchir les étapes. Pour un jeu aujourd'hui, le monde du travail est trop souvent inhospitalier : c'est encore le « domaine de la lutte » pour parler comme Michel Houellebecq. Je pense aussi au personnage de Rosetta, dans le film des frères Dardenne. En même temps, et je sais que ce que je vais dire est très difficile à entendre pour un jeune qui est en difficulté, je crois que si nous retrouvons le plein emploi - ce qui est possible si nous poursuivons l'effort engagé depuis deux ans - ces expériences multiples, ces changements de métier entre 20 et 30 ans, cette mobilité peuvent être autant d'atouts. Il ne faut pas avoir peur des parcours professionnels changeants. Mais pour l'instant ce que je dis n'est pas audible, car la mobilité est subie, et non pas choisie. Elle a encore trop d'effets négatifs sur la vie des jeunes, pas d'effets positifs. J'espère que cela va changer.
Q - Que pensez-vous de cette course effrénée au premier emploi et de la concurrence entre les individus, qu'ils soient diplômés ou non ? Aujourd'hui, une petite annonce peut susciter plus de mille demandes pour un seul poste.
Cette période de crise que nous subissons depuis vingt-cinq ans a non seulement été dramatique pour des millions de Français, mais elle a aussi eu des effets pervers très graves pour les jeunes qui essaient d'entrer sur le marché du travail. Il y a eu une déqualification des personnes embauchées : par exemple des étudiants à bac + 3 ont pris la place de jeunes moins diplômés pour un poste nécessitant un niveau bac, et cela a été vrai dans tous les secteurs d'activités. Cette déqualification a repoussé sur le bas-côté ceux qui n'étaient pas suffisamment qualifiés. Elle a conduit à une exclusion quasi totale des jeunes en échec scolaire : ils se retrouvent aujourd'hui loin de l'emploi, y compris dans leur tête. En outre, beaucoup de jeunes ont été pressés d'accepter des emplois qui ne correspondaient pas à leurs attentes. Les dégâts de la crise ont été considérables.
Aujourd'hui, nous avons l'espoir que ces difficultés s'estompent et que le contexte s'améliore. Dans certains secteurs d'activités, comme le bâtiment et l'informatique - pour prendre deux exemples très différents - il y a déjà des problèmes de pénurie de main d'oeuvre. Les jeunes ont plus de choix, ils peuvent être plus exigeants et les entreprises doivent proposer des conditions de travail plus attractives. Je crois que la baisse du chômage va accélérer ce mouvement.
Q - Ne croyez-vous pas que la notion de valeur du travail disparaisse petit à petit ?
Je ne crois ni à la fin du travail ni à sa dévalorisation. Pour tous, pour les jeunes par exemple, l'accès à un emploi est une voie vers l'indépendance, vers l'autonomie. Le travail peut souvent être synonyme d'émancipation. Il répond aussi à une volonté d'être utile socialement, de service au fonctionnement de la société, d'être reconnu pour ce que l'on est. Les jeunes en difficulté ne sont pas des marginaux qui refusent la norme et veulent se soustraire au monde du travail, comme cela fut le cas dans certaines communautés des années 70. Ils veulent au contraire s'insérer dans la société, avec ses loisirs, sa culture, mais pour l'instant ils n'y parviennent pas. Il m'est arrivé de discuter avec des jeunes qui gagnaient leur vie comme dealers. Pour eux la valeur du travail a effectivement disparu. Pourtant, j'ai été frappée par le fait que, dès que vous proposez à ces jeunes une vraie place dans la société, ils sont prêts à travailler.
Q - Vous parlez de l'accès à la culture et aux loisir, mais il n'est pas garanti à tous, surtout lorsque l'on sait qu'une place de cinéma coûte 50 F ou un disque 120 F… et qu'aujourd'hui 3,5 millions de ménages vivent en France avec moins de 3 500 F par mois.
Il faut absolument que cela change. La culture, c'est vital. Nous sommes dans un pays où deux mondes cohabitent : ceux qui ont le travail et ceux qui ne l'ont pas, ceux qui vivent dans les beaux quartiers et les autres, ceux qui ont accès aux loisirs et ceux qui y ont plus difficilement accès, ou pas du tout. Ces deux mondes sont séparés. Ils ne se retrouvent ensemble qu'à de très rares occasions : la Coupe du monde de football, par exemple. Cette fonction de fête collective du sport est salutaire, mais ce devrait également être le rôle de la culture. Le théâtre, la musique, la danse, la peinture doivent permettre de recréer du lien social entre les gens quelles que soient les catégories sociales. Chacun doit avoir accès au beau, à l'émotion… Or, ce n'est pas le cas, même si les choses s'améliorent. De très fortes inégalités géographiques demeurent dans l'accès à la culture, bien que les inégalités géographique aient été atténuées par la politique de Catherine Trautmann. Les problèmes liés à la tarification et aux prix restent importants et les jeunes expliquent régulièrement que les obstacles financiers sont la principale raison de leur faible fréquentation de l'opéra, du théâtre et des expositions ; ils iraient plus souvent au cinéma, disent-ils également, si les places étaient moins chères. A Lille, je les entends souvent dire « Le cinéma, ce n'est pas cher en soi, mais c'est cher si on veut y aller souvent ». Enfin, il ne faut pas oublier que 25 % des Français sont totalement exclus de l'offre culturelle et 27 % sont « démunis », pour parler comme les sociologues de la culture, c'est-à-dire qu'ils n'ont une fréquentation culturelle qu'exceptionnelle. Avec ces deux chiffres, on a plus de 50 % des Français…
Il faut donc que les choses bougent. C'est pour ces raisons que dans la loi de lutte contre les exclusions j'ai tenu à ce que l'on mentionne, parmi les droits fondamentaux, l'emploi, la santé, le logement et la culture. De son côté, Catherine Trautmann a pris une série de mesures qui entreront en application dans quelques jours, au 1er janvier 2000 : les trente-trois musées nationaux seront accessibles gratuitement un dimanche par mois ; cent monuments nationaux comme Versailles, Chambord, le mont Saint-Michel seront accessibles gratuitement un dimanche par mois et chaque jeune de moins de 18 ans entrera désormais gratuitement dans l'ensemble des monuments ; la plupart des théâtres nationaux proposeront une fois par semaine, le jeudi, un tarif unique à 50 F et ce dispositif devrait être étendu à d'autres théâtres subventionnés ; enfin, des dispositifs de « chèques » culturels seront disponibles pour les personnes en grande difficulté… Des villes prennent aussi des initiatives. Il faudra continuer à réfléchir à de nouvelles idées, et les lecteurs des Inrockuptibles, par exemple, peuvent nous faire des propositions. Nous sommes tous coresponsables des difficultés d'accès à la culture.
Au fond, je crois que nous devons être très volontaristes et cela passe par de multiples dispositifs : l’instauration de cartes jeunes et de tarifs préférentiels ; la relance de la politique culturelle dans le monde du travail ; la remobilisation des comités d'entreprises ; la reprise de véritables programmes d'actions culturelles dans les universités ; les développement de l'éducation artistique (déjà engagé par Claude Allègre et Catherine Trautmann) ; l'accompagnement du public par des actions pédagogiques comme l'édition de programmes lisibles, et de tout ce qui peut aider à la compréhension des spectacles ; l'aide au mouvement d'éducation populaire… Je n'oublie pas que cette tâche incombe aussi aux collectivités locales : c'est à elles d'impulser de tels dispositifs. A Lille, par exemple, un lieu dit de culture urbaine, l'Aéronef, est aujourd'hui ouvert à tous, avec des tarifs adaptés à chacun de publics. Ce type de démarche doit absolument se généraliser sur notre territoire.
Q - Etes vous toujours aussi disponible, depuis que vous êtes redevenue ministre, pour voir un film qui sort ou aller à une exposition ?
Cela peut vous surprendre, mais, même si c'est difficile, je me réserve des espaces - trois courts - de liberté. J'organise ma vie en deux : une part professionnelle, qui est évidemment très dense et très prenante, est puis ma vie privée dans laquelle la culture tient une place centrale. J'aime l'opéra et je crois avoir vu ces trois dernières années la plupart des créations de Bastille et de l'opéra de Lille. Je ne rate aucun concert de Jean-Claude Casadesus, de l'Orchestre national de Lille, et de mon ami William Christie, qui dirige l'orchestre de musique baroque Les Arts Florissants. Je vais chaque année au Festival d'Aix et au Festival d'Avignon (j'ai adoré Petits contes nègres de Royal De Luxe cet été, et un peu moins le Henri V de Jean-Louis Benoit, malgré la très bonne prestation de Philippe Torreton). Le dimanche après midi, je vais le plus souvent possible au théâtre (j'ai toujours eu des abonnements), aux Amandiers de Nanterre, à la Maison de la culture de Bobigny, aux Bouffes du Nord, mais aussi bien sûrs à Lille, au Théâtres du Nord, où Stuart Seide a monté un magnifique Roméo et Juliette. J'ai toujours aimé le travail de Peter Brook, Gilda Bordet ou Jean-Pierre Vincent, et j'aime suivre ce que font Stéphane Braunschweig ou Christian Schiaretti et, dans les nouvelles générations, j'ai beaucoup aimé, par exemple, le Décaméron des femmes de Julie Brochen monté l'année dernière et repris cet automne à l'Odéon, ou Biographie : un jeu, de Frédéric Belier-Garcia joué en ce moment à La Cartoucherie de Vincennes.
D'une manière globale, si je porte un regard rétrospectif sur les spectacles que je vais voir et sur les artistes que j'aime, je remarque qu'ils appartiennent tous à la même lignée : des musiciens ou des metteurs en scènes qui combinent à la fois la qualité et le souci du public. Ce sont des spectacles exigeants mais qui savent atteindre le grand public. Ce serait un peu ça, ma conception de la culture.
Q - Et le cinéma ?
Le cinéma, était une passion de mon père et, alors que je n'avais que 8 ans, il m'emmenait plusieurs fois par mois voir un film. Je garde une très grande nostalgie pour les ciné-clubs de mon enfance, Le Voleur de bicyclette, Jules et Jim : Vittorio De Sica, Truffaut, c'était ça que j'aimais, et je me dis souvent qu'il faudrait recrées ces espaces, sous des formes modernisées sans doute, mais faire revivre des lieux quand même. Adolescente, j'ai continué à beaucoup fréquenter le cinéma. Je lisais les Cahiers d'économie, je me souviens que j'allais au Champo et aux Ursulines à la Séance de midi à 2,50 F. Aujourd'hui encore, je vais au cinéma, moins que je ne le voudrais, mais j'arrive à trouver un peu de temps. Je m'intéresse au jeune cinéma français, Erick Zonca, Olivier Essayas, Pascale Ferran, Mathieu Kassovitz… Et puis, j'ai toujours eu un attachement particulier pour le cinéma italien, allument ou espagnol. J'ai beaucoup aimé Tout sur ma mère d'Almodovar, qui combine à la perfection un cinéma de qualité, imaginatif et fort, et qui sait attirer le grand public.
Q - Avez-vous vu The Big one de Michael Moore ?
Non, pas encore. Mais entre Noël et le jour de l'An, je compte rattraper mes retards et The big one est sur ma liste…
Q - C'est quand même étrange que nous pratiquions en France une TVA à 20,6 % sur un produit culturel comme le disque.
Je suis tout à fait d'accord avec vous et j'ai eu plusieurs fois l'occasion de dire que je trouverais normal que la TVA sur les disques passe à 5,5 %. Il faut absolument que nous arrivions à bouger, même si je n'ignore pas qu'il y a des règles européennes à respecter. Jusqu’à présent, on considérait que le livre était le produit de culture de base. Je fais d'ailleurs encore partie de cette génération « ringarde » qui continue à le penser. J'ai toujours avec moi un livre et, dans ma jeunesse, j'allais à la bibliothèque municipale - le jeudi après midi - pour emprunter des livres. Je me souviens qu'on pouvait prendre jusqu'à trois ouvrages, et souvent je les avait terminés avant le jeudi suivant et j'étais impatiente d'en obtenir de nouveaux. Je regrette aujourd'hui de lire moins, même si je ne rate aucun roman de mes amis : Dan Franck, Erik Orsenna, Tahar Ben Jelloun... Je m'intéresse aussi à des jeunes femmes romancières qui représentent bien, je crois, le renouveau de la littérature française, par exemple un livre comme Sans moi de Marie Desplechin ou Quelques minutes de bonheur d'Agnès Desarthe. Vous le voyez, j'appartiens à une génération pour laquelle le livre, autant que le cinéma, et bien davantage que la télévision, est le produit culturel par excellence. Je sais que ce n'est plus trop le cas, et cela m'inquiète : les progrès de l'offre culturelle en matière de lecture (la multiplication des bibliothèques, par exemple) ne se sont pas traduits, malheureusement, par plus de lecteurs. On ne peut même dire que « La France lit plus, mais que les Français lisent moins » ! Alors, s'il faut tout faire pour changer cela, il faut aussi s'adapter aux demandes et aider les jeunes à pouvoir acheter ce qu'ils souhaitent. Et ainsi j'en reviens à votre remarque : c'est un fait que le disque est aujourd'hui pour les jeunes, un produit culturel de base. Il faut qu'on le rende encore plus accessible.
Depuis vingt-cinq ans, les émissions culturelles disparaissent de plus en plus des chaînes publiques. J'ai l'impression que l'on vit ça comme une fatalité alors que la télévision britannique, par exemple, reste d'une qualité extraordinaire aussi bien sur les documentaires que les fictions. Du coup, la culture générale du grand public est plus élevé. Aujourd'hui en France, il faut avoir accès aux chaînes câblées pour trouver des programmes de cette qualité. Une fois de plus, cette culture est réservée à l'élite.
Je me méfie des comparaisons qui tendent à montrer que c'est toujours mieux ailleurs. Mais sur le fond, je suis d'accord avec vous. La question est : la télévision peut-elle être un instrument d'accès généralisé à la culture ? Je l'espère, je n'en suis pas sûre. Si l'on prend l'exemple de la place du livre à la télévision, je suis effectivement un peu effarée. Et je trouve un peu anormal qu'une des priorités du service public ne soit pas d'avoir une grande émission sur les livres à une heure d'audience importante. Il faut bien se dire que la culture, ce n'est pas la même chose que le marché. La culture c'est rarement rentable, ça demande des efforts, ça prend du temps… La télévision doit faire un effort vers elle. En revanche, si on parle de l'opéra ou du théâtres à la télévision, je sais que c'est très difficile. Si l'on se contente de diffuser des captations d'opéra, c'est la plupart du temps assez peu convaincant : je crois qu'il faut inventer de nouvelles manières de diffusion du spectacle vivant à la télévision.
Q - A 25 ans vous écoutiez quels artistes, quelles musiques ?
Aussi bien la musique engagée de l'époque, Brassens, Barbara, que les groupes d'alors : les Beatles et les Rolling Stones, et toute la période du rock. Mais pour tout vous dire, j'étais plus Beatles que Stones…
Q - Vous n'avez pas hérité de la passion pour le jazz de votre père ?
Non, pas du tout. Vous savez, j'ai tellement entendu de jazz à la maison à 110 décibels depuis ma tendre enfance que j'en ai eu une overdose ! Mais, je constate que mon père a transmis cette passion à ma fille. Ca a sauté une génération.
Q - Vous parliez de la musique engagée, que pensez-vous du rôle sociale de la musique actuellement ?
Je vous mentirai si je vous disais que j'écoute du rap ou du Hip-Hop toute la journée. En revanche, le phénomène m'intéresse parce que ces groupes nous parlent des jeunes des quartiers. J'ai vu ce que faisais IAM à Marseille, MC Solaar ou Zebda. Je suis attentive aussi à tout ce que font les groupes lillois, comme Mental Kombat ou La Fronde, en rap. Juste Cause en hip-hop, un groupe de rock au nom peu prédestiné, Marcel Et son Orchestres, ou encore une troupe de danse hip-hop Dans La Rue, La Danse. Au-delà, je trouve très importantes les actions qui sont menées en direction des discothèques pour en permettre l'accès aux jeunes Beurs. Je suis scandalisée par les discriminations dont ils sont victimes dans ces lieux. Nous devons nous battre contre ce qui est clairement du racisme.
Q - Le Pacs aurait-il pu être voté dans les années 70 ?
Non, le problème ne se posais même pas. Je suis fière d'appartenir à un Gouvernement qui a fait voter cette loi. Nous parlions à l'instant du racisme, mais la situation des couples homosexuels dans notre pays était elle aussi, jusqu'à présent, une forme de racisme : car l'homophobie en est un. Je pense que le milieu homosexuel a joué, à partir du milieu des années 80, un rôle capital dans la lutte contre le sida. On ne se rend pas compte de tout ce qui a changé dans le système de santé au cours de l'épidémie : la relation entre le médecin et le patient s'est rééquilibrée, les relations entre la médecine de ville et l'hôpital se sont organisés, l'hôpital de jour et l'hospitalisation à domicile se sont développés, la voix des usagers de la santé s'est fait entendre… Les associations qui luttent contre le sida depuis 1985 ont conduit des actions de solidarité prodigieuses d'inventivité (souvenons-nous seulement de tout ce qui a été fait par l'association Aides). Elles ont fonctionné de telle manière que l'hôpital a changé, pas seulement pour les malades du sida, mais aussi pour les familles des autres malades, par une nouvelles considération du malade et de ses droits.
C'est vrai aussi qu'il y eu des excès : je pense au Sidaction en 1996, à certaines revendications radicale au moment du Pacs. Je ne voudrais pas que les excès de de quelques-uns suscitent un retour en arrière. J'espère que les associations ne deviendront pas corporatistes, violentes, ou retournées sur leur nombril, ce qui entraînerait de nouvelles crispations. Mais je leur fais confiance pour évoluer. Avec le Pacs, nous sommes entrés dans une certaine normalité pour l'ensemble des couples non mariés, qu'ils soient de même sexe ou pas. Je crois que ça restera un tournant, une date clé dans l'histoire des concubins et des homosexuels français.
Q - En 1975, la loi sur l'IVG, réforme de société importante, est votée. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps, après beaucoup d'années de la gauche au pouvoir, pour voir des campagnes d'information sur la contraception dans ce pays ?
Lorsque je suis arrivée au ministère de l'emploi et de la solidarité en 1997, j'ai envisagé d'entreprendre une campagne pour la contraception puisqu'il n'y en avait pas eu depuis 1992. Mais je me suis vite rendu compte qu'il nous manquait un certain nombre d'instruments. Le RU 486 qui permet un avortement médicamenteux n'était plus fabriqué. Les pilules de la troisième génération n'étaient pas remboursés. La pilule du lendemain n'était pas encore sur le marché : donc, j'ai d'abord tenté de régler ces problèmes. Nous avons immédiatement travaillé là-dessus mais j'avais un peu sous-estimé les pressions, les délais nécessaires, les intérêts en jeu.
La France est un des pays où la contraception féminine est la plus élevée : et malgré ça, il y a 220 000 avortements par an. Il y a bien un problème quelque part. A juste titre, nous avions multiplié les campagnes pour les préservatifs depuis 1987, et c'était nécessaire. Mais on a, du coup, un peu oublié de s'occuper de la contraception classique. Or, lorsqu'un couple se trouve dans une situation amoureuse durable, il peut lui arriver de cesser d'utiliser le préservatif, sans pour autant le remplacer par un autre moyen de contraception. Quant aux très jeunes femmes, elles sont encore mal informées. Enfin, il existe toute une population féminine qui se trouve en dehors de toute contraception parce que ce sont des femmes fragiles et démunies, qui ne prennent pas en compte leur santé. Ce sont des explications au fait qu'il persiste un nombre important de grossesses non désirées ; il y en a d'autres. C'est pourquoi il faut absolument reparler de la contraception sans perdre l'acquis des préservatifs.
Maintenant que nous avons réglés les problèmes du RU 486 et de la pilule du lendemain, qui ne peuvent pas remplacer les moyens contraceptifs classiques, nous allons lancer une grande campagne d'information sur la contraception. Cette campagne est prêtre : trois spots télévisés, que j'ai choisi de confier à la cinéaste Claire Denis, seront diffusés pendant trois semaines à compter du 12 janvier prochain sur l'ensemble des chaînes de télévision et de radio. Ce sera une façon de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la loi Veil.
Q - Pensez-vous qu'au cours de ces dernières années l'engagement politique chez les jeunes a reculé ?
C'est un débat complexe, mais je crois en effet que l'engagement politique est moins fort aujourd'hui, du moins si je compare à ce que fut l'entrée en politique pour ma génération, au début des années 70. En même temps, quand je regarde les jeunes qui vivent autour de moi, je constate qu'ils sont souvent très impliqués dans des associations humanitaires, de lutte contre le sida, contre le chômage, qu'ils donnent du temps aux Restos du coeur ou à ATD Quart Monde. Est ce moins bien ? Je ne le crois pas. L'engagement politique ne se limite pas aux partis : être dans une association ça permet aussi de faire changer la société. Ce qui me paraît le plus important, ce n'est pas de choisir entre les partis politiques et les associations. C'est de ne pas se limiter à la dénonciations ou à la critique. Il faut bien sûr mettre le doigt sur ce qui fait mal : il faut aussi faire des propositions, s'engager pour lancer, pour construire, pour faire changer les choses.
En ce qui me concerne, j'ai toujours milité dans le syndicalisme, à la CFDT d'Eugène Desmans, d'Edmond Maire, et dans les associations puisque j'ai créé la fondation Agir contre l'Exclusion. J'ai également choisi d'entrer en politique. Cela permet de défendre un projet global et cohérent appuyé sur des valeurs : la lutte contre les injustices et l'intolérance, la défense de la solidarité et de la fraternité. On retrouve ces idéaux dans la culture, dans la fête. Tout est un peu lié. La politique ne doit jamais perdre de vue ces valeurs et ces idéaux.