Articles de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "Le Monde" du 17 décembre 1996, sur le conservatisme des syndicats dénoncé par le Président de la République et la notion de négociation sociale.

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Circonstance : Interview à TF1 du Président Chirac le 12 décembre 1996

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le Monde - 17 décembre 1996

Sortir du dialogue de sourds

Par Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT

Le chef de l’État vient de désigner le mal qui ronge ce pays : le conservatisme, et les responsables : les syndicats, et de déplorer l’immobilisme social. Pas un mot, par contre, sur le patronat. Pourtant, il ne peut ignorer que l’histoire sociale de ce pays a été dominée par la culture du conflit et de l’affrontement au détriment de la négociation et du dialogue  situation dont l’État et le patronat se sont accommodés pendant des années. Entre certains syndicalistes crispés sur la défense du statu quo et les patrons qui n’entendent rien concéder, le dialogue social que le président appelle de ses vœux tourne vite au dialogue de sourds.

Il serait dommageable qu’un diagnostic aussi pertinent, bien qu’incomplet, soit perdu pour le bien public. Aussi, nous permettons-nous, en tant que promoteurs d’un syndicalisme de la transformation sociale, d’apporter notre modeste contribution au débat.

Renforcer les règles de la négociation collective à tous les niveaux

Si le dialogue est nécessaire, il ne supprime pas les tensions et les conflits inhérents à des divergences d’intérêts présents dans toute société démocratique. Mais, si le conflit l’emporte sur le dialogue, peut-être convient-il de s’interroger sur la qualité insuffisante du « dialogue ». Les routiers avaient-ils eu d’autres possibilités pour être entendus et faire respecter « la parole donnée » ?

Les particularités de notre pays qu’évoquait M. Chirac, et notamment le fait que, lorsqu’il y a un conflit, on se retourne immédiatement vers l’État, se comprennent mieux si l’on scrute l’état des partenaires sociaux et leurs relations. Tant que, du côté patronal comme du côté syndical, on ne sera pas plus représentatif, plus fort et mieux organisé que ce n’est le cas actuellement, tant que les rapports entre les acteurs en présence ne seront pas mieux équilibrés, tant que les règles du jeu n’auront pas été redéfinies pour faire prévaloir des négociations contractuelles, le conflit ouvert restera le principal moyen pour suppléer aux insuffisances et défauts de notre système de représentations sociales et de négociations collectives.

Ne nous y trompons pas : ce sont les salariés, et en premier lieu les moins protégés, les travailleurs précaires et les chômeurs, qui font les frais de cette situation.

Pour nous, la première condition du changement social et de la réforme, c’est de renforcer les règles de la négociation collective à tous les niveaux et de clarifier le rôle respectif de l’État et des partenaires sociaux. Il ne suffit pas de pointer le problème, il faut maintenant aller plus loin.

Le Président de la République regrette que le social ne soit pas plus « pacifié ». Quoi de plus légitime ! Mais, cela ne sera possible qu’à la condition que la lutte contre le chômage et l’exclusion devienne une priorité tangible et ne soit pas la résultante attendue d’une amélioration de l’économie et de la croissance, au demeurant nécessaire.

Les propositions et l’action de la CFDT pour la réforme de l’assurance-maladie, la réduction du temps de travail ou l’emploi des jeunes, pour ne prendre que ces exemples, illustrent clairement le type de syndicalisme qu’elle entend faire gagner. La CFDT, le plus possible avec d’autres organisations syndicales, entend prendre ses responsabilités. À chacun  patronat et pouvoirs publics  de prendre les siennes. Mais, que l’on ne s’y trompe pas : de façon tout aussi responsable, elle résiste et s’oppose aux choix gouvernementaux et patronaux qui vont à contresens des acquis fondamentaux et des réformes souhaitables.

 

Le Monde - 17 décembre 1996

Conservatisme présidentiel

Par Louis Viannet, secrétaire général de la CGT

Le Président de la République est profondément irrité par la résistance grandissante que rencontre la politique du gouvernement d’Alain Juppé. On le pressentait. Maintenant, on le sait.

Qu’il lui soit pénible d’être obligé de descendre dans l’arène pour convaincre que les choix actuels qui nourrissent le chômage, aggravent la misère et les inégalités, protègent les riches, sont les meilleurs, on peut le comprendre.

Cela ne peut en rien légitimer une agression grossière contre ceux et celles qui n’acceptent plus l’aggravation des conditions de vie, les suppressions d’emplois, la précarité, la braderie de notre patrimoine industriel. Contre ceux et celles qui constatent chaque jour les succès de la bourse et la montée des profits.

Quant à ceux des syndicats, la CGT entre autres, qui se trouvent à la tête de ces mouvements porteurs d’exigences fortes de véritables réformes, visant à assurer le droit au travail, à la formation, à des salaires décents, à une retraite plus rapide pour permettre l’embauche des jeunes, ils sont dans leur rôle. Ils sont à leur place. Ils agissent conformément à leur raison d’être.

Ainsi, la France serait malade de « conservatisme ». Le gros mot étant lâché, la cause du mal qui ronge le pays étant identifiée, ouvrons vite la chasse aux coupables.

Des contradictions d’intérêt très fortes entre les salariés et les possédants

Sus donc à ceux et à celles qui luttent pour de meilleurs salaires, la réduction de la durée du travail, le développement industriel, les créations d’emplois. Sus à ceux qui crient leur indignation devant la braderie honteuse de Thomson, de la SFP et de bien d’autres entreprises.

Sus encore à ceux et à celles qui exigent le développement des services publics plutôt que leur réduction, leur démantèlement ou leur privatisation.

Pourtant, tous et toutes ne veulent pas « conserver ». Tous et toutes proposent, demandent de véritables réformes.

Quant aux cinq, six ou sept millions de personnes privées d’emploi, de précaires, de RMIstes ou de « sans-rien », ils sont bel et bien les otages des choix que Jacques Chirac nous a affirmé vouloir « conserver ».

À trop vouloir prouver, on suscite souvent le doute. Derrière ces deux heures de plaidoyer plus que d’argumentaire se sont profilés des éléments d’espoir, les seuls finalement qui vaillent, et que le Président de la République a bien involontairement valorisés.

En effet, les luttes sociales, dès lors qu’elles sont puissantes, unitaires, solidement ancrées sur des objectifs définis, peuvent peser avec suffisamment d’efficacité pour contraindre à d’autres choix.

Car, le fond des débats, des conflits, ne porte pas sur « réforme » ou « pas réforme »  il y a tant à réformer dans ce pays – mais sur le contenu des réformes, sur leurs objectifs, sur le fait de savoir qui va en bénéficier et qui va en faire les frais.

Si ces questions suscitent précisément des conflits, y compris des conflits majeurs lorsque l’enjeu est lourd, n’est-ce pas parce qu’il y a sur leur contenu des contradictions d’intérêts très fortes entre les salariés, les retraités, les chômeurs ou d’autres catégories sociales, d’un côté, et les possédants, puissants maîtres du capital, de l’autre ?

Je sais à quel camp j’appartiens et appartient sur le fond le véritable syndicalisme.

Je crains de n’y point rencontrer le Président de la République.

 

Le Monde - 17 décembre 1996

Communication sans conviction…

Par Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière

« Qui veut noyer sa grand-mère l’accuse d’être un poisson rouge. » Le choix du Président de la République de stigmatiser le conservatisme des syndicats pour expliquer l’état de la situation économique et sociale n’apparaît pas seulement peu crédible. D’une certaine façon, il est dangereux. J’ajouterai qu’il est contradictoire avec le discours du candidat Chirac, discours dont certains accents ont resurgi lors de la prestation télévisée du 12 décembre.

Ainsi, comment peut-on s’affirmer garant des « avantages acquis » (formule que n’utilise pas le syndicaliste qui parle d’acquis ou de droits acquis) et sermonner les syndicats quand ils s’opposent à la remise en question desdits acquis ?

Dans le choix du mot « conservatisme », on a le sentiment de la recherche d’une échappatoire pour tenter de rapprocher les bords du fossé existant entre les propos de campagne et la réalité d’une politique économique conduite sans fléchir depuis l’annonce, le 26 octobre 1995 de la priorité accordée à la réduction des déficits publics et sociaux qui est l’expression d’une politique conservatrice. Finalement, on est en droit de se poser la question : le président est-il convaincu des propos formulés le 12 décembre ? Autant la technique en communication semblait acquise, autant la conviction faisait défaut.

Dans le choix par M. Chirac du mot « conservatisme », on a le sentiment de la recherche d’une échappatoire

Il n’en reste pas moins qu’en voulant « donner la fessée » aux syndicats, en les dénonçant publiquement, le chef de l’État ne répond pas aux attentes, aux problèmes et aux angoisses. Dégager l’avenir à moyen et long terme est du ressort de la plus haute autorité de la République. Il est vrai que le transfert de pouvoir du politique à l’économique et au monétaire, conséquent à la démarche actuelle de la construction européenne, fragilise fortement la capacité du politique et, ce faisant  qu’on excuse mes propos  la démocratie.

Défendre les intérêts des salariés, chômeurs et retraités  ce qui est le rôle d’un syndicat  suppose une double capacité : résister et revendiquer. Comment peut-on penser que les syndicats sont faibles et irresponsables et ne pas constater que des mouvements comme celui de novembre-décembre 1995 ou celui des routiers se sont conduits sous le contrôle syndical ?

Est-il saugrenu de reconnaitre du même coup que le syndicalisme est en phase avec ce que vivent et revendiquent des millions de personnes dans ce pays ? Aurait-il mieux valu que l’expression du mécontentement s’exprime par des coordinations ?

Feindre de refuser le réel, de regarder en face la réalité, relève d’un leurre. « Conservatisme », « irresponsabilité », « otage » : la force des mots est telle qu’elle ne peut transcrire qu’une certaine forme d’impuissance, voire une reconnaissance de celle-ci.

L’optimiste peut penser qu’on est arrivé au terme des possibilités de la communication comme vecteur de signe et non de sens. Le pessimiste ne peut que s’inquiéter des risques inhérents à une telle logique où la vérité, considérée comme universelle, conduit à faire de la communication à la place du dialogue.

Le syndicaliste en phase avec ce que ressentent les salariés, chômeurs et retraités, ne peut qu’être renforcé quant au rôle de plus en plus important du syndicalisme libre et indépendant dans la démocratie et dans la République.

Quand le syndicat ne remplit pas son rôle, quand il préfère l’institutionnalisation à la vie quotidienne, l’histoire montre que la « chienlit » guette et que la démocratie peut être en danger.

Nous ne pourrons plus échapper longtemps aux questions de fond : Quel est le rôle du politique ? Doit-il se soumettre aux pseudo-évidences technocratiques, économiques et monétaires ? Peut-on défendre les valeurs républicaines en affaiblissant la démocratie ?

Le syndicalisme réfute le conservatisme. Le syndicalisme sait que la résistance est le premier vecteur du progrès et que la revendication demeure le moteur de l’Histoire.