Déclaration de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, sur l'évolution de la société aux plans économique social et culturels, notamment le libéralisme, la démocratie et la mondialisation, Paris le 24 octobre 1996.

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Circonstance : Colloque "le 21ème siècle économique, social et culturel pour le cinquantenaire du Conseil économique et social, le 24 octobre 1996

Texte intégral

Monsieur le Président, Cher Jean Mattéoli,
Mesdames, Messieurs,

Permettez tout d'abord au Président de l'Assemblée nationale de rester assis, compte tenu de la hauteur du micro ... ; de vous dire tout le plaisir qu'il éprouve à s'exprimer devant vous, à l'occasion du cinquantième anniversaire du Conseil économique et social – un événement à bien des égards, chargé de signification.

Lorsque les constituants de 1945 ont voulu donner une existence constitutionnelle à un organe qui échappait, par essence, aux principes et aux mécanismes traditionnels de la représentation nationale, il ne s'agissait pas, dans leur esprit, de lui faire supplanter le Parlement dans un rôle qu'il est, par définition, seul à pouvoir tenir en toute légitimité. Non, leur propos était tout autre. Il était de donner aux forces sociales et productives, et notamment aux organisations syndicales et professionnelles, une enceinte où elles puissent s'exprimer, donner leur point de vue, éclairer les pouvoirs publics par leurs réflexions, leurs études et leurs prévisions.

Cette mission a été remarquablement remplie. Aussi, le Conseil économique et social compte-t-il aujourd'hui parmi les institutions les mieux armées pour analyser, pour tenter de comprendre l'évolution de notre société, et les défis qu'elle doit relever dans les années, les décennies qui viennent.

C'est donc à fort bon escient, Monsieur le Président, que vous avez choisi comme thème des débats organisés à l'occasion de ce cinquantenaire « le XXIème siècle économique, social et culturel ». Débats que vous avez bien voulu me demander d'introduire.

La tâche n'est pas facile.

À dire vrai, les questions que vous soulevez n'engagent pas seulement la France, elles engagent l'Europe dans son ensemble, dans la mesure où nous ne pourrons vivre seuls le troisième millénaire. Elles engagent, même, l'humanité toute entière...

Au premier abord, donc, le sujet peut sembler vaste, immense même, et ouvrir le champ à une réflexion « prospective » sans limites.

Mais, tout compte fait, les apparences sont probablement trompeuses. En la matière, le temps de la prospective est passé depuis longtemps. Le XXIème siècle, il est là, et bien là. Le XXIème siècle, nous y sommes déjà...

En effet, la société française, comme les autres sociétés développées, est d'ores et déjà confrontée à des mutations profondes. Des mutations qui ne cesseront de s'amplifier.

Certains, à ce sujet, se sont obstinés à parler de « crise ». Je n'ai rien contre le mot, à condition que l'on soit bien d'accord sur ce qu'il exprime... Si par « crise », on entend un phénomène transitoire, une période difficile à traverser – un mauvais moment à passer, en somme – avant le retour à une sorte de statu quo ante, alors il est clair que nous sommes loin du compte. Car il ne s'agit pas, en l'occurrence, de « sortir de la crise », pour reprendre l'expression consacrée, mais bien d'anticiper une transformation profonde de l'organisation même de notre société.

Anticiper. Pour ne pas subir. Et pour ne pas nous laisser entraîner où nous ne voudrions pas aller.

Notre vrai problème, celui que nous devons considérer dès maintenant, est donc à la lumière de la nouvelle donne, de savoir ce que nous sommes, ce que nous voulons être, et, en fonction de ces ambitions, de nous donner les moyens qui nous permettront de maîtriser l'avenir.

Je dis bien maîtriser. Car il ne s'agit pas seulement de nous « adapter », pour reprendre une expression malheureusement consacrée : nous contenter de nous adapter à ce qui nous serait imposé, ce serait capituler par avance, et déjà céder à un fatalisme suicidaire. Et quand je dis maîtriser, j'entends non point seulement maîtriser les conséquences d'évolutions que nous subirions, mais aussi et surtout maîtriser ces évolutions elles-mêmes.

À cette fin, il me semble que nous devons aborder les choses avec confiance, prendre ensuite la mesure du double visage de la révolution qui s'annonce, déterminer enfin les attitudes qui nous permettront d'y faire face en restant nous-mêmes.

Nous devons être confiants. En réalité, nous devons nous garder de deux excès.

Le premier serait de céder à une sorte de terreur sacrée devant les temps nouveaux. Faute de compréhension, faute – il est vrai – d'explication, nous sommes souvent en proie à l'angoisse. Il nous faut au contraire envisager cette période qui s'ouvre avec assurance et résolution. Nous ne devons pas avoir peur. Ce n'est certes pas le premier grand tournant de notre Histoire. Notre peuple en a connu d'autres, qu'il a su surmonter. C'est une manie bien actuelle que de croire que les situations sont toujours radicalement nouvelles, que les difficultés sont toujours inédites, et donc par nature insurmontables, ou presque.

Comme si notre monde n'avait pas déjà connu, ne serait-ce qu'au cours de ces cinquante dernières années, de profondes transformations ... Comme si la société française n'avait pas profondément changé, en particulier sous l'effet de la guerre, des découvertes technologiques qui en ont si souvent découlé, et des mutations sociales qui en ont été accélérées.

N'ayons pas peur, donc, des années à venir, et ne cédons pas à la résignation rien n'est écrit. Je sais bien qu'on nous annonce la fin du politique et qu'on en multiplie les indices. Mais ne nous a-t-on pas aussi prophétisé, il y a peu, la fin de l'Histoire ? Nous devons nous défier de ces idées toutes faites et de ces fausses certitudes. Il n'est m doctrine, ni grille de lecture, qui puissent nous soumettre à leur loi.

Cela étant dit, et sans jouer aux prophètes, nous ne devons pas tomber dans un excès inverse, et sous-estimer les transformations qui sont en cours.

Car ces transformations sont immenses. Vous avez eu bien raison de placer sur un pied d'égalité, dans l'approche adoptée pour ce forum, l'économique, le social et le culturel. Le changement dans lequel nous sommes engagés sera bien, en tout état de cause, pour le meilleur et pour le pire, un changement de civilisation. L'époque que nous vivons prendra, sans nul doute, avec le recul du temps, une dimension comparable à celle qui marqua le passage du Moyen-Âge à la Renaissance, et qui fut elle-même caractérisée par un bouleversement profond de la culture et de l'accès au savoir.

Certes, les mutations qui s'engagent sont complexes, variées, multiformes. Elles n'en commencent pas moins d'être connues, et identifiées.
 
Nous disposons aujourd'hui d'un mot commode, utilisé et surutilisé, pour désigner une dimension de cette réalité nouvelle qui émerge : celui de « mondialisation », que je préfère, pour ma part, à celui de « globalisation », dont l'ambiguïté me paraît dangereuse. Sous le vocable, donc, de mondialisation, se dissimulent des évolutions multiples qui tendent à dissoudre nos repères traditionnels – dans tous les domaines, et pas seulement dans celui de l'économie.

Ces évolutions, si nous entendons les maîtriser, nous devons les connaître, les comprendre, pour pouvoir faire en sorte que du pire que nous avons le sentiment de vivre actuellement, puisse sortir, demain, ce que nous pourrons considérer comme le meilleur.

Il nous faut donc bien mesurer tous les enjeux de la révolution en cours : ils ne sont pas seulement économiques. Ils sont aussi sociaux et culturels. Ce sont deux sociétés nouvelles qui émergent en une seule : une société ultra-libérale où les marchés risquent de faire jouer leur prépondérance, et une société de l'intelligence, où une élite technicienne pourrait être appelée à dominer sans partage. Dès lors, nous risquerions de voir le pouvoir transféré aux individus ou aux institutions, banques, entreprises, organismes divers qui seraient détenteurs du savoir.

Il est d'autant plus urgent de nous préparer à ce qui relève bien d'un changement de civilisation, en mobilisant toutes nos ressources pour en conjurer les dérives.

La mondialisation a bien, d'abord, une dimension économique, qui devient elle-même politique : cette perversion du libéralisme qui a déjà profondément modifié nos sociétés, et qui réclame de notre part, plus que jamais, cohérence, capacité d'analyse, vision d'avenir. Les principales caractéristiques en sont connues. Elles sont la conséquence de la libération progressive des échanges, qui s'est accélérée au cours des vingt dernières années. Ce processus s'est accompagné d'un désordre grandissant dans les taux de change au moment où nous aurions eu grandement besoin, précisément, de règles stables. La désorganisation du système des changes a été compliquée encore par la montée en puissance des marchés de capitaux. C'est ainsi que la déréglementation généralisée de la sphère financière a achevé de déséquilibrer le système économique mondial. La société libérale connaît désormais une force dominante qui est celle des marchés internationaux, avec leur propre logique, et leurs réactions autonomes. Autonomes au point qu'on peut parfois discerner une dissociation entre logique financière et logique économique.

Il est évident que ce désordre n'est pas une fatalité, et que le développement d'une concertation entre des ensembles régionaux forts et structurés peut y apporter cohérence et rationalité. Mais il est clair que nous sommes entrés dans un nouvel âge de l'économie mondiale où les mécanismes de décision seront infiniment plus complexes et plus difficiles à mettre en œuvre. Ce qui exigera, de notre part, c'est-à-dire de nos gouvernements et de leurs organes d'expertise, plus et mieux que de simples anticipations techniques. Évaluer notre position concurrentielle, prendre la mesure de nos marges de manœuvre, de l'efficacité des politiques publiques, de la productivité de la dépense budgétaire : tout cela est indispensable si nous souhaitons atteindre à une vue d'ensemble qui nous permettra, en toute connaissance de cause, de faire de vrais choix. Ce qui suppose, soit dit en passant, un État fort, doté de tous les outils nécessaires...

Mais ce n'est pas tout, il faut prendre plus de hauteur encore : pour réaliser à quel point la société libérale va changer radicalement de nature.

Nous avons tous été à ce point obnubilés par l'effondrement du communisme, la mort supposée des idéologies et les changements spectaculaires survenus à l'Est, que nous en avons proprement oublié de regarder nos propres évolutions. Le capitalisme change, et change même profondément : il n'a pas attendu pour cela la chute de son vieil adversaire...

Nous ne connaissons pas une révolution industrielle classique, mais une mutation d'un genre inédit, fondée sur des technologies radicalement nouvelles, en particulier les technologies du traitement de l'information. Ces « nouvelles technologies », nous pouvons aisément prévoir qu'elles vont à terme modifier profondément nos conditions de vie.

En effet, les nouveaux détenteurs du pouvoir seront bientôt ceux du savoir et de la technologie : une élite hautement qualifiée, qui pourrait être restreinte, appelée en tout cas à contrôler tous les circuits de décision. Le monde qui se prépare sera celui de l'intelligence, l'intelligence artificielle au premier chef, mais également l'intelligence humaine.

Cette révolution, cette véritable révolution, peut être une source immense de progrès si nous parvenons à la maîtriser. Elle peut se traduire, à l'inverse, par une régression profonde si elle conduit à retrancher l'homme du cœur de la civilisation.

De fait, quand on sait que le combat pour l'égalité des chances, ce grand combat républicain que nous conduisons en France depuis plus d'un siècle, n'a jamais été gagné à ce jour, malgré quelques victoires passagères, on ne peut que s'inquiéter des nouvelles sources d'inégalité que serait susceptible de sécréter, de manière spontanée, cette civilisation du savoir. La perspective d'un monde du travail se partageant entre une élite dirigeante et technicienne et une base livrée aux emplois précaires et dévalorisés, ou au chômage, n'a malheureusement rien d'irréaliste...

À cet égard, on pourrait aujourd'hui réécrire utilement Le Capital, en substituant à l'appropriation des moyens de production celle des moyens d'accès à la culture comme critère de l'inégalité. On a souvent dit, je le sais, qu'une des faiblesses majeures du raisonnement de Marx, outre son historicisme forcené, était cette obsession de l'économie par laquelle il prétendait expliquer tous les mécanismes du pouvoir. Il ne s'agit pas de céder à la même tentation, qui serait de tout expliquer par une seule et même cause. Il n'empêche : des conditions, des modalités d'accès à la culture et au savoir, dépendra demain la cohésion d'une société qui, en outre, ne sera plus capable de fournir du travail à tous.

Car j'ai, pour ma part, la conviction que les activités produites par le secteur marchand dans le cadre de cette nouvelle révolution qui s'est engagée ne seront pas aussi créatrices d'emploi que les précédentes. Le modèle du plein emploi salarié, qui a correspondu à un certain âge de l'humanité, a sans doute vécu.

Sous l'effet de ces évolutions technologiques profondes, il est à craindre que le nombre des emplois disponibles tende inexorablement à se réduire. Nous risquons ainsi d'en arriver à ce paradoxe terrible que le travail se raréfiera au moment même où il deviendra plus valorisant, car perçu, plus que jamais, comme le vecteur essentiel de l'intégration sociale.

Nous mesurons là toute la nécessité impérieuse d'organiser l'avenir. Il faut nous préparer, dès maintenant, et tout en affrontant les exigences du moment, à développer d'autres formes d'emploi, notamment ceux qui, pour n'être pas spontanément solvables, n'en correspondent pas moins à de réels besoins de la société.

Dans ce domaine comme dans les autres, serait-ce au risque d'être taxés d'« utopistes », il est nécessaire de prendre les devants si nous ne voulons pas renouveler les erreurs des vingt dernières années et compromettre l'équilibre de notre société et de notre démocratie.

Il nous faut donc agir sans tarder. À cette fin, nous devons d'abord considérer ce qui fait notre force, autrement dit garder à l'esprit ce que nous sommes, et ce qui forme notre raison d'être comme collectivité humaine. Je veux parler de nos valeurs fondamentales, celles qui font de nous une République non seulement démocratique, mais aussi une République sociale.

Nous avons un repère, un au moins : sachons ne pas le perdre. Ce repère, c'est le préambule de la Constitution de 1946, qui reconnaît, aux côtés des droits traditionnels de l'homme et du citoyen proclamés en 1789 – qui sont essentiellement des droits politiques –, de nouveaux droits, à caractère social et même culturel, qui s'ajoutent aux précédents et les enrichissent.

C'est ainsi que font partie de nos valeurs fondamentales le « droit d'obtenir un emploi », « l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture », le droit pour ceux qui travaillent de participer « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ».

Ce qui est en cause, ni plus ni moins, c'est le droit de chaque citoyen non seulement à une protection sociale, mais encore à des moyens convenables d'existence, quelle que soit la situation économique. C'est encore le droit d'accéder au savoir, outil primordial de promotion et d'épanouissement.

Il a donc été admis, il y a cinquante ans, que les Français, s'ils sont d'abord et avant tout des citoyens, ne le sont pas seulement stricto sensu, leur statut économique et social devenant aussi un élément de leur existence. Ils sont bien, aussi, des citoyens « situés », comme l'a fort bien exprimé Georges Burdeau.

Est-ce dire assez que notre force, pendant toutes ces années, ce fut d'abord une certaine conception de la citoyenneté, fondée sur les principes de liberté et de solidarité, avec son pendant : une organisation forte et structurée de l'État, s'accompagnant d'un partage équilibré entre la sphère privée et la sphère publique.

Ces principes, ces valeurs, il est de bon ton aujourd'hui de les dénoncer et de les dénigrer. Les reproches ne sont pas toujours nouveaux, d'ailleurs.

Ces droits, nous dit-on, sont des droits formels, des pétitions de principe. Nul ne saurait, dit-on encore, garantir effectivement un travail à chacun, dès lors que tout système économique serait tenu de tolérer un taux de chômage minimal. Il est vrai que nous en sommes loin...

Surtout, la tare ineffaçable de ces principes, aux yeux de leurs détracteurs, c'est qu'ils ne sont pas jugés au goût du jour. Ils seraient même purement et simplement dépassés, dans un monde où il n'est plus question que de flexibilité et de libéralisme intégral, un monde où la compétition devient une compétition sans règles, et la concurrence une concurrence sans limites ni contrôle : autrement dit le contraire exact du vrai libéralisme, si j'en crois la tradition libérale toute entière, de Benjamin Constant à Karl Popper...

Du coup, on a tôt fait de glisser vers des accusations plus graves, et d'assimiler ces principes au laxisme le plus scandaleux. Il y a cinquante et quelques années, la voix d'un vieillard dénonçait « les mensonges qui, disait-il, nous avaient fait tant de mal ». Nous en connaissons aujourd'hui une variante : il nous faudrait haïr, désormais, ces droits acquis qui nous font tant de tort... Nous serions des étatistes, fidèles à des valeurs aussi périmées que la solidarité, refusant cette course vaine à la paupérisation dans laquelle nous entraîne une conception littérale et raccourcie de la compétitivité. Et par-dessus le marché, nous serions des conservateurs.

Et au demeurant, comment parler encore de droits sociaux quand nos droits politiques sont eux-mêmes mis en question ? Car il ne s'agit plus même d'être des citoyens « situés » quand on nous conteste notre qualité même de citoyens, c'est-à-dire d'individus aptes à décider, en toute liberté, de leur destin. Les Français, comme les autres Européens, seraient, si l'on en croit tant de beaux esprits, inéluctablement réduits au statut de simples consommateurs, éparpillés au sein d'un vaste marché planétaire...

Eh bien, au risque de choquer, je dirais que ces principes sur lesquels nous avons fondé notre République moderne, loin d'être dépassés, sont au contraire d'une actualité confondante. Ils sont même plus actuels, plus vitaux que jamais. La mondialisation ne doit pas sonner le glas de la solidarité : elle doit, au contraire, en renforcer l'impérieuse exigence.

Nous le sentons bien, quand nous voyons à quel point la société française souffre d'un handicap majeur, tellement visible, tellement considérable par ses manifestations et par ses conséquences, que l'on aimerait se voiler la face, et que l'on a toujours la sensation de se répéter quand on l'évoque : je veux parler du chômage. Le chômage, qui est un chômage de masse et de longue durée, générateur d'exclusion, et qui bloque les capacités de réaction de notre société.

Ce chômage est combattu avec un succès inégal dans chacun des pays développés. Ici et là, nous le savons, il est des taux, il est des chiffres qui baissent, formant autant de succès apparents que l'on s'empresse de mettre au crédit des dérégulations en tout genre... Mais la précarité n'en continue pas moins de se développer, jusque et y compris dans les économies où le taux de chômage régresse. Et c'est, progressivement, un même processus destructeur du citoyen qui, par des voies différentes, se poursuit. Un processus d'autant plus inquiétant que nous pouvons craindre, encore une fois, la fin pure et simple de l'ère du plein emploi classique.

On ne voit que trop les effets que produirait un abandon durable des principes auxquels nous avons si longtemps cru en France, mais aussi en Europe. On frémit en pensant à la société que nous prépareraient de tels abandons. Non plus une société de riches parsemée de ghettos de pauvres, mais une société appauvrie, parsemée de ghettos de riches... et gardés par des polices privées.

On dira que je force le trait.

C'est, j'en suis bien conscient, une vision peut-être un peu orwellienne. Mais le monde décrit par Orwell, n'est-ce pas, précisément, un monde qui a oublié ses valeurs ?

Si nous entendons refuser ce monde, nous ne devons pas seulement réaffirmer les principes dans lesquels nous croyons. Nous devons aussi nous organiser, et définir nos priorités en conséquence.

À l'échelon de chaque État, tout d'abord. Le sentiment national est profondément ancré dans la mémoire des peuples : les nations ne sont pas vouées à disparaître aussi vite que certains se plaisent à le prophétiser... Et d'abord parce qu'elles sont le lieu privilégié de la solidarité, quand les séparatismes régionaux, qui de plus en plus s'affirment, sont l'expression de l'égoïsme.

Il reste, cependant, que les nations, prises isolément, n'ont plus en elles-mêmes de ressources suffisantes pour pouvoir maîtriser les conséquences de la mondialisation et de la révolution de l'information. Il leur faut donc unir leurs efforts, au sein d'organisations efficaces et puissantes. Le projet européen ne peut pas avoir d'autre sens. Il s'agit de bien davantage que d'un grand marché. Ce qui est en cause, c'est bien la construction d'une Europe politique capable de prendre son destin en mains et d'agir sur le monde, afin de faire en sorte que celui-ci soit bien le monde que nous souhaitons, et non qu'il devienne cette société de cauchemar dont nous imaginons sans peine les inquiétants contours.

Face aux grands ensembles régionaux qui se mettent en place, l'Europe doit donc se préparer à exister, à exister pleinement. Pour y parvenir, elle ne doit pas être seulement un bel ensemble de mécanismes de décision plus ou moins huilés. L'Europe doit être profondément, véritablement démocratique. Ce qui implique que son gouvernement soit celui d'instances politiques légitimes, et non celui d'organes techniques ou d'institutions bancaires. Ce qui suppose encore que les peuples du continent aient conscience d'être maîtres de leur destin.

C'est dire à quel point nous n'avons pas à nous incliner devant ce prétendu « diktat de la réalité supranationale », qui s'imposerait à nous désormais si l'on en croit un responsable politique étranger qui s'exprimait récemment, dans un article de presse, avec une franchise méritoire...

Nous vivons certes dans une économie de marché. Mais une économie où la définition des orientations appartient encore au pouvoir politique, légitimement investi par le peuple. Un tel système porte le nom de démocratie. C'est ce système-là qui a abattu le mur de Berlin, et non la supériorité intrinsèque du capitalisme – nous ne devons en aucun cas l'oublier.

Or, ce qui vaut pour les nations européennes, prises individuellement, vaut pour l'Europe toute entière, prise collectivement.

Une Europe qui doit être une Europe politique, et qui devra, en bonne logique, prendre pour priorité, parallèlement à la lutte pour l'emploi – et en liaison directe avec elle –, la démocratisation de la culture et de l'accès au savoir : il n'est pas, pour le siècle à venir, de plus grand combat à mener. Un combat, cela va de soi, à mener non seulement au sein de nos sociétés, mais aussi dans les pays en voie de développement, pour lesquels les enjeux sont plus considérables encore.
 
Mesdames, Messieurs,

Ordonner l'économie au service de l'homme, organiser un monde solidaire où nous puissions regrouper nos forces, où nous puissions maîtriser les choses et non les subir, tel doit être le projet de la France et de l'Europe pour le XXIème siècle.

C'est un projet ambitieux, puisqu'il s'agit bien de construire une nouvelle civilisation, une civilisation dans laquelle l'homme soit maître de son destin. La civilisation tout court, en somme, puisqu'une société qui ne répondrait pas à une exigence aussi fondamentale n'aurait plus grand chose à voir avec l'idée même que nous nous faisons de la civilisation proprement dite...

Cette société de l'intelligence qui se prépare, nous devons inviter les peuples à la construire pour qu'elle soit bien la leur, et non la seule propriété d'une élite.

Dans ce domaine, plus que jamais, la France a un rôle déterminant à jouer, si elle parvient, comme elle a pu le faire partiellement dans le passé, à mobiliser toutes ses forces, en conciliant progrès économique, progrès social, partage du savoir.

Cela ne signifie nullement que notre pays doive compter sur ses seules vertus... Il doit au contraire corriger ses faiblesses, et procéder à de profondes réformes, tout particulièrement à celle de son État –  qui demeure son outil privilégié pour l'action. Mais il doit rester par-dessus tout conscient de ce qu'il est, des valeurs qu'il porte, et du seul projet qui soit à sa hauteur.

Il n'est pas d'autre justification, ni ambition qui vaille pour notre société. C'est cela, le vrai pari de la France pour le XXIème siècle. Je ne doute pas que vos travaux contribueront à le démontrer...