Texte intégral
La récompense qui est décernée aujourd’hui ne s’adresse pas seulement à une entreprise, mais aussi et surtout à un entrepreneur : elle ne se fonde pas sur des résultats comptables mais sur des qualités humaines. C’est dire que le prix de l’Audace créatrice, comme son nom l’indique, a choisi de se situer sur le terrain des hommes et non sur celui des procédures, sur le terrain des valeurs et non sur celui des outils, sur le terrain des fins et non sur celui des moyens.
Voilà pourquoi je vais tenter de me mettre à votre diapason, en m’interrogeant avec vous sur quelques questions de principe, portant sur le fonctionnement de l’économie et le rôle de l’entreprise.
Des questions qui sont trop souvent occultées, par manque de volonté peut-être, qui sont en tout cas obscurcies par des confusions intellectuelles fâcheuses. Il y a d’ailleurs probablement plus qu’un lien de cause à effet entre notre fréquente impuissance ou notre peur à essayer de penser la révolution économique, et l’éclosion de tant de faux débats ou de faux concepts. Et les modes successives des théories du « management » suffiraient à en offrir une saine illustration.
Une des dernières en date a pour nom « l’entreprise citoyenne ». Concept absurde, mais non encore moribond, qui mérite qu’on s’y attarde tant il est révélateur de ces confusions que j’évoquais… La citoyenneté revêt une dimension politique, morale, historique, sociale et culturelle. Elle implique des droits et des devoirs qui n’ont évidemment rien à voir avec ceux de l’entreprise, qui reste avant tout – et ça n’est pas rien – une organisation destinée à produire des richesses au meilleur coût.
L’entreprise citoyenne n’est pas un concept, c’est un leurre. Comment s’étonner dès lors de tous ces raisonnements sur la prétendue mauvaise volonté des patrons à honorer leurs engagements, à faire leur devoir, à apporter les justes contreparties aux efforts de la puissance publique ?
Risque-t-on vraiment de faire scandale en rappelant, en affirmant haut et fort, que l’entreprise n’est pas comptable vis-à-vis de la collectivité nationale en termes d’emplois, mais en termes de richesses produites, donc de compétitivité, une compétitivité dont elle a devoir de se donner les moyens, lorsqu’elle est impliquée dans la compétition internationale. C’est à la collectivité nationale, ensuite, avec la part de ces richesses dont elle vient à disposer, qu’il revient de répondre au besoin d’activité et de ressources de ceux et celles qui n’ont pu trouver place dans l’entreprise.
Nous avons un défi à relever. Il s’agit de concilier les conditions de l’efficacité économique avec l’organisation d’une société qui soit équitable… À l’inverse, prétendre bâtir cette société sans souci de l’efficacité économique serait pure vue d’esprit.
Quelle est la situation de la France et de ses entreprises dans la nouvelle donne mondiale qui émerge sous nos yeux ? Quelle stratégie collective devons-nous imaginer ? Quelles décisions et mesures concrètes devons-nous arrêter ?
Face aux mutations du monde d’aujourd’hui, l’insuffisance de la réflexion, la quasi-absence d’explication, sont proprement affligeantes. Il ne faut donc pas s’étonner de l’état de l’opinion. Ni de la multiplication des contresens.
Premier contresens, nous serions victimes d’une succession de chocs conjoncturels depuis 1974, alors qu’il s’agit, en réalité, d’une révolution continue ; une révolution continue qui s’appelle la mondialisation et où entrent en compte l’ouverture des frontières, la déréglementation des flux de biens et de capitaux, les progrès techniques du traitement de l’information qui démultiplient notamment la productivité des services.
Je voudrais insister tout particulièrement sur la révolution de l’information, qui ne constitue pas une révolution industrielle comme une autre.
Ses conséquences seront sans précédent dans la mesure où les nouvelles activités suscitées par ces mutations détruiront encore plus de travail qu’elles n’en créeront spontanément. C’est sans doute un changement de civilisation qui se prépare, auquel nous devons nous préparer.
Nous sommes bien loin de la sempiternelle « crise », que devrait résoudre le simple retour de la croissance… Nous connaissons tous des situations où l’on tient une idée, où l’argent est disponible, où le marché potentiel existe, où le projet est prêt. Et pourtant on attend. On attend quoi ? La sortie de la crise. On peut attendre longtemps : comment sortir, en effet, de ce qui n’existe pas…
La mondialisation impose l’originalité
Deuxième contresens, la mondialisation serait une mécanique impersonnelle et pacifique, conduisant à un monde idyllique, alors qu’elle recouvre pour partie une guerre économique féroce, qui redistribue totalement la situation relative des nations et des entreprises et, qui peut entraîner, au passage, des dégâts considérables.
Troisième contresens, la mondialisation entraînerait inéluctablement la disparition des marges de manœuvre et la fin du politique, alors que nous constatons chaque jour que c’est précisément dans les nations qui conduisent les politiques les plus volontaires et les plus originales que les entreprises se révèlent les plus dynamiques. Il faut prendre la pleine mesure du phénomène, pour mieux le maîtriser... Mais en aucun cas nous ne devons baisser les bras.
Ces contresens sont à l’origine, depuis la fin des années quatre-vingt, des médiocres performances de l’économie française, qui cumule la quasi-stagnation de l’activité et de l’investissement privé et public, l’explosion des déficits et, surtout, surtout, celle du chômage.
Là encore, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas que d’une performance moyenne, qui correspondrait à une atonie économique générale. Dans bien des pays du monde, la croissance, voire l’emploi progressent à bien plus vive allure, laissant entrevoir un nouveau cycle long d’expansion. Partout sauf en Europe, et plus encore en France, faute d’avoir pris la mesure des changements radicaux auxquels nous sommes confrontés.
Le 15 août 1971, la décision du président Nixon de supprimer la convertibilité du dollar en or a marqué une étape décisive dans l’émergence d’une nouvelle ère économique, caractérisée par une libéralisation accélérée des échanges internationaux, et, à partir de 1978, par un processus de déréglementation généralisée qui a favorisé, sous couvert de l’intérêt du consommateur, la loi du plus fort. Les États-Unis sont à cet égard les grands bénéficiaires du système, tant que leurs grands partenaires ne s’organisent pas pour faire valoir leurs positions, leurs convictions et leurs intérêts.
La mondialisation produit indiscutablement de la croissance, mais non moins inexorablement de l’inégalité sociale et de l’exclusion. L’extension géographique des mécanismes de marché crée en effet une prime forte en faveur des individus, des entreprises ou des nations les plus performants, ou dont la performance repose, en réalité, sur un « dumping » monétaire, social et même environnemental.
La France, dans l’économie de services à hautes productivité et valeur ajoutée qui se met en place, présente une situation contrastée. Ses atouts sont réels : la créativité et la formation de sa main d’œuvre, ses technologies, la qualité de ses infrastructures et de ses services publics.
Des objectifs clairs et une stratégie cohérente
Ses handicaps résident dans des structures économiques et sociales trop rigides : un capitalisme trop souvent vieilli, peu dynamique, porté sur la recherche des subventions plutôt que la conquête des marchés mondiaux, ; un État dont la modernisation s’est progressivement enrayée depuis les années soixante-dix et qui a perdu sa force naturelle d’impulsion. De ces difficultés témoigne la coexistence sinistre du chômage et de la pauvreté, des prélèvements obligatoires et des déficits publics.
La France doit aussi faire face à l’un des tournants les plus importants de son histoire récente. Le risque n’est pas mince que nous comptions parmi les grands perdants de cette nouvelle donne. Mais pour agir, encore faut-il disposer d’objectifs clairs et d’une stratégie cohérente.
Les options qui s’offrent à nous sont nettes. Soit nous refusons en bloc la mondialisation, ce qui revient à fermer les frontières et à accepter, à terme, une réduction importante de notre niveau de vie sur le plan économique, et une diminution plus rapide encore de notre influence sur le plan politique. Soit nous continuons à la subir passivement, avec un coût en termes de croissance et d’emploi qui ne cessera d’augmenter. Soit nous nous décidons à la gérer et à la maîtriser, à peser sur ce processus historique pour en tirer le meilleur parti, tout en nous efforçant d’obtenir des conditions de concurrence loyales.
C’est bien évidemment la troisième option que chacun est tenté de privilégier. Mais il faut bien comprendre qu’elle suppose des réorientations et des ruptures radicales.
La déshérence de notre vie publique a eu des conséquences désastreuses : sur le plan social, le repli de chacun sur soi et l’émergence d’un individualisme radical qui dissout la notion même d’intérêt général ; sur le plan politique, la tentation de l’abstention ou de l’extrémisme ; sur le plan économique, le double mouvement, complémentaire sous des dehors paradoxaux, de l’exclusion d’un côté, de l’exil des entreprises, des manageurs et des créateurs les plus performants, de l’autre.
Autrement dit, le vide politique a été comblé par les mécanismes du marché : l’affaiblissement de la nation, c’est-à-dire de la volonté de vivre ensemble, transforme les uns en SDF, les autres en apatrides.
Le déchaînement des corporatismes
La compétitivité d’un pays ne saurait se résumer exclusivement à celle de ses entreprises. La compétitivité est globale. Le chômage n’est pas seulement une donnée inscrite dans nos comptes économiques et sociaux. Il pèse aussi dans les têtes, paralysant la confiance et le dynamisme de notre jeunesse, bloquant la prise de risque, l’esprit d’initiative. Les réponses que nous devons apporter ne sauraient donc être seulement économiques. Elles doivent être également politiques.
D’où la nécessité de rompre avec ce chacun pour soi, avec le déchaînement des corporatismes, avec la guerre de tous contre tous qui prévaut aujourd’hui. Tout en poursuivant la construction européenne, nous devons préserver notre meilleur instrument qui a pour nom la nation, cadre privilégié de l’exercice de la démocratie et de la solidarité.
La deuxième rupture concerne la gestion de la modernisation. Comme le souligne Christian Blanc à propos d’Air France, les plans de rigueur successifs qui avaient précédé sa nomination n’avaient nullement empêché la situation de faillite de la compagnie : Air France n’avait nul besoin d’un plan de rigueur supplémentaire mais d’une transformation radicale, qui la rende capable de lutter dans un marché mondial.
Le France présente des traits similaires. Il s’agit donc de remettre à plat l’ensemble des régulations économiques et sociales alors que de seuls ajustements budgétaires n’auraient guère d’effets. La meilleure preuve en est que depuis trois ans, en dépit d’une hausse régulière des prélèvements et d’un ralentissement des investissements publics, le déficit de l’État n’a pas été vraiment réduit, en dehors d’opérations exceptionnelles, telle la prise en compte dans les recettes courantes de la soulte de France Télécom.
Troisième rupture, il nous faut redécouvrir, sous l’entreprise, les entrepreneurs, c’est-à-dire les créateurs de richesses et d’emplois. Une longue aberration a conduit à chasser l’homme de l’économie. Aujourd’hui, nous redécouvrons tardivement la portée réelle de la belle devise de Jean Bodin qui figure en exergue de « Valeurs Actuelles » : « Il n’est de richesses que d’hommes. »
Un marché de dupes
Le facteur humain, si essentiel, est en effet le moteur le plus actif de l’innovation. Certes, l’innovation peut avoir sur l’emploi des conséquences négatives, au moins à court terme, lorsqu’elle a pour seul objectif de substituer du capital au travail.
La France a été malheureusement à la pointe de cette recherche effrénée et de la compétitivité, ne serait-ce que pour limiter les effets de la surévaluation de notre monnaie par rapport au dollar. Et cette course à la compétitivité a vraisemblablement été un marché de dupes, notamment pour des secteurs non exposés à la concurrence internationale.
Mais l’innovation a des conséquences directement positives lorsqu’elle favorise la mise sur le marché de produits ou de services nouveaux. Nous en avons maints exemples, hier avec Airbus, aujourd’hui avec l’explosion du marché du téléphone mobile.
De même que l’entreprise n’existe que par l’entrepreneur et ceux qu’il emploie, l’abstraction du chômage cache la détresse insupportable des chômeurs. Dans l’ordre économique comme dans l’ordre social, l’heure n’est plus aux procédures administratives bureaucratiques, universelles et désincarnées, mais à la prise en compte des situations concrètes et des cas individuels. Ce principe paraît simple. Il a cependant des applications immenses en matière de fiscalité, de transferts sociaux ou d’encouragement à l’activité.
La conclusion qui émerge est claire. Il faut cesser d’opposer sans cesse le marché et l’État, le marchand et le non-marchand, la nation et l’Europe. La modernisation nécessaire doit marcher sur deux pieds au lieu de continuer à faire figure de unijambiste : nous devons simultanément muscler l’économie entrepreneuriale et réformer l’État, refaire la nation et construire une Europe politique apte à défendre ses intérêts dans le concert mondial.
L’émergence de nouveaux entrepreneurs passe par la réforme du système bancaire
La priorité absolue consiste aujourd’hui à retrouver de la croissance, parce qu’elle est un préalable à l’assainissement des finances publiques, aux réformes structurelles, et plus encore à la diminution du chômage – retrouver la croissance, tout en recherchant, parallèlement, d’autres voies qui permettront de procurer du travail à l’ensemble de nos concitoyens.
Notre défi ressemble par bien des traits à celui de l’après-guerre, même si les conditions sont radicalement différentes : il nous faut produire pour reconstruire le pacte social et retrouver notre rang dans le monde. À cela, trois conditions.
Cesser de tout attendre, de tout espérer de remèdes comme la réduction du temps de travail. De telles solutions peuvent être utiles ou légitimes. Elles ne sauraient être des panacées. Elles le seront d’autant moins que la nature même du travail est en train de changer…
Rompre avec les politiques fiscales, budgétaires et monétaires malthusiennes, qui enferment l’économie française dans la spirale de la déflation. Au-delà de l’indispensable réduction des prélèvements obligatoires, leur structure même doit être transformée, tant il est vrai qu’ils fonctionnement aujourd’hui comme une machine à casser l’investissement et l’emploi, tout en décourageant les entrepreneurs.
Accélérer le changement des structures du capitalisme français pour redonner une place centrale aux entrepreneurs. L’émergence des Dalle, des Bic, des Riboud, des Dassault, des Bernard Arnault ou des Bouygues du XXIe siècle est indissociable de la réforme d’un système bancaire et financier qui reste arcbouté sur une aversion absolue pour le risque et la création de richesses réelles, de la transformation du système éducatif, d’une révolution dans le fonctionnement des entreprises qui doivent hâter l’arrivée aux commandes d’une nouvelle génération de dirigeants, plus ouverts, plus imaginatifs, plus volontaires, moins conservateurs.
Pour autant, la croissance ne réglera pas tous les problèmes, et notamment pas celui du chômage et de l’exclusion – fléaux qui menacent l’existence même de notre démocratie. Il reviendra à la puissance publique de réinsérer les quelque 10 à 20 % de la population que la mondialisation rejette aux marges de la société, afin de tendre vers la pleine activité.
De nombreuses possibilités sont à exploiter dans le secteur non marchand. Nous ne pourrons nous passer de l’intervention publique dans ce domaine.
Nous ne sommes pas les États-Unis et nous ne supporterions pas l’ampleur de la dérèglementation qu’il faudrait opérer pour suivre leur exemple.
Cette responsabilité nouvelle et éminente est indissociable du redéploiement de l’État, qui doit se désengager des secteurs soumis à la concurrence et mieux utiliser ses ressources. Elle est également indissociable d’une rationalisation des structures publiques, dont les nombreux niveaux superposent des compétences et des financements croisés aussi inefficaces économiquement que dangereux pour la démocratie.
Il nous faut définitivement réhabiliter le politique.
Au plan intérieur, avec la restauration de l’autorité de l’État qui, dans notre histoire, a toujours accompagné les périodes de progrès accéléré de l’économie.
Au plan européen également avec la réaffirmation de la primauté des gouvernements, notamment dans la conduite de la politique monétaire, la monnaie unique étant conçue comme un des outils qui permettront de bâtir une véritable puissance économique européenne.
Le capitalisme est la meilleure des mécaniques pour produire des richesses. Mais il ne sécrète ni valeurs ni principes.
Tout en veillant à leurs intérêts, il revient donc aux Européens de s’organiser pour maintenir ou reconstruire un modèle de civilisation original, où le progrès économique se poursuive en harmonie avec nos valeurs. Encore faut-il, pour cela, disposer d’institutions légitimes et efficaces, aptes à intervenir dans les affaires du monde. C’est tout l’enjeu du débat actuel.
De même que l’entreprise naît et prospère grâce aux entrepreneurs, la politique ou l’art ne vivent que par les hommes. Le seul privilège, mais aussi la terrible responsabilité de la politique, c’est de s’adresser à tous les hommes qui composent un peuple et de faire en sorte qu’ils puissent peser sur leur destin collectif et individuel.
Voilà pourquoi ce prix de l’Audace créatrice présente une signification qui dépasse à mes yeux le seul cadre de l’entreprise pour s’adresser à tous ceux de nos concitoyens qui veulent se définir comme les acteurs, et non les spectateurs, de leur vie.
L’audace et la création sont des sœurs jumelles, au cœur de toute activité authentiquement humaine.
Parce que l’imagination et la projection dans l’avenir sont indissociables de la volonté d’entreprendre. Parce que l’audace est stérile si elle n’est au service d’un grand dessein, d’un grand accomplissement collectif.
Voilà pourquoi, puisque ce mois de janvier n’est pas achevé et qu’il m’est encore permis d’émettre un vœu, je souhaite que 1997 soit une année faste pour les entrepreneurs.
Oui, il est grand temps que vienne le temps des entrepreneurs et que s’affirment tous ceux qui, mus par l’esprit de conquête, ont à cœur la transformation des entreprises, mais aussi la modernisation de l’État et de notre vie politique.