Texte intégral
Date : mercredi 20 novembre 1996
Source : France 3
E. Lucet : Face à la rigueur que s’impose la France pour entrer dans les critères de Maastricht vous proposez aujourd’hui une autre politique, monétaire notamment, pourquoi, et quelle est-elle ?
V. Giscard d’Estaing : D’abord, je propose de traiter un problème tout à fait simple, un problème de la vie quotidienne des Françaises et des Français. Dans deux ans, nous aurons une autre monnaie, nous n’aurons plus le franc et nous aurons l’euro. Alors c’est vrai que, pendant une certaine période, pendant trois années, nous utiliserons les deux. Mais la vraie monnaie, ça sera l’euro, et l’autre, ça sera simplement une expression de l’euro. Deux ans, ça n’est pas très loin pour se préparer à quelque chose. À l’heure actuelle, il suffit de demander aux Français : un euro, ça vaut combien ? Ils n’en savent rien.
E. Lucet : Sept francs ?
V. Giscard d’Estaing : Non. La Commission de Bruxelles propose qu’il y ait six chiffres. Ça voudrait dire qu’à l’heure actuelle un euro vaudrait 6,52801 francs. Quand vous allez dans une boutique, vous achèterez quelque chose à deux, trois euros et vous aurez à faire une multiplication comme cela. Honnêtement, c’est absurde ! Il faut que l’euro ait un nombre rond de francs. Et moi je dis, un euro égal sept francs. À l’heure actuelle, ça vaut donc à peu près 6,55 francs. Vous irez dans un magasin pour acheter quelque chose à deux euros, ça coûte 14 francs, et vous pourrez faire le calcul.
E. Lucet : C’est une proposition très concrète et précise, mais c’est une proposition très importante qui va beaucoup plus loin, parce que ça veut dire que vous êtes en train de contester la rigueur qui fait qu’on doit rentrer dans les critères de Maastricht aujourd’hui ?
V. Giscard d’Estaing : Pas du tout, au contraire, je fais cette proposition au lendemain du vote du budget, que j’ai voté d’ailleurs. C’est-à-dire que nous avons créé les conditions générales de réalisation de la monnaie européenne. On nous disait : il faut un budget qui soit moins, en prenant le déficit, moins de 3 % du PIB, etc. On le fait. Mais une fois qu’on le fait, je veux deux objectifs : il faut que ce soit compréhensible pour les Français, qu’ils sachent ce qui va leur arriver. Et ensuite, il faut que ce soit bon pour l’économie française. Et l’économie française à l’heure actuelle étouffe. Vous avez vu ces manifestations ? Il y en aura d’autres demain et après-demain. Elles sont diverses. Ça veut dire que c’est une économie qui étouffe. Et donc, je propose une mesure simple : que les Français sachent ce que vaudra l’euro, 7 francs, et deuxièmement, de mettre notre monnaie nationale à un niveau, dans le système futur, qui soit favorable pour la France.
E. Lucet : Ça veut dire que vous demandez une dévaluation ?
V. Giscard d’Estaing : Mais il n’y a plus de dévaluation. C’est fini tout ça.
E. Lucet : Ça veut dire que vous demandez à ce que le franc décroche du mark ?
V. Giscard d’Estaing : Si vous regarder la situation mondiale, ce sont des changes flottants, il ne faut pas parler de dévaluation, c’était quand on avait des taux de change fixes, alors on changeait la valeur de la monnaie. À l’heure actuelle, la valeur de la monnaie change tous les jours. D’ailleurs, la preuve, c’est que vous publiez des tableaux tous les jours à la télévision, dans les journaux, ça monte, ça descend, etc. Nous, à l’heure actuelle, nous souffrons, l’économie française souffre. Quand un pays a trois millions deux cent mille chômeurs, il souffre. Et j’espère que les chiffres de l’emploi ne vont pas malheureusement décrire une situation plus grave encore. Et il faut que notre économie redémarre. Il faut qu’elle redémarre sur des bases monétaires adaptées, c’est-à-dire que le franc par rapport aux autres monnaies soit bien à sa place. La grande monnaie du monde, c’est le dollar. Le dollar a monté indéfiniment, puis il a baissé par rapport au franc, à l’heure actuelle il vaut 5,90 francs. Ce n’est pas sa vraie valeur. Il faut que nous ayons une valeur qui permette aux Français de vendre sur le marché mondial, d’être compétitifs, et je dis qu’il faut que le dollar vaille à peu près 5,50 francs, ce qui ferait un euro à 7,00 francs. Et je dis : ayons à la fois un système simple pour les Français, et en même temps, que notre place dans le système monétaire international soit favorable aux intérêts de la France.
Date : jeudi 21 novembre 1996
Source : RTL / Édition du matin
O. Mazerolle : Dans un article retentissant publié ce matin par « L’express » vous demandez une diminution de la valeur du franc par rapport au dollar et donc par rapport au deutschemark. Que dites-vous à ceux qui pourraient être surpris ou choqués d’entendre un ancien Président de la République, spécialiste reconnu de l’économie et des finances, réclamer la baisse de la valeur de la monnaie de son pays ?
V. Giscard d’Estaing : D’abord, je suis beaucoup plus choqué encore par le niveau du chômage en France et par son caractère permanent. Nous sommes actuellement un des records du monde du chômage. Ce n’est pas du tout une fatalité, parce que si vous regardez les pays autour de nous, comme les Hollandais, qui sont dans l’Union européenne un grand pays industriel, ils ont baissé très fortement leur taux de chômage ; si vous regardez les Britanniques, ils ont baissé très fortement leur taux de chômage. Nous, hélas, on garde un chômage insupportable. J’attends le prochain chiffre qui va sortir, chiffre que personne ne connaît, mais pour moi, ça fera 18 mois de nouvelle gestion, et ce chiffre de chômage sera très important.
O. Mazerolle : La monnaie a une importance sur le chômage ?
V. Giscard d’Estaing : La monnaie a naturellement une importance sur le niveau d’activité, tout le monde le sait. Ce que je propose, ce n’est pas du tout de rouvrir le débat monétaire pour le plaisir, mais c’est parce que nous sommes obligés de la faire. En effet, je suis partisan de la monnaie européenne autant que quiconque, parce que je suis à l’origine de cette idée, avec mon ami H. Schmidt. La monnaie européenne, nous allons l’avoir dans deux ans. On va changer nos francs contre une nouvelle monnaie, l’euro. Il ne faut pas se tromper de taux parce que, quand nous aurons fait ce changement, ce sera pour toujours. Quand vous vous engager pour toujours, il faut savoir ce que vous faites. Quand vous entrez dans une entreprise, vous discuter de votre salaire. Quand vous louez un appartement, vous en discuter le loyer. Quand les Français vont changer leur monnaie, il faut savoir à quel taux d’échange il faut le faire. Je propose d’abord que ce soit un chiffre rond, parce que pendant quelques temps, vous allez utiliser à la fois les euros et les francs : pendant trois ans, vous aurez votre compte en banque en euros, vous paierez votre voiture ou votre loyer en euros mais vous aurez dans votre poche des billets de banque en francs ? Il faut que ce rapport soit simple. Le rapport actuel de l’euro et du franc, tel qu’on nous le propose, tenez-vous bien, c’est un euro pour 6,58201 francs. Vous imaginez aller faire des achats…
O. Mazerolle : Pour ma baguette, c’est en effet un peu compliqué !
V. Giscard d’Estaing : Donc, il faut annoncer premièrement qu’on aura une relation simple entre l’euro et le franc, c’est-à-dire un chiffre rond. Deuxièmement, comme nous avons fixé notre taux de change pour toujours, il faut qu’il soit juste. Ce n’est pas un débat sur la dévaluation ou la réévaluation, parce que les monnaies flottent. Mais quel est le taux juste pour le franc ? À l’heure actuelle, par rapport à la monnaie internationale, c’est-à-dire le dollar – je ne parle pas du deutschemark – tout le monde sait que le dollar est actuellement trop bas pour la compétition française. Nous sommes le troisième pays le plus cher du monde pour les taux de salaire à l’heure actuelle – non le salaire en tant que ce que touchent les gens mais en tant que coût salariaux dans l’industrie. Donc, il faut se mettre dans la future monnaie européenne à un niveau de l’ordre de 5,50 francs pour 1 dollar.
O. Mazerolle : Au lieu de 5.08 aujourd’hui. Mais tout de même, puisque ceci entraînerait une baisse par rapport au deutschemark, il faut tenir compte de l’orgueil d’un pays qui peut se dire qu’après avoir connu beaucoup de dévaluations du franc par rapport au deutschemark, on y était arrivé, on faisait aussi bien que les plus fort, les Allemands, non ?
V. Giscard d’Estaing : Il ne faut justement pas se placer sur un mauvais terrain de compétition. Il faut gérer nos intérêts nationaux. Notre intérêt national fondamental, c’est quoi ? la croissance et l’emploi, c’est-à-dire la baisse du chômage et l’augmentation de la croissance. Si nous avons un taux d’échange par rapport au dollar – je reviendrai sur le deutschemark plus tard – plus favorable, nous aurons dès l’année prochaine une activité économique plus forte : une saison touristique qui sera pour une fois une bonne saison touristique ; nos produits deviendront plus compétitifs sur les marchés internationaux, les marges d’industries comme l’automobile remonteront ? Il y aura donc dans l’économie française le sentiment que les choses vont mieux. Nous nous trouverons dans une situation normale du point de vue de la valeur de notre monnaie par rapport au dollar.
O. Mazerolle : Si les Allemands ne faisaient pas la même chose que nous, on déprécierait par rapport au deutschemark. Peut-on faire ça sans eux ?
V. Giscard d’Estaing : On a le droit de le faire sans eux, puisque tout le monde sait que les marges de fluctuation sont de 15 % de part et d’autre de la parité. Cet objectif n’est pas un objectif par rapport aux Allemands ? Par rapport aux Allemands, notre situation est actuellement normale, parce qu’eux-mêmes ont une monnaie surévaluée. Donc, nous n’avons pas de problème par rapport à eux ? Il ne faut pas centrer le débat sur la relation entre la France et l’Allemagne : c’est un débat sur la relation entre la France et l’ensemble de l’économie mondiale. Il faut que la France retrouve ses chances de développement, retrouve ses chances d’emplois. Il est quand même fantastique de penser que depuis maintenant plusieurs années, nous sommes au-dessus de 3 millions de chômeurs !
O. Mazerolle : Il y a quand même un problème avec l’Allemagne puisqu’aujourd’hui même, vous allez rencontrer H. Kohl. C’est une sorte de médiation ?
V. Giscard d’Estaing : Pas du tout : c’est pour lui expliquer. Nous avons fixé un chiffre, et nous sommes obligés de le fixer : le taux d’change du franc contre l’euro. Il ne faut pas se tromper. Je veux dire au chancelier Kohl pourquoi je pense que le bon taux d’échange du franc contre l’euro, c’est 7 francs. Ce n’est pas 6,52021 francs !
O. Mazerolle : Vous allez demander de nous accompagner ?
V. Giscard d’Estaing : Non je respecte les autres. Il faut que les autres nous respectent, d’ailleurs : c’est symétrique. Quand les Allemands ont fixé le taux d’échange du mark de l’Est contre le mark de l’Ouest, ils l’ont fait pour des raisons nationales. D’ailleurs, leur choix était bon. Mais ils ne nous ont pas consultés. Quand nous allons échanger notre monnaie nationale, que nous avons quand même depuis 800 ans, contre une monnaie nouvelle et qu’on pourra plus jamais changer le taux de change, il ne faut pas se tromper ! Je prends un pari : vous verrez que finalement un euro vaudra 7 francs.
O. Mazerolle : Comment décréter la valeur d’une monnaie ? Je pensais que c’étaient les marchés qui fixaient la valeur des monnaies, non les gouvernements.
V. Giscard d’Estaing : Il y a deux choses : le gouvernement donne l’incitation, mais toutes les monnaies sont flottantes. Quand j’entends des gens dire « il faudrait laisser flotter le franc », c’est une rigolade, parce que toutes les monnaies flottent à l’heure actuelle ! La question, c’est qu’en effet, nous n’avons pas de taux de change fixe à l’heure actuelle. Mais nous donnons des indications : quand les Américains disent qu’il vaudrait mieux que le dollar soit plus fort, ils donnent une indication. Si nous disons « nous avons une décision à prendre » et que nous annonçons cette décision, les marchés diront « vous flottez, c’est vrai, mais nous tenons compte de votre décision ».
O. Mazerolle : N’obligez-vous pas, en agissant ainsi, le Président Chirac à répondre publiquement ? Après l’annonce de votre article, il y a eu quelques mouvements sur le franc à la Bourse hier.
V. Giscard d’Estaing : Pas nécessairement, encore que je lui en aie longuement parlé pendant l’été dernier. De toute façon, il sera obligé de prendre position, le gouvernement avec lui, sur le taux d’échange du franc contre l’euro qu’il souhaite, puisque de toute façon, il faudra proposer ce taux. Là, il y a quelque chose à dire. Quant au cours sur le marché de Paris, le franc bouge tous les jours. S’il s’oriente en direction d’un dollar à 5,50 francs, c’est une bonne chose. Il ne faut pas être à larmoyer et à se plaindre. Ça nous donne des chances d’activité économique et d’emploi. Il ne faut pas lever les bras au ciel en disant « Houlala, le franc baisse ! » : non ! ça veut dire que le dollar remonte par rapport au franc. Tous ceux qui s’occupent d’économie savent que nous avons intérêt individuellement à ce que le dollar ayant une relation d’échange plus favorable pour nous, notre activité économique et notre emploi.
O. Mazerolle : Je m’adresse bien à V. Giscard d’Estaing, pas à C. Pasqua ou à P. Séguin ?
V. Giscard d’Estaing : Vous êtes physionomiste, non ?!
Date : mardi 26 novembre 1996
Source : Europe 1 / Édition du matin
J.-P. Elkabbach : Bonjour, Monsieur V. Giscard d’Estaing !
V. Giscard d’Estaing : Bonjour, J.-P. Elkabbach. Alors vous revoilà !
J.-P. Elkabbach : J’ai envie de vous dire : vous aussi !
V. Giscard d’Estaing : Absolument.
J.-P. Elkabbach : Dans le conflit des routiers – je sais que ça ne vous concerne pas directement – la négociation progresse très lentement. Des grèves peuvent s’étendre dans d’autres secteurs. Paris est menacée. Que faut-il changer en France pour éviter que le dialogue et le progrès social passent par la paralysie du pays et par des grèves dures ?
V. Giscard d’Estaing : Il faut changer beaucoup de choses. Nous voyons bien que la France est dans un état de grand délabrement social. C’est d’abord un conflit dans lequel le gouvernement n’intervient pas : c’est un conflit entre Français, si on peut dire, entre partenaires sociaux, employeurs et salariés. Ce n’est pas un conflit de type classique avec l’État qui veut faire une réforme, les Français s’en inquiètent et ils refusent. C’est ici un débat entre les Français. Ensuite, ce n’est pas une grève, c’est-à-dire une cessation de travail : c’est le recours à une autre forme de pression qui consiste à empêcher, l’accès aux voies de circulation et à réduire l’approvisionnement. Enfin, les procédures : on ne sait pas, en réalité, jusqu’à quel point le mouvement est représentatif. On ne sait pas, et personne n’a mesuré la question de savoir, quelles étaient les contraintes extérieures : le transport routier va être en concurrence avec les Allemands, les Néerlandais. Comment va se présenter cette affaire pour nos entreprises et nos conducteurs ? Bref, on voit bien que nous sommes dans un état de délabrement social. Le fond de tout cela, c’est le chômage et la crise économique.
J.-P. Elkabbach : C’est inquiétant ou cela passera-t-il, une fois de plus ?
V. Giscard d’Estaing : Je dis que c’est inquiétant. Je ne parle pas du déroulement de ce conflit proprement dit, sur lequel je n’ai pas d’informations. Mais le fait qu’il revienne perpétuellement dans la société française des conflits de ce type donne à l’extérieur d’abord, le sentiment d’une fragilité de la France et à l’intérieur, ça imprime des secousses permanentes à notre appareil productif et économique.
J.-P. Elkabbach : Est-il normal que l’État soit encore sollicité dans un conflit qui est entre des groupes privés ?
V. Giscard d’Estaing : II n’est pas sollicité, à vrai dire, pas clairement. Ce sont des questions de durée hebdomadaire du travail ou des questions d’âge de retraite, des rythmes de travail à l’intérieur de l’entreprise. L’État n’est pas sollicité. La seule chose qu’il peut faire, c’est de désigner un médiateur. C’est de faire une expertise de la situation de la profession. Mais il n’a pas d’autre contribution à apporter.
J.-P. Elkabbach : Vous avez brisé un tabou en proposant de toucher au franc par rapport au mark.
V. Giscard d’Estaing : Non, pas par rapport au mark, par rapport au dollar.
J.-P. Elkabbach : Depuis une semaine, c’est en quelque sorte votre « fête » : vous avez fait sensation ou scandale. Renoncez-vous à votre proposition ?
V. Giscard d’Estaing : Évidemment non, parce que c’est une proposition à laquelle j’ai réfléchi depuis plusieurs mois, et même des années. J’ai toujours su – je l’ai écrit dans mon article de la semaine dernière – que le grand problème pour la France, ce serait, le moment venu, de savoir à que taux elle doit échanger le franc contre la monnaie unique. C’est une question vitale pour l’économie française et vitale pour les Français. Vous avez de l’argent dans votre poche et vous allez l’échanger.
J.-P. Elkabbach : Vous n’allez pas me le prendre ?!
V. Giscard d’Estaing : Non, je n’exerce plus la fonction de ministre des Finances ! Les entreprises vont devoir l’échanger. Tout ça va être calculé dans une nouvelle monnaie. À quel taux ? C’est une question centrale. Naturellement, ça fait des mois que j’y réfléchis. J’ai publié cet article maintenant, pourquoi ? D’abord, parce qu’auparavant, je voulais essayer d’en persuader les responsables politiques de notre pays, ce que j’ai fait pendant tout l’été. Ensuite, parce que je voulais que nous ayons derrière nous une chose importante, le vote du Budget, pour montrer que la France maîtrisait ses finances publiques.
J.-P. Elkabbach : Mais quand vous en parliez aux responsables politiques, au président de la République, que répondaient-ils ?
V. Giscard d’Estaing : Justement, c’est au président de la République de vous le dire, je n’ai pas l’habitude de le révéler.
J.-P. Elkabbach : Si vous avez publié votre article, c’est que vous estimez ne pas avoir eu de réponse suffisamment claire ?
V. Giscard d’Estaing : En tout cas, ils n’étaient pas déterminés à le faire dans les délais souhaitables, c’est-à-dire maintenant. Dans les deux prochaines années, nous allons être dans la pratique de l’entrée dans l’union monétaire. Nous ne pouvons pas tromper nos partenaires. Nous ne pouvons pas les laisser dans l’ignorance de nos intentions. Si notre choix - c’est ce que je propose - est un euro à 7 francs, il faut le leur dire le plus vite possible.
J.-P. Elkabbach : Parmi les critiques, beaucoup de gens – votre ancien Premier ministre R. Barre, Mme Notat, d’anciens ministres – vous ont dit que c’était un mauvais coup contre le pays et contre l’Europe. Ils ne comprennent pas pourquoi vous le faites maintenant. Votre position peut-elle contribuer à faire changer les problèmes monétaires aujourd’hui ?
V. Giscard d’Estaing : Vous vous rappelez que sur ce sujet – c’est un lieu commun – tout le monde disait qu’il faut un large débat national ? On allait même jusqu’à dire qu’il faudrait peut-être un référendum. À partir du moment où on pose le problème, on vous dit que c’est un mauvais coup ! C’est inattendu ! L’incapacité des Français, de certaines personnes, d’accepter qu’on ouvre un débat, c’est quand même formidable ! Voilà un débat normal : le taux d’entrée du franc dans la nouvelle monnaie n’est pas arrêté ; vous voulez que ça se passe où, comment ? Dans la clandestinité, dans le silence, dans les banques centrales ?! C’est un problème qui intéresse les français parce qu’il est lié à notre activité économique et à notre chômage. Il ne faudrait pas laisser indéfiniment les Français garde le chômage à ce niveau actuel et leur dire : « il n’y a rien à faire, nous n’y pouvons rien » alors que les pays voisins ont amélioré leur situation de l’emploi par des politiques monétaires. Si vous regardez la situation du chômage en Grande-Bretagne, vous voyez qu’il est en baisse, aux Pays-Bas, il est en baisse. Pourquoi nous obstinons-nous à garde un équilibre économique qui nous condamne au chômage ?
J.-P. Elkabbach : Le jour où vous étiez chez le Chancelier Kohl, il prenait position avec A. Juppé, en faveur de la parité actuelle mark-franc. Considérez-vous que le débat est clos ou que vous avez contribué à l’ouvrir sans risque de les influencer ?
V. Giscard d’Estaing : Je suis très attaché à l’entente franco-allemande. Je suis très attaché à l’union monétaire. Que ce soit clair ! Je suis très attache à ce que l’union monétaire se fasse à l’avantage de la France. Il faut rendre tout ceci compatible. Nous ne sommes pas un pays où les décisions sont prises par les autres – en tout cas, je l’espère. Donc, si je fais u article français qui paraît dans un hebdomadaire français sur le sujet de la monnaie nationale, faut-il demander l’aide du Chancelier d’Allemagne fédérale. Je pose la question ! Quand je lui en ai parlé, il m’a dit : « c’est un problème français, nous ne voulons pas que ce soit une querelle entre l’Allemagne et la France ».
J.-P. Elkabbach : À quoi devrait ressembler l’euro, le moment venu ? Fort, faible ?
V. Giscard d’Estaing : Il doit être stable et il doit être bien situé par rapport à la monnaie internationale, la monnaie dans laquelle se fait actuellement la concurrence internationale : le dollar. Il ne faut pas utiliser les mots faciles et trompeurs de « dévaluation », etc. Le dollar valait 6 francs en 1986, au moment où il y a eu les derniers changements de parité en Europe, je propose qu’il se mette à 5,50 francs, la moitié du taux actuel et du taux de 1986. Où est le drame ?!
J.-P. Elkabbach : Oui mais vous le proposez tout seul.
V. Giscard d’Estaing : Pas du tout J’ai été approuvé par des quantités de gens. J’en ai parlé à la plupart des chefs d’entreprise français qui sont tous d’accord ; j’en ai parlé aux gens qui nous regardent à l’extérieur et qui nous disent : « mais qu’est-ce que vous attendez pour le faire ? Vous êtes là avec 3,2 millions de chômeurs. Vous voyez bien que ça ne change pas, que ça ne bouge pas et vous continuez ; il n’y a aucune raison de ne rien changer ». Alors que tout le monde sait – interrogez les grands chefs d’entreprise – que si nous avions un dollar à 5,50 francs, la situation de la plupart de nos secteurs économiques serait rapidement améliorée.
J.-P. Elkabbach : Quelles sont les prochaines étapes du plan Giscard ?
V. Giscard d’Estaing : Les mêmes. Tout ce que je souhaite, c’est qu’il y ait un débat sur ce sujet, que la France réfléchisse, que le gouvernement réfléchisse et qu’on évalue au mieux l’intérêt national. Et puis, une fois évalué, qu’on le fasse.
J.-P. Elkabbach : Est-ce que le moment politique en France est bien choisi ? Ne compliquez-vous pas la tâche du président de la République ?
V. Giscard d’Estaing : Vous avez cette chose qui est terrible en France : on s’intéresse beaucoup plus à la forme qu’au fond, au moment qu’à la question. Je n’ai pas choisi le moment, ça fait des années qu’on devait traiter ce problème. Il fallait le traiter probablement en 1993, et probablement en 1995. Quand j’ai étudié ou réfléchi à l’éventualité d’une candidature à la présidence de la République, je me suis dit : « c’est un des premiers problèmes qu’il faut traiter, il faut mettre la France au bon niveau international pour que son économie redémarre ». L’objectif de tout ça, ça n’est pas de la technique, c’est de remettre la France sur la pente de la croissance et ainsi d’attaquer enfin le problème du chômage.