Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Les Echos" le 20 octobre 1999, sur la politique de l'innovation, notamment les aides aux entreprises innovantes et la comparaison avec les Etats-Unis en matière de création d'entreprises.

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Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - Ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Les Echos : Avec votre loi sur l’innovation, adoptée l’été dernier, estimez-vous la France suffisamment armée pour encourager l’innovation technologique ?

Claude Allègre : Incontestablement oui. Dans un pays où – contrairement à l’Angleterre ou à l’Allemagne – la grande majorité des acteurs de la recherche publique sont fonctionnaires, donc astreints à des règles strictes, il fallait une loi pour débloquer la situation. Celle-ci lève tous les verrous qui bloquaient les initiatives des porteurs de projets, qu’ils soient chercheurs, ingénieurs, étudiants, entrepreneurs ou salariés. Elle organise le rapprochement entre la recherche publique et l’entreprise. N’oublions pas que ce sont souvent les laboratoires de recherche qui sont à l’origine des plus belles réussites économiques, qu’il s’agisse des technologies de l’information ou des biotechnologies ! La Silicon Valley, c’est Stanford, la route 128, c’est le MIT. La loi autorise et même encourage la mobilité des chercheurs vers l’entreprise, tout en leur permettant de conserver leur statut. Pour bien apprécier le bouleversement qu’une telle mesure constitue, il faut savoir qu’avant la loi, un chercheur qui participait à la création d’une entreprise s’exposait à des sanctions disciplinaires, voire pénales, pour prise illégale d’intérêts ! De même, la loi dote les universités de services de valorisation très autonomes en termes de budget et de recrutement. Imaginez la petite révolution que va constituer la création dans quelques grandes universités de ces incubateurs d’entreprises innovantes, aidant des étudiants à formaliser leur projet... et dirigés éventuellement par des cadres issus du secteur privé !

Les Echos : La loi prévoit aussi de nouvelles dispositions fiscales...

Claude Allègre : Nous avons mis en place un cadre juridique et fiscal global, mieux adapté à la réalité. Une entreprise innovante, souvent fondée par une seule personne, doit pouvoir faire appel à des capitaux privés importants sans perdre son autonomie. Le gouvernement a donc largement ouvert le statut de la société par actions simplifiées. Il a aussi assoupli le régime des BSPCE, qui permettent aux entreprises innovantes d’associer les salariés à leur réussite. Mais la loi ne peut pas tout. C’est pourquoi nous avons consacré 200 millions de francs à la création des incubateurs et des fonds d’amorçage ; plus de 12 projets sont en voie de constitution. L’organisation de réseaux de recherche doit, d’autre part, améliorer les rapports entre recherche publique et privée, tout comme la création de centres nationaux de recherche technologique.

Les Echos : Votre dispositif rencontre-t-il des réticences dans les milieux universitaires ? N’y a-t-il pas d’autre part un risque de saupoudrage des fonds publics ?

Claude Allègre : Les mentalités ont beaucoup changé. L’entreprise n’est plus taboue, ni pour les chercheurs ni pour les enseignants. Je pense que les résultats tangibles de la loi se feront sentir à l’automne prochain, notamment en termes d’emplois. Ce qu’il reste à faire évoluer en revanche, ce sont certaines rigidités administratives qui freinent l’esprit d’entreprise. Quant au risque de saupoudrage, je le réfute. Au contraire, l’argent est ciblé puisque nous avons procédé, par exemple, dans le cas des incubateurs, à une sélection très stricte des projets. Sur 35 dossiers, seuls 12 ont été retenus.

Les Echos : Pensez-vous que l’Etat d’une part et que les entreprises d’autre part jouent le jeu de l’innovation, pour être à la hauteur de la compétition mondiale ?

Claude Allègre : Oui, je crois qu’on arrive progressivement à un meilleur partage des rôles et des responsabilités. Pendant longtemps, l’Etat a voulu guider lui-même la recherche privée, distribuant presque tous ses financements à quelques grands groupes triés sur le volet, tout en se désintéressant des PME. Seule l’Anvar échappait partiellement à cette critique. Mais, dans l’ensemble, c’était un gâchis considérable ! Aujourd’hui, c’est grâce à la créativité et à la flexibilité de ses PME qu’un pays peut conserver son avance technologique et gagner des parts de marché. Regardez ce qui se passe depuis dix ans dans les nouvelles technologies avec la multiplication des rachats de start-up qui ont réussi ! La plupart des grandes entreprises françaises ont bâti leur prospérité sur leur bonne gestion, mais elles ne sont pas formées au risque inhérent à l’innovation. C’est une erreur de miser sur elles dans ce domaine, alors qu’elles savent au contraire très bien faire du développement, en rachetant précisément des PME innovantes. Depuis deux ans, nous avons donc recentré le rôle de l’Etat dans la recherche industrielle, via les réseaux de recherche technologique (et bientôt les CNRT) et en réorientant les aides vers les PMI-PME. Les rôles sont clairs, désormais. A l’Etat, la définition d’un cadre incitatif et la mise en place de règles du jeu transparentes et équitables. Aux entreprises le soin de formuler leurs attentes à l’égard de la recherche publique et de doper leur propre capacité d’innovation. Ce n’est quand même pas à l’Etat de définir la recherche privée ni de la financer.

Les Echos : Comment et en quoi la France peut-elle s’inspirer du dynamisme des Etats-Unis en matière de création d’entreprises ?

Claude Allègre : S’il y a une leçon à retenir des Etats-Unis dans ce domaine, c’est bien que l’Etat ne peut pas – et ne doit pas – tout faire. L’innovation, ce n’est pas seulement une question d’argent, c’est d’abord une question d’imagination et celle-ci ne se décrète pas ! Mais il ne faut pas avoir de complexes. Il y a en France énormément d’initiatives et d’énergies qui ne demandent qu’à s’investir dans des projets, pour peu qu’on leur en laisse la possibilité. Regardez le concours de création d’entreprises que j’ai organisé : plus de 2.000 projets reçus, 250 lauréats retenus, 80 entreprises créées dans les mois à venir, et sans doute près de 300 l’an prochain. Alors que, sur les dix dernières années, seules 350 entreprises de haute technologie venant du secteur public ont vu le jour. Le ministère n’a pas dépensé des millions pour chaque lauréat. J’ai même exigé que les porteurs de projets trouvent aussi des financements privés. De la même façon, quand nous aidons les incubateurs, les fonds d’amorçage et les fonds de capital-risque à démarrer, nous ne nous substituons pas aux investisseurs privés. Nous atténuons une partie des risques, tout en exigeant un remboursement en cas de réussite.

Les Echos : Quelle place l’Etat doit-il alors conserver ?

Claude Allègre : Il reste indispensable. C’est là où je suis plus nuancé sur le système américain. Si on examine de près ce qui se passe là-bas dans certains domaines (les sciences de la vie, l’ingénierie de haute technologie, l’informatique), on s’aperçoit que l’accroissement de la part des financements privés dans la recherche académique et exploratoire a des conséquences très négatives sur le caractère public et diffusable du progrès scientifique. Les entreprises qui financent ces recherches veulent, et c’est logique, protéger les résultats acquis et déposent des brevets sur ces connaissances. Si l’on n’y prenait garde, on risquerait d’assister – comme l’illustre le cas des droits exclusifs accordés à la société Décode Génétics sur les données médicales et génétiques de la population islandaise – à la privatisation et au morcellement de la recherche fondamentale, préjudiciable au progrès scientifique lui-même. D’où notre volonté d’organiser le partage de la propriété intellectuelle au sein des réseaux de recherche.
J’ai enseigné dans les plus grandes universités américaines (MIT, Cornel, Caltech) et je peux vous dire qu’il ne faut pas copier le système américain. En France, l’histoire des mentalités est autre. Notre objectif, c’est d’obtenir les mêmes performances en prenant une voie qui nous est propre.

Les Echos : Comment, selon vous et concrètement, améliorer l’efficacité de l’Anvar ?

Claude Allègre : L’Anvar a beaucoup évolué depuis sa création. Créée pour assurer la valorisation des travaux de la recherche publique, elle a, depuis vingt ans, développé des procédures d’aide à l’innovation reconnues, et s’est imposé comme un acteur à part entière dans le soutien aux entreprises. A l’avenir, je souhaite qu’elle renforce son action en direction des universités et des organismes de recherche. Entendons-nous bien : je ne dis pas que l’Anvar doit gérer les activités de valorisation à leur place mais qu’elle doit participer à la mise en place des incubateurs, voire des fonds d’amorçage. Elle travaille déjà en ce sens, en organisant le concours de création d’entreprises. L’Anvar doit aussi assortir ses aides d’un véritable suivi des entreprises tout au long de leur croissance.