Texte intégral
L’Europe a beaucoup changé au cours des dix-huit derniers mois. Au printemps 1997, l’euro n’était encore qu’un projet à l’avenir incertain, l’Europe continentale continuait d’être à la traîne de la croissance mondiale, et le paysage politique restait dominé par une alliance plutôt hétéroclite de conservateurs. Aujourd’hui l’euro est devenu réalité, et une Europe gouvernée à gauche ou au centre-gauche est un moteur de croissance dans une économie mondiale gagnée par la crise. Je voudrais aborder ici les problèmes de politique nationale et internationale auxquels doit aujourd’hui faire face cette nouvelle Europe. Je définirai brièvement les enjeux. J’examinerai ensuite les orientations de la nouvelle gauche européenne, puis présenterai mon point de vue sur les dilemmes de la politique macro-économique, et pour terminer, j’évoquerai les questions internationales actuelles.
Les enjeux
En l’espace de quelques mois, la situation européenne a donc radicalement changé, dans un sens favorable de mon point de vue. Toutefois, il nous est interdit de nous reposer sur nos acquis et de faire de l’autosatisfaction. Bien au contraire, trois raisons au moins poussent les dirigeants politiques européens à prendre conscience de leur responsabilité historique :
- avec la création de la monnaie unique, nous avons engagé l’une des entreprises économiques les plus ambitieuses que l’on puisse imaginer. La recherche nous a beaucoup appris sur l’union économique et monétaire et sur son fonctionnement futur. Mais nous en ignorons encore de nombreux aspects, ne serait-ce que par l’impossibilité de tester in-vitro le fonctionnement réel des règles et des institutions. Désormais, c’est à nous qu’incombe la tâche de faire fonctionner ces institutions, de garantir que l’euro sera un succès et que dans un contexte non-inflationniste, il contribuera à stimuler la croissance, et à combattre le principal fléau auquel l’Europe est confrontée, le chômage ;
- les récentes crises financières nous rappellent avec force à quel point le système économique mondial est fragile. La croissance mondiale s’est considérablement ralentie et beaucoup de ce que la grande majorité des économistes en étaient venus à considérer comme acquis - l’accentuation de la mondialisation, la croissance sans limites des économies émergentes, le rôle bénéfique d’une libéralisation totale des mouvements de capitaux - est remis en question par les événements survenus en Asie et ailleurs. La croissance et la stabilité financière dans le monde sont en question, et les fondations qui avaient été posées à Bretton Woods, sur lesquelles la prospérité de l’économie mondiale a été bâtie pendant des décennies, doivent de tout urgence être remises en état. En tant que région dotée de perspectives de croissance tout à fait encourageantes et en tant que père fondateur des institutions financières internationales, l’Europe a une responsabilité toute particulière à cet égard ;
- troisième raison, et non des moindres, les gouvernements européens d’aujourd’hui font preuve d’un degré rare d’homogénéité intellectuelle. L’époque est révolue où la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et la France de François Mitterrand mettaient en œuvre des politiques presque radicalement opposées. Aujourd’hui, les socialistes ou les sociaux-démocrates sont au pouvoir dans treize des quinze pays-membres, et même si certains se présentent comme de gauche, tandis que d’autres préfèrent parler de centre-gauche, ils ont bien des points communs. Nous, la gauche européenne, avons bien entendu des raisons de nous réjouir de cette convergence, mais nous ne devons pas nous cacher qu’elle a fait en même temps peser un poids plus lourd sur nos épaules : c’est nous, et nous seuls, qui seront comptables de la prospérité de nos concitoyens. Nous ne pourrons rejeter la faute sur aucun bouc émissaire.
Un enjeu de dimension historique, une crise de grande ampleur, et une unité de vues assez forte pour rendre une action conjointe possible. Voilà une combinaison à laquelle les gouvernements sont peu habitués. Il s’agit d’être à la hauteur de la situation.
La doctrine économique de la nouvelle gauche européenne
Le premier thème que je souhaiterais aborder est celui de la doctrine économique de la nouvelle gauche européenne. Je suis surpris de la propension qu’ont les conservateurs à caricaturer les socialistes et les sociaux-démocrates, et à nous présenter comme des hommes politiques à l’ancienne, portés sur l’impôt et la dépense publique. Je n’ai pas l’intention de consacrer trop de temps à notre défense. J’invite simplement les commentateurs à examiner de plus près l’appareil intellectuel de la gauche européenne. Il a changé.
Depuis la fin des années soixante, lorsque Milton Friedman écrivait son fameux article sur le rôle de la politique monétaire, le débat sur la politique économique est dominé par l’opposition entre les partisans du marché et les partisans de l’État-providence. Ce débat n’est pas terminé, car il ne peut pas se terminer, mais il a perdu de sa vigueur et de sa pertinence. Comme Avinash Dixit l’a écrit dans un livre récent1, « nous sommes bien obligés d’admettre que les marchés et les États sont tous les deux des systèmes imparfaits ; qu’on ne peut se passer ni des uns, ni des autres ; et que le fonctionnement des uns est fortement influencé par celui des autres. » Ces idées relèvent bien entendu du simple bon sens, mais il n’est pas inutile de les rappeler face aux fondamentalistes du libre marché, à un moment où l’on s’attelle à des problèmes tels que la croissance et l’inflation en Europe, ou à la réforme de l’architecture du système financier international. Pour la nouvelle gauche européenne, les marchés ne sont pas des icônes qu’il faudrait soit détruire, soit vénérer. Elle les considère comme des institutions essentielles d’une économie moderne, dans le fonctionnement desquelles les gouvernements devraient s’abstenir d’interférer, mais aussi comme des institutions qui ne sont pas infaillibles, dans l’architecture desquelles les gouvernements peuvent être conduits à prendre leurs responsabilités, afin de définir et de faire appliquer quelques règles de base - c’est le rôle par exemple de la politique de la concurrence -, et de corriger des dysfonctionnements liés à l’existence d’externalités, ou à l’incomplétude des marchés. La gauche européenne a rompu avec une longue tradition de méfiance et d’interventionnisme envers les marchés. Elle ne pose plus de postulat que les gouvernements sont parfaitement informés et qu’ils sont à l’abri de l’influence de groupes d’intérêts. Mais dans le même temps, elle a perdu tous ses complexes à l’égard de l’idéologie du libre marché, et elle est prête à réformer les structures des marchés lorsque cela s’avère nécessaire.
Dans le domaine macro-économique, la nouvelle gauche européenne adopte une approche similaire. Nous sommes autant attachés que quiconque à la culture de stabilité et à une gestion responsable des finances publiques. Plusieurs gouvernements de gauche en ont payé le prix politique. Il en a été ainsi dans ce pays où, sous la présidence de François Mitterrand, des gouvernements socialistes ont opéré un changement de cap décisif en, direction de la désinflation et de la stabilité des taux de change. Cela est vrai aussi de l’Italie, qui a engagé puis suivi une politique de rigueur budgétaire lorsqu’elle était dirigée par des gouvernements de centre -gauche, notamment celui de Romano Prodi, et de plusieurs autres pays européens. C’est somme toute logique, dans la mesure où personne n’a jamais démontré que redistribuer les richesses par le biais de l’inflation ou de l’augmentation de la dette publique fait progresser la justice sociale. Bien au contraire, laisser indéfiniment s’accumuler la dette publique a un effet redistributif négatif sur les générations futures, empêche l’État d’investir pour l’avenir, et incite le secteur privé à préférer les placements d’État sans risque aux investissements plus risqués dans le secteur productif. Je ne vois absolument pas pourquoi la gauche devrait associer son nom à des politiques qui vont à l’encontre de la justice sociale, et qui favorisent les comportements de rentier. C’est pourquoi il est paradoxal que les commentateurs persistent à douter de la sincérité de notre engagement. J’encourage d’ailleurs les économistes à se livrer à une comparaison systématique des résultats macro-économiques récents des gouvernements sociaux-démocrates et conservateurs en Europe. Je suis certain qu’il apparaîtrait que la stabilité des prix et la rectitude des politiques budgétaires ne sont ne rien associés à la droite.
Cet engagement ne veut toutefois pas dire que les gouvernements et les banques centrales doivent oublier qu’ils ont un rôle à jouer dans la gestion du cycle économique. Ce n’est pas parce qu’elles doivent garantir la stabilité des prix que les banques centrales doivent rester les yeux étroitement rivés sur les seuls prix, surtout lorsque l’inflation est faible et en recul. Cet engagement ne veut pas non plus dire que la politique budgétaire n’a aucun rôle à jouer dans le cadre de l’union économique et monétaire. Au contraire, tant la théorie que l’expérience laissent penser que la politique macro-économique gagne en efficacité lorsque les autorités ne s’écartent pas d’objectifs à moyen terme bien définis.
Ainsi, notre culture a évolué tant au plan micro-économique que macro-économique. Et ma lecture (incomplète, je l’avoue) de la recherche contemporaine m’incite à penser que nous sommes beaucoup plus proches des résultats de ses travaux que ne le pensent la plupart des gens. L’archaïsme et la modernité ne sont pas toujours là où on les attend.
Politique économique et croissance en Europe
Je vais maintenant aborder une question plus concrète, à savoir les dilemmes de la politique macro-économique en Europe aujourd’hui.
L’architecture que nous avons mise au point pour l’élaboration de la politique macro-économique au sein de la zone euro, repose sur des fondations solides : un partage net des responsabilités entre les autorités budgétaires des États-membres et l’autorité monétaire européenne, et une définition claire des objectifs que chaque intervenant doit poursuivre. Nous avons fait le choix d’une banque centrale indépendante, dont l’autonomie vis-à-vis des gouvernements nationaux et des institutions de l’Union européenne résulte d’un traité international. Cette indépendance est donc garantie plus solidement que partout ailleurs dans le monde. J’ai toutes les raisons d’être satisfait de ce choix, qui permettra à notre système de politique économique d’assurer la stabilité des prix. Nous avons inséré dans notre traité un code de politique budgétaire qui met l’accent sur le besoin de politiques responsables en matière de finances publiques, et nous avons élaboré une législation secondaire qui aidera les États-membres à tenir cet engagement. Comme je viens de le dire, c’est un objectif que je partage entièrement. Le programme de finances publiques à moyen terme que le gouvernement français a récemment adopté en est l’illustration2. Enfin nous avons créé une instance de coordination des politiques économiques, l’Euro-11, qui a fait des débuts prometteurs. Nous devons maintenant faire fonctionner ce système dans un contexte évidemment différent de celui que les architectes de Maastricht avaient à l’esprit lorsqu’ils ont rédigé le traité.
Le point de départ est facile à résumer. Depuis plusieurs trimestres, l’Europe a ressenti les effets de la crise asiatique, elle connaît maintenant un ralentissement modéré de sa croissance et une baisse significative de l’inflation. La crise russe, la tempête financière mondiale que cette crise a provoquée, et les conséquences encore incertaines de celle-ci sur l’économie réelle ont abouti à une détérioration des perspectives à court terme. Les prévisions diffèrent, mais nul ne conteste l’existence d’aléas négatifs. Comme l’ont souligné les communiqués du G7 d’octobre et novembre 1998, l’équilibre des risques s’est déplacé.
La question est de savoir comment la politique macro-économique peut gérer cet aléa négatif. Il importe de répondre à cette question d’abord parce que la situation économique mondiale est incontestablement sérieuse, mais aussi parce qu’une mauvaise réaction des politiques économiques enverrait un signal négatif fort quant à la capacité de l’union économique et monétaire de relever les défis de la politique macro-économique. C’est pourquoi, un intense débat politique a vu le jour dans la plupart et des pays européens, y compris en Allemagne, à la surprise de beaucoup. C’est un débat très pertinent. Pour parler simplement, la question à laquelle nous devons répondre est de savoir si nous devons adopter le dosage politique budgétaire laxiste/politique monétaire restrictive pratiqué par le tandem Reagan-Volcker ou le dosage inverse, qui a été choisi par le tandem Clinton-Greenspan ? Nous ne devons bien évidemment pas perdre de vue les différences de situation, mais je suis convaincu que le dosage de politique le mieux adapté à l’Europe d’aujourd’hui est beaucoup plus proche de la seconde ce que de la première de ces expériences.
La réponse économique à la question est en effet très nette : dans les circonstances actuelles, la responsabilité de maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation doit incomber à la politique monétaire, tandis que, dans tous les pays où ajustements budgétaires sont encore en cours, la politique budgétaire doit conserver comme objectif la réduction du déficit public. Cette conclusion est difficile à contester, pour au moins quatre raisons :
- il n’y a pour le moment aucune menace visible sur la stabilité des prix dans la zone euro. L’inflation pour les douze derniers mois dans l’ensemble de la zone est inférieure à 1%. S’il y a lieu de s’inquiéter c’est parce que, même sans tenir compte des distorsions tenant à la mesure de l’évolution des prix, l’inflation est maintenant significativement au-dessous du plafond de 2% retenu par la Banque centrale européenne ;
- l’ajustement budgétaire dans la zone euro n’est pas encore achevé, et il doit encore se poursuivre jusqu’à ce que nous atteignions une situation des finances publiques assainie, dans laquelle nous soyons en mesure de garantir que le ration de l’endettement public reste en moyenne stable sur un cycle dans des pays où son niveau ne pose pas de problème, et qu’il diminue dans les pays où il est trop élevé (ou dont les comptes publics sont affectés par la charge des engagements implicites au titre des retraites). L’orientation inverse affecterait la capacité des États-membres à recourir à une politique budgétaire plus active en cas de choc asymétrique ;
- le choc auquel nous sommes actuellement confrontés peut être analysé comme la combinaison d’un choc de demande symétrique négatif, accompagné par un choc d’offre symétrique positif. Dans ce type de situation, la politique monétaire commune constitue un instrument approprié et elle est capable de faire face rapidement, en même temps, aux chocs d’offre et de demande, de façon totalement symétrique ; au contraire, compter sur des politiques budgétaires nationales pour mettre au point une réponse coordonnée demanderait une énergie considérable et pourrait distraire les gouvernements nationaux des objectifs internes sur lesquels ils doivent concentrer leur attention ;
- de nombreux économistes ont depuis un certain temps averti que dans ses débuts, l’euro pourrait subir des pressions à la hausse, en raison d’un déplacement de la demande d’actifs vers des placements libellés en monnaie européenne. La théorie ne donne pas à cette question de réponse tranchée, mais l’évolution récente tend à souligner ce risque, puisque la situation initiale est caractérisée par des perspectives d’affaiblissement de la croissance en Amérique et des déséquilibres significatifs de la balance des paiements courants entre les États-Unis et l’Europe. Quelle que soit l’amplitude de cette éventuelle pression, la politique macro-économique ne doit certainement pas prendre le risque de la favoriser en adoptant une combinaison de politique budgétaire laxiste et de politique monétaire restrictive, qui ne pourrait que favoriser une appréciation de l’euro.
Ces quatre raisons me conduisent à conclure sans ambiguïté en faveur d’une politique monétaire commune qui demeure fidèle à sa mission d’assurer la stabilité des prix, en veillant parallèlement à maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation, et pour des politiques budgétaires qui continuent à viser l’ajustement requis en matière de finances publiques.
Toutefois ce qui, dans un pays, peut être le résultat naturel d’un dialogue permanent entre le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale, est beaucoup plus exigeant dans la zone euro, par la nécessité de coordonner les décisions de onze gouvernements nationaux et d’une Banque centrale indépendante. Or personne n’a encore l’expérience concrète des règles du jeu. Cela représente pour nous un défi important, car en l’absence d’une coordination effective, des doutes de chacun sur l’attitude des autres acteurs pourraient conduire les autorités responsables à adopter collectivement un dosage de politique économique sous-optimal. Les conséquences d’un tel choix de fait pourraient s’avérer significatives, comme cela s’est déjà produit à plusieurs occasions, notamment lors de l’expérience Reagan-Volcker ou lors de la réunification de l’Allemagne. Cela créerait aussi un précédent négatif quant à la qualité des politiques économiques en Europe.
C’est précisément parce que nous avons pensé que des situations de ce type pourraient se produire que, juste après la formation du gouvernement de Lionel Jospin, nous avons insisté sur la nécessité d’une coordination des politiques économiques en Europe et que nous avons proposé la création de l’Euro-11. La situation à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés nous rappelle avec insistance combien nous avons besoin d’institutions de coordination efficaces entre les onze gouvernements de la zone euro, ainsi qu’entre eux et la BCE. C’est seulement si nous créons un climat de dialogue, et de confiance mutuelle dans la capacité des partenaires à assumer leurs engagements, que la zone euro sera en mesure de définir et de mettre en œuvre des politiques appropriées dans le contexte actuel.
Je suis profondément convaincu que nous sommes capables de relever ce défi. La décision coordonnée de baisse des taux d’intérêt prise par les banques centrales le 3 décembre 1998, comme les engagements formulés par les ??? gouvernements de la zone euro dans le cadre de leurs ??? de finances publiques à moyen terme, ont clairement ??? qu’au sein de la zone euro, nous étions capables de formuler une stratégie économique adaptée à la situation et de la mettre en œuvre conjointement. Il y a quelques semaines, il n’était pas certain que nous fussions capables de bien réussir cette séquence, et il est de très bon augure pour l’avenir que nous l’ayons fait. D’autres étapes peuvent nous attendre, car le ralentissement économique est pour l’instant avéré et la situation internationale reste instable. Il nous faut les aborder dans le même esprit de dialogue constructif entre les gouvernements, et entre ceux-ci et la banque centrale. Un dialogue sans ambiguïté quant au rôle des différents acteurs et à l’indépendance dont ils jouissent en matière de décision. Mais un dialogue sans complaisance ni faux-fuyants dans l’analyse de notre environnement, des défis auxquels nous sommes confrontés et des choix qui s’offrent à nous.
Notre tâche est claire : il nous faut inventer, au jour le jour, les règles de la nouvelle politique économique européenne. Trouver des moyens d’assurer un dosage de politiques appropriées est un test clé pour l’union économique et monétaire. Les efforts que nous avons accomplis depuis la fin des années quatre-vingt ont créé les conditions d’un long cycle de croissance, de modernisation productive et de stabilité des prix en Europe. L’Europe est prête pour une nouvelle ère. Notre responsabilité historique est de faire en sorte de ne pas manquer cette occasion.
Une bonne combinaison de politiques macro-économiques ne suffira cependant pas à susciter la croissance. Quel que soit le rôle qu’elle a joué dans les résultats décevants de l’économie européenne au cours des années quatre-vingt-dix, nul ne peut sérieusement contester que les déficiences structurelles y ont également contribué. C’est pourquoi la gauche ne doit pas reproduire, en l’inversant, l’erreur de la droite qui, trop souvent, a mis en avant les problèmes structurels et minimisé le rôle des politiques macro-économiques dans la création d’un environnement propice à la croissance. Comme Tony Blair et Gordon Brown aiment à le souligner, nous devons également élaborer notre propre projet de réforme économique. C’est en associant un dosage macro-économique approprié et des réformes structurelles que nous créeront les conditions favorables à une réduction durable du chômage en Europe. Le rétablissement du plein emploi en Europe - seul objectif que nous puissions nous fixer- sera un processus de longue haleine et, pour cela, il nous faudra remédier à toutes les déficiences à qui contribuent au maintien d’un niveau de chômage élevé. Nous disposons déjà d’un instrument précieux, avec les lignes directrices pour l’emploi approuvées par le Conseil européen à la suite de la demande, formulée par le gouvernement français, d’un nouvel engagement européen pour réduire le chômage. L’importance accordée à l’emploi par Gerhard Schröder et Oskar Lafontaine assure que cet effort en vue de définir des stratégies et de recenser les meilleures pratiques, sera sans aucun doute poursuivi. La convergence vers les meilleurs résultats obtenus en matière d’inflation et de dette publique (ou « benchmarking », comme on dit dans le secteur privé) a créé une impulsion très forte, dans l’intérêt de tous les États-membres. La plupart des gouvernements ayant désormais l’emploi comme priorité commune, une course similaire en vue d’obtenir les meilleurs résultats dans ce domaine devrait à présent prévaloir en Europe.
La stabilité financière et monétaire internationale
Je souhaiterais terminer en abordant quelques-uns des problèmes internationaux qui sont au cœur de nos difficultés actuelles. Je suis convaincu que le processus de réforme de l’architecture monétaire et financière internationale enclenché il y a quelques mois doit être poursuivi et mené à son terme. Les réunions du G7 et du FMI, qui ont eu lieu en octobre à Washington, lui ont donné une nouvelle impulsion, mais il y a lieu de poursuivre les efforts pour asseoir la croissance et le développement mondiaux sur des bases renouvelées. Nous ne pouvons nous satisfaire d’un système dans lequel, sous l’effet de circonstances fortuites, le prix que les pays doivent payer pour les erreurs de politique économique est tantôt négligeable, tantôt colossal ; et où des marchés financiers d’une extrême sophistication s’avèrent incapables d’égaler les performances du système financier du XIXe siècle, qui pendant des décennies a été en mesure de transférer des montants considérables d’épargne des pays dans lesquels elle était surabondante, vers les pays avides d’investissements.
La récurrence de crises dont le coût retombe fréquemment sur les fractions les plus pauvres de la population ne se traduit pas seulement par une perte économique et sociale très importante. Elle sape également la confiance des peuples dans les bénéfices à attendre de la mondialisation et le soutien qu’ils peuvent lui apporter. Comme je l’ai déjà dit lors des réunions de Washington, l’alternative d’aujourd’hui n’oppose plus économie de marché et économie planifiée. Elle est entre des marchés dont le fonctionnement favorise le développement parce qu’ils sont organisés et le rejet d’une libéralisation du marché perçue comme un facteur d’instabilité. Notre objectif final ne doit pas être de tourner le dos à la mondialisation, mais plutôt d’en faire un moteur de la croissance et du développement. Pour dire les choses plus simplement, nous voulons davantage d’échanges de biens et de capitaux, pas moins. Il est clairement nécessaire de maîtriser les afflux de capitaux soudains et déstabilisateurs, mais les pays ont tous, au même titre, intérêt à trouver les moyens permettant que des flux financiers importants se dirigent vers les pays émergents et les pays en développement. Ne l’oublions pas au moment de concevoir de nouvelles règles du jeu.
Pour toutes ces raisons, il nous faut maintenant définir et mettre en œuvre les réformes nécessaires pour renforcer les relations financière et monétaires internationale et les rendre plus favorables à la croissance et au développement. La tournure prise par les discussions intervenues au cours des derniers mois donne à penser que parmi les pays européens et les membres du G7, le degré de consensus est maintenant plus élevé qu’il ne l’a été pendant très longtemps. Le communiqué du G7 publié en novembre en atteste. Personne ne conteste plus sérieusement la nécessité d’exiger une plus grande transparence de la part des institutions engagées dans les transactions financières internationales et d’imposer des obligations en matière de communication des informations financières. Personne ne remet en question le fait qu’il y a d’importantes conditions préalables à la libéralisation des marchés des capitaux dans les pays émergents, et que même lorsque ces conditions sont réunies, il est fortement recommandé d’observer une grande vigilance et d’adopter une approche graduelle. Personne ne met plus en question la nécessité d’un FMI fort, reposant sur une assise politique légitime et responsable, et disposant des moyens suffisants pour faire face à de soudaines vagues de sortie de capitaux atteignant un grand nombre de pays. Personne ne conteste la nécessité d’associer le secteur privé à la résolution des crises, afin de limiter le risque de renflouement des investisseurs imprudents à l’aide des fonds publics. Lorsque ces idées ont été émises il y a quelques mois par des universitaires ou par des gouvernements, dont celui auquel j’appartiens, elles ont fréquemment été taxées d’hérétiques par les fondamentalistes du libre marché. Elles commencent à faire partie d’un nouveau consensus international, et nous cherchons actuellement les moyens de les concrétiser. La France a joué un rôle actif en formulant des propositions, telles que celle visant à transformer le comité intérimaire du FMI en un véritable organe directeur, comme l’illustre le mémorandum français appelant à une initiative européenne3. Ses idées ont été largement reprises en Europe, notamment dans un document adopté à la fin 1998 au Conseil européen de Vienne, qui se fonde très largement sur le mémorandum français.
Venons-en maintenant aux régimes et aux politiques de change. La crise asiatique et l’onde de choc qui a suivi ont suscité de profondes interrogations quant au caractère approprié de nos dispositifs de change. Dans la foulée de la crise, ces préoccupations ont été reléguées au second plan par l’urgence des problèmes financiers, mais nous ne devons pas oublier que la conjonction entre une appréciation importante du dollar et des politiques d’ancrage au dollar plus ou moins rigides en Asie a été l’une des causes directes de la crise. Dans ce contexte, l’avènement de l’euro devrait être l’occasion de revoir les dispositifs de change en place dans les pays émergents, et d’étudier les moyens de les améliorer. Ce problème a été mis en relief par Oskar Lafontaine et la nouvelle équipe au pouvoir en Allemagne, et je partage ce souci. Je souhaiterais dessiner les grandes lignes des quatre principales tâches qui nous attendent.
- La question du futur rôle international de l’euro et celle de la politique de change de la zone euro ont fait l’objet de larges débats parmi les experts, et deviennent de plus en plus des enjeux concrets. Après des années d’efforts presque entièrement consacrés à organiser le fonctionnement interne de l’Union économique et monétaire, les responsables politiques européens s’attachent de plus en plus aux aspects internationaux de la question. La première étape à cet égard consistait à se mettre d’accord sur les moyens efficaces d’organiser la représentation extérieure de la zone euro. Nous avons accompli des progrès importants dans ce sens au cours des derniers mois et le conseil ECOFIN est parvenu en décembre à un accord sur les principes d’une représentation externe de la zone euro. Cette solution, repose tout d’abord sur un principe indiscutable : il est indispensable que les questions-clés touchant à l’euro soient systématiquement discutées et fassent l’objet d’un accord au sein de l’Euro-11 : unité de langage, mais aussi unité de voix. Elle retient ensuite, pour la représentation extérieure de la zone euro auprès d’instances de coopération comme le G7 (sauf bien entendu lorsque la présidence en est membre), afin que l’équipe de représentation externe de la zone euro comprenne toujours un des pays qui ont une expérience directe de la coopération économique et financière internationale. Cela garantit que la présidence et l’un des membres européens du G7 auront à tout moment la capacité de s’exprimer au nom de la zone euro dans les affaires économiques internationales. Ainsi, nous avons apporté une réponse à la célèbre boutade de Henry Kissinger, qui demandait quel était le numéro de téléphone de l’Europe.
Nous devrons avoir à cœur de rechercher en collaboration avec nos partenaires américains, les moyens d’éviter de surcharger la représentation européenne qui comprendra aussi la BCE et la Commission. Mais il faut être bien conscient qu’un « G3 », comme cela a parfois été imaginé, n’aurait pas de sens en matière économique et financière. La décision monétaire est effectivement centralisée, mais pas les décisions budgétaires ni les décisions financières, et c’est une réalité dont notre représentation externe doit tenir compte. Nous devrons également résoudre la question de la représentation de la zone euro auprès du FMI et des autres organisations internationales.
- La deuxième tâche est de trouver un accord sur les caractéristiques de la politique de change de l’euro. Les experts ont longuement débattu pour déterminer si l’introduction de l’euro allait ou non induire de la stabilité des changes au niveau international, mais le rôle des responsables est de faire en sorte qu’il soit le moteur de relations plus satisfaisantes avec nos principaux partenaires. Notre premier souci doit être de veiller à ce que la naissance de l’euro, qui conduira inévitablement les intervenants sur le marché à reconsidérer la composition de leur portefeuille, intervienne dans un environnement monétaire international stable, notamment en ce qui concerne le taux de change euro-dollar. Comme je l’ai souligné, il est essentiel à cette fin d’adopter un dosage de politiques appropriées dans la zone euro. Mais il importe également de suivre l’évolution des marchés des changes et de se tenir prêts à recourir, le cas échéant, aux dispositions de l’article 109 du traité de Maastricht4. Il n’y a de mon point de vue aucune contradiction entre les objectifs de stabilité des prix et le degré raisonnable de stabilité des taux de change que nous devrions poursuivre. Il est évident que cela passe par la coopération entre les ministres de l’Euro-11, dont la responsabilité en matière de politique de change est clairement inscrite dans le traité, et la BCE qui a pour mission de préserver la stabilité des prix. Il faut clairement faire comprendre à nos partenaires et aux marchés que des spéculations au sujet d’un « benign neglect » européen sont déplacées. Je suis pleinement convaincu que la qualité de notre coopération interne sur les questions de taux de change contribuera grandement à stabiliser les anticipations des acteurs du marché.
- Une représentation efficace de la zone euro et une entente renforcée sur la politique de change de l’euro sont des conditions préalables à la troisième tâche, qui consistera à examiner les moyens d’améliorer les relations monétaires internationales avec nos partenaires du G7 et avec les principaux pays émergents. Les fluctuations des taux de change entre deux grands blocs de monnaies dont le cycle n’est pas synchronisé sont à l’évidence un phénomène naturel auquel on ne saurait s’opposer. Toutefois, il est nécessaire d’éviter une instabilité excessive. Un degré raisonnable de stabilité du taux de change entre le dollar et l’euro n’est pas uniquement requis au plan bilatéral. C’est également un « bien public » pour l’économie mondiale, qui profitera à un grand nombre de pays ayant des relations commerciales et financières diversifiées. L’Europe et les États-Unis ont conjointement pour mission de prodiguer ce « bien public » et, comme je l’ai déjà indiqué, nous devront débattre avec nos amis américains de la meilleure façon d’éviter que la coexistence de deux grandes zones monétaires, dont le degré d’ouverture est limité, ne donne lieu à une sorte de « benign neglect » réciproque.
- La quatrième et dernière tâche qui incombe à la communauté internationale est de réfléchir aux moyens d’améliorer les politiques de change des pays émergents. Pour chaque pays, il s’agit de définir à la fois le degré de flexibilité souhaitable, compte tenu de la crédibilité des autorités monétaires nationales, et le régime d’ancrage approprié au regard de la structure des échanges et des investissements. A l’évidence, un enseignement que nous pouvons tirer de la crise est que dans les pays dont la structure des échanges est diversifiée, des politiques d’ancrage rigide à une monnaie internationale donnée peuvent engendrer de sérieuses difficultés. Néanmoins, nous ne devrions pas commettre l’erreur d’aller trop loin dans le sens contraire, et de déduire de cette crise que seules des politiques de taux de change flottants doivent être poursuivies. Il est sans aucun doute nécessaire de poursuivre la réflexion sur ce point. S’agissant de l’Union européenne, cela signifie que nous devrions débattre avec nos voisins d’Europe centrale et orientale et des pays méditerranéens, afin de définir ensemble la meilleure façon d’organiser notre coopération monétaire avec eux. Il est tout à fait dans notre intérêt que la création d’une zone de stabilité des taux de change profite à nos partenaires.
Le programme de réforme financière que j’ai présenté dans les grandes lignes et les quatre mesures concrètes que j’ai proposées pour améliorer les relations monétaires devraient à mon sens être considérés comme des étapes dans la réalisation d’un objectif plus vaste : la mise en place de nouvelles fondations pour le système financier et monétaire international. Cet objectif est assurément très ambitieux, car les historiens affirment que la plupart des tentatives entreprises à l’époque moderne pour organiser les relations monétaires internationales ont échoué, à deux exceptions près : la conférence de Bretton Woods en 1944 et le traité de Maastricht en 1991. Les pessimistes tireront comme leçon du passé que nous devrions laisser le système monétaire mondial continuer à évoluer selon sa dynamique propre. Ceux qui, comme moi, sont convaincus que l’élaboration d’arrangements monétaires et financiers pour l’économie mondiale du XXIe siècle est une tâche trop importante pour être indéfiniment ajournée, tireront du passé la leçon contraire : il s’agit de l’entreprise collective de toute une génération, tout comme l’était la construction européenne pour les pères fondateurs de l’Union européenne dans les années cinquante. C’est précisément parce qu’elle prendra beaucoup de temps que nous devons nous mettre à la tâche sans tarder et mon ambition est qu’avec Gordon Brown, Carlo Ciampi, Oskar Lafontaine et nos autres collèges, nous dessinions les fondements de cette réforme essentielle.