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Stéphane Paoli : Alors que dans les rues de Seattle, la voix des citoyens couvre celle des consommateurs, les négociateurs de l'OMC, qui disent tous, et jusqu'au Président Clinton, entendre ces revendications citoyennes, ont-ils néanmoins entamé un bras de fer sur les enjeux du commerce mondial ?
En ligne à Bruxelles, A. Madelin, président de Démocratie Libérale. Comment le libéralisme va-t-il composer avec cette exigence citoyenne qui se manifeste pour la première fois de cette façon-là ?
Alain Madelin : Qu'est-ce que vous appelez « exigence citoyenne » ? Une exigence de débat mais, attendez, la démocratie, elle a besoin de laisser de la place à l'expression de toutes les opinions, des minorités, des porteurs de pancartes mais, en revanche, je ne crois pas à la démocratie des porteurs de pancartes et des manifestations. Ceux qui manifestent bruyamment - les petits groupes - je comprends d'ailleurs qu'ils expriment des craintes, etc., qu'il faille y répondre mais, aucun cas, ils ne représentent les citoyens.
Stéphane Paoli : Vous n'avez pas l'impression qu'il est en train de se passer, en ce moment à Seattle, un phénomène politique important dans la rue ?
Alain Madelin : Avec le miroir déformant des médias, et particulièrement des médias français, vous pouvez avoir cette impression. Je suis aujourd'hui à Bruxelles. Je vois les parlementaires européens, je vois ce que dit la presse ailleurs. Ici, tout le monde s'intéresse au fond du dossier, au fond du problème et ces manifestations apparaissent plutôt comme un épiphénomène.
Stéphane Paoli : Même si tout de même les autorités américaines ont éprouvé le besoin de placer Seattle en état d'urgence avec un couvre-feu, même si lorsque J. Bové, on l'évoquait à l'instant dans le journal de 8 heures, veut poser une question dans une conférence de presse et que sa simple présence provoque l'irruption des forces de sécurité ?
Alain Madelin : Oui mais enfin, écoutez, ce sont des techniques de provocation bien connues. C'est amusant, c'est intéressant pour vous sur le plan des médias, mais l'essentiel est ailleurs. L'essentiel, c'est de savoir si le libre-échange est positif, c'est de savoir s'il a besoin de règles et, s'il y avait échec à Seattle, qu'est-ce qu'il se passerait ? Eh bien, on remplacerait les rapports de droit que je souhaite dans le commerce international par des rapports de force et, comme cela est très souvent dit, ce sont notamment les pays les plus pauvres et les plus faibles qui en pâtiraient. Voilà l'essentiel du problème tel qu'il se pose à Seattle. Le reste, encore une fois, c'est une agitation sympathique, amusante mais ce n'est pas le problème.
Stéphane Paoli : Oui, sympathique, amusante. Pardonnez-moi d'être sceptique quant à cette analyse parce qu'il se passe vraiment quelque chose d'important et qui n'est pas simplement un phénomène médiatique. Y a-t-il possibilité de composer avec cette internationalisation des revendications parce que, ça, c'est une réalité ?
Alain Madelin : L'internationalisation des revendications, elles sont hétérogènes. Entre le défenseur des tortues et le défenseur du Roquefort, quel est le point commun ? Il faut, encore une fois, essayer d'être un peu sérieux dans cette affaire. Il y a comme une sorte d'exception française et, très souvent dans ces minorités citoyennes que vous évoquez, j'observe des rassemblements hétéroclites de gens qui se sont trompés sur tout, et notamment à Marrakech. Souvenez-vous, c'était il y a cinq ans. On nous expliquait avec la même force, avec la même véhémence que si l'on s'engageait dans l'OMC, eh bien ce serait le chômage aggravé en Europe, que nous allions subir la concurrence des pays pauvres, que ce serait un phénomène formidable de délocalisation, que tout le monde perdrait. Le résultat n'a pas été là. Les Cassandre du libre-échange se sont trompés. Les pays riches n'ont pas été détruits, l'Europe a retrouvé la croissance, la France retrouve l’emploi et les pays pauvres ont tiré globalement partie de tout cela. L'OMC, c'est 135 pays, 135 pays. II y a des grands, des très grands, il y a des tout petits, il y a des régimes politiques extrêmement différents. Si 135 pays aussi divers pensent que le libre-échange, c'est une bonne cause et qu'il y a besoin de règles de droit, c'est que vraisemblablement ils ne sont pas dans l’erreur.
Stéphane Paoli : Mais comment expliquez-vous que, jusqu'au Président Clinton, tous ceux qui sont actuellement à Seattle disent : « On a entendu le message de la rue. On va inclure ces préoccupations, ces soucis dans nos réflexions sur les enjeux du commerce mondial » ?
Alain Madelin : Mais, attendez, elles sont incluses depuis le début. Le problème, c'est que les gens se disent : eh bien voilà, la déformation médiatique des enjeux de Seattle, il faut expliquer. Alors, il faut expliquer que le libre-échange est globalement positif. C'est un jeu gagnant-gagnant et que c'est, notamment, une chance pour les pays les plus pauvres. En tout cas, c'est comme cela que les pays le prennent. Ils se pressent à la porte de l'OMC pour rentrer dans l'OMC. L'OMC, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas la mondialisation, c'est la réponse à la mondialisation. C'est remplacer des rapports de force par des rapports de droit. II n'y a pas seulement le marché, il y a un droit défini en commun, des règles de droit sur lesquelles on se met d'accord. L'OMC n'est pas, contrairement à ce que l'on dit et ce que l'on croit parfois en France, une machine de guerre américaine. 100 des 135 pays de l’OMC sont des pays en développement dont 29 pays qui sont les moins avancés. L'OMC avance par consensus. Ce n'est pas un pays qui impose sa loi, c'est à l’unanimité que l'on impose. M. Moore, le directeur général de l'OMC, ce n'est pas le directeur de la « World Company », c'est un leader travailliste néo-zélandais, membre de l'International socialiste et son successeur, qui prendra bientôt sa succession, est un Thaïlandais qui est présenté comme le champion des pays en voie de développement. Et, depuis que l'OMC existe, les États-Unis ont particulièrement subi les foudres des règles de droit de l'OMC. Ils ont été condamnés et, le 27 septembre dernier, c'est un quart des exportations des États-Unis qui ont été condamnées et les États-Unis sont condamnés à revoir totalement leur système fiscal de soutien à l'exportation. Reconnaissez qu'il y a, là, quand même des faits dont on devrait parfois tenir compte.
Stéphane Paoli : Mais, pour essayer de comprendre les enjeux, décidément, est-ce que le libéralisme dans son principe, en tout cas au stade où on en est à Seattle, exclut la possibilité pour des citoyens de participer à des réflexions ? Après tout, on se pose bien la question de l'actionnariat des salariés dans l'entreprise. Pourquoi pas la présence des citoyens dans la négociation des enjeux économiques ?
Alain Madelin : Attendez ! La présence des citoyens ! Est-ce que ceux qui sont présents à Seattle, qui représentent les Nations, ne sont pas les représentants démocratiques des citoyens ? Donc, arrêtez de dire "présence des citoyens". Ce n'est pas une présence démocratique. Est-ce que vous voulez me faire dire, en revanche, que des minorités, quelles qu'elles soient, peuvent s'exprimer dans une démocratie ? Le libéral que je suis dit "oui" et, pour moi, ce que peut exprimer une minorité a autant d'importance que ce que peut dire une majorité. Donc, je suis d'accord avec ça mais arrêtez de fantasmer sur l'expression des citoyens.
Stéphane Paoli : 40 000 personnes dans la rue, c'est une belle minorité.
Alain Madelin : Mais 135 pays...
Stéphane Paoli : 134.
Alain Madelin : 135 pays qui se mettent d'accord pour essayer de faire avancer en commun le libre-échange, est-ce que ce n'est pas aussi une certaine représentation des États et des démocraties ?
Stéphane Paoli : Certains ironisent en disant "C'est Woodstock". N’empêche que Woodstock, 30 ans après, ça reste un phénomène culturel.
Alain Madelin : C'est un autre problème. Si vous voulez me faire dire qu'il y a là un phénomène culturel dont il faut tenir compte dans ces manifestations, la réponse est "oui" bien sûr. Oui parce que, là, il y a un problème. II y a une sorte d'anti-culture, d'incompréhension au monde qui se manifeste. Ce n'est pas nouveau mais cela mérite explication. Notez que, derrière tout cela, je ne veux pas balayer ça d'un revers de main. Il y a des questions légitimes qui se posent et qui se posent parfois avec pertinence et, justement, le propre d'une démocratie, d'un dialogue, c'est de pouvoir répondre à ces questions. C'est pour ça que je suis devant vous ce matin et c'est pour cela que, avec mes amis libéraux de Démocratie Libérale, nous avons entrepris, vous l'avez dit tout à l'heure, une grande campagne d'information, de réponses, de dialogue sur Internet. La méthode moderne, aujourd'hui, du dialogue international, c'est Internet. Eh bien nous, on dialogue. On dialogue avec tout le monde. Rendez-vous, eh bien devant vous, mais rendez-vous aussi sur le Net.
Stéphane Paoli : Oui. C'est d'ailleurs par le Net et par Internet aussi qu'il y a eu l'internationalisation de la protestation.
Alain Madelin : Bien sûr, bien sûr.
Stéphane Paoli : Une dernière chose concernant l'Europe. P. Lamy, là, vient de faire des propositions pour une baisse des subventions. Cela semble un peu agiter justement Bruxelles.
Alain Madelin : C'est des questions qui sont légitimes. Je veux dire, est-ce que l'on veut une agriculture subventionnée qui désorganise les marchés mondiaux agricoles ? La question, elle mérite d'être posée. II y a plusieurs réponses possibles. Ce n'est pas l’Europe d'ailleurs qui subventionne son agriculture. Tout le monde la subventionné ou triché un peu, à commencer d'abord par les Américains. Peut-on envisager à terme une réduction des subventions, une agriculture non-subventionnée qui laisse un peu plus de place aux productions agricoles des pays pauvres ? Voilà une question légitime.
Stéphane Paoli : Et vous pensez que l'Europe va vers une agriculture non subventionnée ?
Alain Madelin : L'Europe va vers une agriculture non subventionnée. L'agriculture européenne a eu d'immenses mérites mais on a continué un peu trop longtemps un système de soutien de la production par les primes. Moralité, on a provoqué des surproductions. On a provoqué des exportations qui étaient un peu européennes, qui étaient un peu du dumping, comme d'ailleurs le sont aussi les exportations américaines. On a désorganisé l'agriculture des pays pauvres et, aujourd'hui, on s'intéresse à un nouveau concept. ça s'appelle, ici, "la multifonctionnalité de l'agriculture". D'un côté, l'agriculture produit des produits. Eh bien, il doit le faire avec un prix rémunérateur mais un prix de marché et, de l'autre côté, il rend aussi un certain nombre de fonctions d'utilités collectives - l'aménagement du territoire, l'entretien du paysage - et celles-ci peuvent mériter des mesures de soutien, mais ce sont des mesures de soutien nationales ou européennes - qui ne désorganisent pas les marchés mondiaux.