Texte intégral
Entretien avec RFI (Paris, 6 février 1998)
RFI : Comment le ministre des affaires que vous êtes se félicite-t-il de l’émotion actuelle de la crise du Golfe, dans la mesure où les États-Unis et la Grande-Bretagne semblent mettre un bémol, mais un bémol seulement, à leurs déclarations tonitruantes ?
Hubert Védrine : Ce serait aller trop vite en besogne. Cela reste une crise d’une extrême gravité, avec un vrai problème sur le fond qui n’est pas résolu, qui est celui de l’accès par la Commission de contrôle d’un certain nombre de sites en Irak, suspectés par cette même Commission de receler éventuellement des stocks et des installations chimiques ou bactériologiques. Sur ce point particulier, il n’y a pas du tout de divergences au sein du Conseil de sécurité. Les cinq membres permanents, comme d’ailleurs à peu près tous les autres pays, considèrent que ce contrôle doit avoir lieu. D’ailleurs, vous savez que la Commission de contrôle a réussi à détruire plus d’armes depuis qu’elle existe, depuis la fin de la guerre du Golfe, que ce qui a été détruit pendant la guerre. Donc cela justifie la poursuite de son activité. Là où il y a des divergences d’approche, c’est sur la façon de régler cette crise qui est le refus irakien pour le moment de laisser contrôler ces sites. Il y a eu un petit pas en avant du côté irakien, un petit changement de ton du côté des États-Unis et de la Grande-Bretagne… Mais c’est tout pour le moment.
RFI : Monsieur le ministre, sur la menace de Saddam Hussein, est-elle vraiment si importante comme le disait l’autre jour le Premier ministre ? A l’évidence, Monsieur le ministre, il y a des zones d’ombre qui subsistent dans l’armement irakien, mais à la lueur des rapports que vous avez réellement de la Commission d’évaluation de l’ONU, ces zones d’ombre justifient-elles éventuellement de tels bombardements et une telle riposte ?
Hubert Védrine : Non, ce n’est pas ce que j’ai dit, les incertitudes et les soupçons justifient amplement que la Commission de contrôle puisse aller au bout de son investigation. Je rappelle que c’est à la fin de la guerre du Golfe, quand il a été découvert à cette époque que l’Irak avait fabriqué de vrais programmes d’armes de destruction massive dans des proportions considérables, tout cela n’ayant aucune espèce de rapport avec les besoins légitimes de l’Irak pour se défendre, qu’a été adopté un certain nombre de résolutions et créée la Commission de contrôle. Elle a fait un énorme travail sur le balistique et sur le nucléaire. Maintenant les soupçons sur le chimique et sur le bactériologique sont des soupçons sérieux, partagés par la Commission de contrôle et par les inspecteurs représentant une trentaine de nationalités. Donc cette partie-là est sérieuse. Je ne sais pas si l’extrapolation de quelques Britanniques sur les stocks manquants, permettant de faire ceci ou cela. Je ne sais pas si c’est prouvé dans le détail. Ce n’est pas le problème. Ce qui est vrai c’est qu’il y a un soupçon suffisant pour que ce soit nécessaire d’aller jusqu’au bout de ce contrôle. Là-dessus, encore une fois, il n’y a pas de doute. Les Russes pensent la même chose, les Chinois aussi sur la nécessité d’un contrôle complet par rapport à ces risques.
RFI : Alors vous-mêmes vous êtes passé, sur les moyens, d’une position relativement réservée, en disant que toutes les options étaient ouvertes à un refus pur et simple d’une intervention militaire et cela en quelques jours. Quels sont les éléments qui se sont passés ? Quels sont les événements dont vous avez eu connaissance qui ont permis cette évolution ?
Hubert Védrine : Notre position est très constante. Quand Madame Albright est venue à Paris, elle m’a expliqué la détermination américaine à recourir à la force si les sites n’étaient pas ouverts au contrôle dans un délai très bref. J’ai donc constaté – c’est les mots que j’ai employés ; bizarrement cela n’a pas été repris par les dépêches, donc ensuite on répète ma déclaration de façon incomplète –, que toutes les options sont ouvertes. Elles sont toutes ouvertes, puisqu’il y a des pays qui sont pour la diplomatie, mais il y en a d’autres – les États-Unis et la Grande-Bretagne – qui menacent d’employer la force. C’est un fait, je le constate. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai dit, depuis ce soir-là, qu’il fallait intensifier les actions diplomatiques et politiques. C’est pour cela que nous avons envoyé le secrétaire général du Quai d’Orsay, Bertrand Dufourcq, porteur d’un message du président de la République pour tenter de convaincre Saddam Hussein, qu’une fois de plus – parce qu’il l’a fait à plusieurs reprises dans le passé –, il faut finalement qu’il accepte les modalités d’inspections qui peuvent tout à fait se produire, et se dérouler en respectant la dignité de l’Irak.
RFI : Pensez-vous qu’il va s’y résoudre finalement ?
Hubert Védrine : Je l’espère vivement et nous faisons tout pour cela. Nous ne pouvons pas faire de calculs de probabilités. Mais je le souhaite vraiment de toutes mes forces. Il faut que l’Irak comprenne. Après tout, la crise de novembre dernier s’est dénouée également de cette façon-là : ils ne voulaient plus les inspecteurs américains ; ils ont fini par les accepter. Il y a quelques années, pendant plusieurs mois, ils avaient empêché complètement la Commission de travailler. Finalement, ils ont accepté. Je crois que c’est vraiment dans l’intérêt de l’Irak, dans l’intérêt de l’Irak de demain, dans l’intérêt du peuple irakien, dans l’intérêt de la région et à tous points de vue, de l’accepter. Tout le monde le souhaite, tous les pays arabes le souhaitent.
RFI : Monsieur le ministre, de quel délai dispose la diplomatie ? Madeleine Albright a parlé de semaines. Est-ce qu’à partir de la mi-février par exemple, on atteindra un seuil critique au terme duquel l’option militaire risque de l’emporter ?
Hubert Védrine : Pour le moment, je me refuse à me placer dans une telle hypothèse. Madame Albright a parlé de plusieurs semaines. La presse américaine alimentée – en fait, plus ou moins inspirée par je ne sais qui, par le Pentagone ou autre – parle de la mi-février. En réalité, je n’en sais rien et, de toutes façons, il n’y a pas de délai prédéterminé par qui que ce soit. Donc on ne peut pas s’inscrire dans une logique de ce type et on doit simplement poursuivre les efforts, sans se poser des questions de calendrier. Il n’y a aucun moment où il est trop tard pour faire des efforts si c’est encore possible de poursuivre. Il faut poursuivre obstinément.
RFI : Jusqu’où ira l’opposition française au recours à l’option militaire contre l’Irak ? Est-ce que cela implique un veto éventuellement en Conseil de sécurité de l’ONU ou même une condamnation française si l’éventualité se concrétisait ?
Hubert Védrine : Encore une fois, nous n’en sommes pas là et, si je répondais à cette question, cela voudrait dire que je me suis résigné. Je ne veux pas me résigner, la France ne s’est pas résignée et nous poursuivons nos efforts, nous les poursuivrons jusqu’à ce que nous ayons obtenu un résultat. Nous nous sommes interrogés publiquement sur le fait de savoir si un recours à la force réglerait le problème. Nous avons eu l’occasion de dire déjà, parce que les questions se sont posées, que peut-être cela réglerait certains problèmes, mais en créerait d’autres, peut-être encore plus graves. Donc ce n’est pas, à notre avis, la bonne solution. Voilà ce que l’on a dit. D’autre part, j’ai eu l’occasion de préciser déjà que, dans cette hypothèse, nous ne souhaitons pas, la France ne s’associerait pas à une telle action. Mais pour le reste, nous ne voulons pas aller au-delà parce qu’encore une fois, ce serait se placer dans l’hypothèse d’un échec des démarches actuelles.
RFI : Ne pas s’associer, cela veut-il dire : pas de veto et pas de condamnation ?
Hubert Védrine : La question que vous posez ne se poserait que s’il y avait au sein du Conseil de sécurité une discussion sur une résolution demandant l’emploi de la force au titre du chapitre VII de la Charte. Ce n’est pas le cas pour le moment. Les États-Unis n’ont pas cette intention.
RFI : Alors il y a un autre aspect à ce problème qui est quand même intimement lié, c’est celui de l’embargo. Aujourd’hui la France a fait savoir qu’elle entendait proposer à l’ONU que l’Irak puisse importer du matériel de forage et d’exploitation pour son pétrole. Cela fait partie de la résolution « pétrole contre nourriture ». Quel est le but de la diplomatie française ?
Hubert Védrine : Depuis le début, c’est vrai qu’il y a une gêne qui est l’obligation de faire renoncer les dirigeants irakiens à ces programmes d’armes de destruction massive, que rien ne justifie, et d’autre part, l’embarras dans lequel nous sommes quand nous voyons ces sanctions, malheureusement inévitables, dans ce cas particulier, portées sur le peuple irakien et leur faire endurer mille souffrances. C’est pourquoi la France était très favorable à la résolution 986 qui permet à l’Irak, malgré l’embargo de vendre deux milliards de dollars par semestre de pétrole pour pouvoir acheter de la nourriture, des médicaments, etc. et que nous militons activement au sein du Conseil de sécurité pour que ces dispositions soient très largement augmentées, tout au moins doublées. Donc, nous sommes maintenant pour un passage à plus de cinq milliards par semestre, mais nous butons sur un problème bizarrement : que cela excède les capacités actuelles irakiennes. Donc, d’une certaine façon, nous sommes favorables à la mise en œuvre de ce dispositif humanitaire qui a pour objet de corriger ce que les sanctions ont de trop dur pour le peuple irakien aient une limite technique. Nous demandons, dans l’élargissement, que cela puisse servir à de la nourriture, à des médicaments et à l’acquisition de matériel supplémentaire pour pouvoir extraire le pétrole correspondant.
RFI : Il y a quarante-huit heures, en tant que ministre des affaires étrangères, vous avez récupéré, si l’on peut dire, sous votre aile l’ensemble de la politique de coopération française, dont nous allons parler. D’abord pouvez-vous me dire quel sera l’émissaire que le Premier ministre annonce aux pays africains ? Serait-ce vous, par hasard ?
Hubert Védrine : Il ne l’a pas désigné encore. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il veut expliquer à nos partenaires africains, qui restent nos priorités, quel est le sens de ce regroupement qui finalement a été décidé après qu’il en ait été question pendant une bonne quinzaine d’années, peut-être même plus – j’ai lu dans « Le Figaro » la citation d’un livre qui rappelait que le général de Gaulle pensait dès 1966 que le ministère de la coopération devait rejoindre le giron du ministère des affaires étrangères, ce qui a été finalement décidé maintenant. En tout cas, en termes de réforme précise, cela fait une quinzaine d’années que cela est discuté. À plusieurs reprises, cela n’a pas été jusqu’au terme et, finalement là, cela l’a été par une volonté personnelle du Premier ministre qui a travaillé, depuis l’été dernier, avec Dominique Strauss-Kahn, Alain Richard, Charles Josselin et moi-même. Finalement donc, on réorganise les choses en matière d’aide française : il y a le pôle « économie et finances » – Bercy – qui ne change pas, et le pôle « affaires étrangères et coopération », regroupé au sein du ministère des affaires étrangères sous l’autorité du ministre. Mais en même temps, nous avons tenu compte très sérieusement des préoccupations légitimes de nos partenaires prioritaires et anciens – je parle des pays africains liés à la France, je parle des pays ACP, je parle des pays francophones – et nous aurons un système dans lequel les directions compétentes seront clairement identifiables pour ceux qui ont à travailler avec elles, dans lesquelles les moyens d’interventions budgétaires – dans le jargon budgétaire, le titre 4 et le titre 5 – permettant à la France de développer sa politique d’aide au développement et sa politique de coopération seront clairement lisibles, identifiés, préservés, sans aucune intention de désengagement. C’est simplement une adaptation à la réalité des choses, à l’adaptation de l’Afrique, qui est un continent qui a lui-même énormément de dynamisme et qui s’adapte aux choses. Donc, nous nous adaptons.
RFI : Pensez-vous que cela suffira à rassurer et à convaincre certains pays dont la croissance en effet est repartie, et qui pensent qu’ils seront lésés par cette nouvelle zone de solidarité prioritaire ?
Hubert Védrine : D’abord, je n’ai lu aucune déclaration disant cela. J’ai eu beaucoup de contacts, et Monsieur Josselin en a eu encore plus que moi, ces derniers mois, en Afrique, ou à Paris quand les dirigeants africains passent, ou à New York. Je les ai vus très ouverts aux évolutions.
RFI : Ils ont quand même des réactions assez mitigées, ils ne sont pas tous en train d’applaudir…
Hubert Védrine : Citez-moi une déclaration.
RFI : Monsieur Bongo, il y a quelques temps dans « Jeune Afrique » souhaitait, par exemple, que l’on crée un ministère de l’Afrique, à l’instar du ministère des affaires européennes ?
Hubert Védrine : Cela c’est tout à fait autre chose. La réforme ne répond pas à cela, mais ne contredit pas cela non plus. Ce que souhaitent les pays africains, c’est que nous gardions avec eux des relations privilégiées, un véritable engagement en matière d’aide au développement. Cet engagement est vraiment réitéré de la façon la plus claire par le Premier ministre et d’autre part, des interlocuteurs qui comprennent leurs problèmes, qui s’intéressent à eux et qui les connaissent. Ce qui se passe, c’est que tout le volet de notre coopération au développement va être renforcé, modernisé et dynamisé et va être plus efficace encore. Cela ne traduit aucune volonté de désengagement, bien au contraire. En ce qui concerne la politique étrangère de la France, c’est une harmonisation dans la mesure où il y a une seule politique étrangère de la France, comme d’ailleurs beaucoup de ces pays d’Afrique, le président Bongo l’a dit lui-même. Il a dit : après tout, pourquoi pas ! C’est aux Français de décider. Je vais compléter votre citation ; il y a celle de « Jeune Afrique », il y a quelques semaines. Mais le président Bongo ne connaissait pas alors la réforme. La réforme n’est connue que depuis trois ou quatre jours, et avant-hier il a réagi en disant, qu’eux aussi avaient un ministre des affaires étrangères et de la coopération. Les contacts que j’ai eus en Afrique ces derniers mois m’ont montré des dirigeants africains pragmatiques, ouverts, qui ont eux-mêmes une vision globale des choses, naturellement. Placez-vous d’un point de vue d’un pays africain d’aujourd’hui, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Mali : croyez-vous qu’ils ont une vision du monde centrée sur Paris ? Bien sûr que non. Ils s’intéressent à ce que fait la Commission européenne ; ils ont des relations avec les Allemands, les Anglais, avec les Espagnols, les Italiens, les Japonais, les Américains… C’est tout à fait normal. Ils ont une vision globale dans laquelle la France a une place centrale, en raison du passé, en raison de nos liens, en raison de notre priorité dans l’aide au développement. Donc c’est la même chose. Mais nous sommes en train de traiter avec eux en permanence des problèmes qui relèvent d’une approche – quand je dis globale, ce n’est pas pour diluer, ce n’est pour dissoudre, c’est pour saisir tous les éléments d’un problème – quand nous parlons de maintien de la paix, quand nous parlons de la préparation des accords de Lomé, quand nous avons des échanges avec nos amis sur ce que la politique américaine fait ou ne fait pas en Afrique. Il faut une ouverture sur tous ces plans. Ils le souhaitent. J’ai plutôt l’impression à ce stade au contraire que c’est bien compris. D’abord, puisque nous en avons beaucoup parlé avec eux ces derniers mois et ensuite parce que cette réforme fait l’objet de beaucoup d’explications.
RFI : Alors, Monsieur le ministre, il nous reste à peine deux minutes, je voudrais que l’on aborde le point de ces quatre Français qui ont été enlevés au Tchad. Il y a eu une revendication de la part d’un petit parti politique du Sud du pays qui voudrait surtout rencontrer l’attaché militaire auprès de notre ambassade à N’Djamena. Est-ce que le colonel Guillou a reçu des ordres en ce sens ? Est-ce que cette rencontre se fera ?
Hubert Védrine : J’ai pour règle, quand il y a quelque chose comme une prise d’otages – ce qui est une affaire grave, naturellement – d’en parler le moins possible, de mobiliser tous mes services, qui n’ont d’ailleurs pas besoin de recevoir d’instructions en ce sens – ils le sont immédiatement – pour que tout soit mis en œuvre immédiatement dans ce type de cas pour que les personnes enlevées soient localisées. Là vous me parlez d’un cas immédiat, tout à fait récent, au Tchad, mais malheureusement ces derniers mois nous avons eu un certain nombre de cas aux confins de l’ex-URSS, par exemple. Donc, il s’agit de localiser, de savoir si les gens sont en sécurité, d’être en contact avec les autorités locales pour que tout soit mis en œuvre pour les libérer et les libérer sains et saufs. C’est cela la ligne générale. C’est cela le but à atteindre.
RFI : Ne pourrait-on pas craindre une initiative mal mesurée des autorités tchadiennes qui nuirait aux otages ? Est-ce que vous avez des assurances ?
Hubert Védrine : Je n’ai aucun commentaire particulier à faire sur les autorités tchadiennes. Ce que je peux dire d’une façon générale, c’est que, dans ces cas-là, il faut se défier d’initiatives trop rapides, trop brutales ou mal préparées naturellement. Mais ce n’est pas un commentaire spécial sur le Tchad ni même sur l’Afrique. C’est vrai en général. Donc on le fait, on le fait avec notre expérience, notre métier et avec beaucoup de cœur, car à chaque fois cela représente des drames humains et je pense à ces gens qui sont dans l’inquiétude, je pense aux familles qui aussitôt sont encore plus inquiètes, et qui voudraient en savoir plus. Nous faisons tout ce que nous pouvons et nous voulons le faire avec un maximum de discrétion parce que, tout simplement, cela augmente les chances d’aboutir.
Ouest-France : vendredi 6 février 1998
Ouest-France : Vous excluez la participation de la France à une action militaire contre l’Irak. N’est-il pas illusoire d’espérer convaincre Saddam Hussein de renoncer à fabriquer des armes de destruction massive ?
Hubert Védrine : La commission de contrôle (UNSCOM) a expliqué elle-même que davantage d’armes avaient été éliminées grâce à son travail en Irak qu’il n’en avait été détruit pendant la guerre du Golfe. L’objectif est d’aboutir, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité, à l’élimination des armes de destruction massive de l’Irak et de soumettre ensuite ce pays à un contrôle à long terme, comme ce qu’acceptent d’ailleurs, pour eux-mêmes, tous les pays ayant conclu des accords de désarmement. Une action militaire réglerait peut-être certains problèmes, mais en créerait beaucoup d’autres. Sur le plan du contrôle, en tout cas, on serait en plus mauvaise situation après qu’avant. Nous avons obtenu énormément, ces dernières années, grâce à la persuasion, à la diplomatie, à l’obstination du Conseil de sécurité. Tout doit être fait en priorité pour persévérer dans cette voie.
Ouest-France : la division des occidentaux ne fait-elle pas le jeu de Saddam Hussein ?
Hubert Védrine : Il n’y a pas de division entre les cinq membres permanents sur l’essentiel : la nécessité pour l’Irak de laisser la commission travailler sans entrave. La différence porte sur le fait que certains brandissent la menace de l’emploi de la force, d’autres non.
Ouest-France : Entrevoyez-vous un apaisement après les entretiens que l’émissaire français, Bertrand Dufourcq, a eus à Bagdad ?
Hubert Védrine : Parler d’apaisement serait prématuré. Les Irakiens ont fait un petit pas en avant en ne refusant pas complètement que certains sites qu’ils voulaient interdire soient inspectés. C’est sur les modalités de ces inspections et sur la place qu’y aurait l’UNSCOM que la discussion doit maintenant se poursuivre.
Ouest-France : La réforme de la coopération donne-t-elle au Gouvernement, grâce à la cohabitation, la maîtrise des affaires africaines, naguère domaine réservé du chef de l’État ?
Hubert Védrine : Je ne représenterais pas les choses comme cela. Depuis de nombreuses années, l’idée d’une modernisation de notre coopération était dans l’air. L’objectif était de reconstituer, au sein du ministère des affaires étrangères, l’unité de la politique étrangère française tout en maintenant les engagements que nous avions avec nos partenaires traditionnels, en particulier africains, et toutes nos compétences en matière de développement. Les tentatives récentes n’avaient pas abouti. Lionel Jospin, lui, a vraiment voulu faire cette réforme. Il a animé les travaux menés depuis l’été entre Dominique Strauss-Kahn (finances), Alain Richard (défense), Charles Josselin (coopération) et moi-même. Nous avons pris le temps : toutes les hypothèses ont été analysées avec calme et méthode. Nous sommes arrivés à un dispositif qui combine, je crois, les différentes exigences. Il a été présenté au président, qui l’a accepté. L’Afrique elle-même change. C’est une réforme qu’il fallait faire.
Ouest-France : À quelle politique nouvelle l’intégration accrue du ministère de la coopération dans celui des affaires étrangères ouvre-t-elle la voie ?
Hubert Védrine : Notre aide au développement doit être centrée sur ceux de nos partenaires traditionnels qui en ont besoin. Elle doit être capable de s’adapter. Car les économies de ces pays se modernisent. Déjà, un certain nombre de pays hors Afrique bénéficient aussi de l’aide française. Il faut que tout cela soit transparent. La création d’un comité interministériel et celle d’un haut-conseil y contribueront. Nous devons chercher la meilleure répartition possible de nos efforts entre l’aide bilatérale et l’aide multilatérale. Surtout, nous déciderons avec les intéressés, dans le cadre de partenariats.
Ouest-France : Est-ce la fin des « réseaux », qui ternissaient l’image de la France en Afrique ?
Hubert Védrine : Ils disparaîtront d’eux-mêmes parce qu’ils sont de moins en moins adaptés à la réalité de l’Afrique d’aujourd’hui. C’est un continent qui a un grand avenir et qui, économiquement, se porte beaucoup mieux qu’on ne croit. Ses dirigeants sont aujourd’hui en relation avec le monde entier. Ils ont eux-mêmes une politique étrangère globale. Je crois qu’ils comprennent bien ce que nous voulons faire.
France info : 10 février 1998
France Info : Une solution pacifique à la crise irakienne semble s’éloigner de jour en jour. Après l’Allemagne, c’est ce matin l’Espagne qui a décidé de faciliter les escales militaires américaines en cas d’attaque de l’Irak. Londres a promis son appui aux États-Unis et, de son côté, le secrétaire général de l’ONU, Monsieur Kofi Annan, a annulé sa tournée au Moyen-Orient. Mais, sur France Info, Monsieur Hubert Védrine estime, aujourd’hui, que tout espoir n’est pas perdu.
Hubert Védrine : Il faut reconnaître que les chances s’amenuisent. Néanmoins, la France ne se décourage pas. Elle poursuivra ses efforts diplomatiques pour trouver une issue à cette crise, comme elle le fait depuis maintenant plusieurs jours. Nous sommes en contact avec les Russes, avec les Égyptiens, avec tous nos partenaires du Conseil de sécurité. Nous n’avons pas décidé de baisser les bras. Nous voulons essayer de trouver encore les arguments pour convaincre les Irakiens d’accepter le contrôle de la Commission, l’UNSCOM, de façon à ce que l’ensemble des sites suspects puissent être inspectés, comme le prévoient les résolutions du Conseil de sécurité. Nous redisons aux Irakiens que ce n’est pas attentatoire à la dignité, ni à la souveraineté de leur pays. Tous les pays qui concluent des accords de désarmement acceptent des inspections. Dans le passé, l’Irak a accepté que cette Commission travaille. Il y a eu plusieurs crises quand les Irakiens ont refusé telle ou telle démarche et, finalement, les ont acceptées. Nous espérons qu’une fois de plus ils finiront par comprendre que c’est cela la seule bonne solution.
France Info : Que pensez-vous du fait, Monsieur le ministre, que Kofi Annan ait dû annuler la tournée qu’il avait prévue dans les pays du Proche et du Moyen-Orient ?
Hubert Védrine : J’espère qu’elle n’est que reportée parce que, à propos des efforts qu’il faut entreprendre – là, je vous parlais de ce que la France fait inlassablement –, je pense que l’on ne pourra pas dire que l’on aura épuisé toutes les solutions et toutes les voies diplomatiques tant que le secrétaire général lui-même n’aura pas essayé de finaliser un accord conforme aux résolutions du Conseil de sécurité. Ce qui, éventuellement, peut passer par un déplacement sur place, à condition, naturellement, que les circonstances s’y prêtent. Je comprends qu’il veuille ne pas tenter cela sans avoir quelque espérance de pouvoir aboutir. Ce qui signifie qu’il faut que les Irakiens, qui ont fait un petit pas en avant la semaine dernière, mais qui reste tout à fait insuffisant, doivent encore bouger.
France Info : Parce que les Irakiens font quelques petites avancées, comme vous le dites, mais c’est toujours conditionné ?
Hubert Védrine : Oui. Les résolutions du Conseil de sécurité sont claires. La commission de contrôle doit pouvoir inspecter librement et sans entrave. Il y a eu un blocage sur un certain nombre de sites. Cela dit, par ailleurs, beaucoup d’autres sites continuent à faire l’objet d’inspections en ce moment même. C’est très important. La France souligne en permanence que la commission de contrôle, depuis qu’elle fonctionne, a détruit plus d’armes que ce qui a été détruit pendant la guerre du Golfe. C’est une preuve de l’utilité de son existence, de ses travaux et c’est pourquoi nous continuons à penser qu’il vaudrait mieux une solution à la crise qui nous permette de continuer ces travaux et aller jusqu’au bout. Ce serait tout à fait préférable. Mais, il faut que les Irakiens, pour cela, acceptent de lever les entraves qu’ils ont mis à l’inspection de certains des sites, les sites qu’ils appellent présidentiels et sur lesquels pèsent les soupçons de la commission, des inspecteurs de la commission de toute nationalité d’ailleurs. Ce n’est pas une lubie de tel ou tel pays.
France Info : La France semble isolée dans cette crise, au sein de l’Europe.
Hubert Védrine : Il faut bien distinguer les points sur lesquels il y a un accord parfait et les points sur lesquels il y a des différences d’approche. Il y a un accord complet entre Européens, comme entre les pays membres du Conseil de sécurité, sur le fait que les résolutions prévoyant le contrôle doivent être appliquées. Et, c’est cela l’essentiel. Il y a un accord très important et la commission doit pouvoir travailler, ce que je vous disais il y a un instant. Là-dessus, il n’y a aucune dissension entre les cinq membres permanents, ni entre les quinze pays d’Europe. Dans l’hypothèse où tout cela échouerait, il y a un certain nombre de pays qui ont pris, dès à présent, des positions et qui ont fait des déclarations. Nous, nous ne voulons pas nous placer dans cette hypothèse tout simplement parce que nous sommes, de tous les pays que vous citez, le pays le plus engagé dans la recherche, inlassablement, d’une solution diplomatique, qui éviterait l’engrenage et l’escalade dont vous me parlez. Mais, il n’y a pas de désaccord sur le fond de l’affaire, à savoir le contrôle nécessaire par la commission, par l’UNSCOM.
Le Figaro : 12 février 1998
Le Figaro économie : Le nouveau dispositif français de la coopération présenté par Lionel Jospin ne reprend-il pas à son compte les travaux engagés sur ce thème par Alain Juppé quand il était Premier ministre ?
Hubert Védrine : Plusieurs tentatives ont été faites dans le passé qui n’avaient jamais pu aboutir, même si la nécessité d’une modernisation de notre coopération était ressentie par tous. J’ai même lu dans « Le Figaro » une citation du général de Gaulle, estimant, dès 1966, que le ministère de la coopération sous cette forme avait fait son temps.
La réforme actuelle est le résultat d’un travail mené avec méthode et le fruit d’une bonne coopération. Tout le monde, y compris en Afrique, semble estimer que cette réforme était nécessaire. Le président Bongo a d’ailleurs réagi positivement et de tous les contacts que le Premier ministre, Charles Josselin et moi-même avons eus avec les dirigeants africains ces derniers mois, il nous a semblé qu’ils comprenaient bien ce que nous voulions faire. L’idée que la politique africaine de la France reste et restera forte et très engagée, mais qu’elle fait en même temps partie de la politique étrangère de la France, n’est pas contestée.
Le Figaro économie : Le fait que Monsieur Josselin (secrétaire d’État à la coopération) soit élevé au rang de ministre n’est-il pas destiné à faire mieux avaler la pilule par les Africains, qui voient disparaître « leur » ministère ?
Hubert Védrine : Cela récompense d’abord les talents de Monsieur Josselin. Quant à ces pseudo-craintes, on y attache trop d’importance ! Je rappelle en outre que des sujets tels que la crise du Congo-Brazzavile, les relations avec l’Afrique australe, la situation dans la région des grands lacs, tout cela était déjà partie intégrante de la politique étrangère de la France et était à ce titre traité par le Quai d’Orsay. Le regroupement des deux ministères n’est négatif pour personne. Ce que modifie la réforme, c’est la façon dont sont gérés les programmes d’aide au développement et les diverses formes de coopération : plus modernes, mieux coordonnées.
Le Figaro économie : Ce regroupement va-t-il se traduire par des suppressions de postes ?
Hubert Védrine : Les modalités du regroupement vont maintenant être précisées. Cette question n’a pas encore été abordée. L’objectif étant de renforcer la cohérence de notre coopération, il y aura désormais un ensemble unique : avec un budget, une administration et une gestion unifiée du personnel. Pour le reste, au niveau des directions opérationnelles la direction des relations culturelles, scientifiques et techniques d’un côté, la direction du développement de l’autre, on n’a pas décidé à l’avance et de façon arbitraire la façon dont les choses vont s’organiser. Cela ne veut donc pas dire qu’il y aura moins d’agents pour s’occuper de ces questions. Et le Premier ministre a déclaré que les économies éventuelles seraient recyclées dans le développement de la coopération.
La presse a peu relevé que les compétences de Monsieur Josselin couvraient deux types d’actions : l’aide au développement s’adresse en priorité aux partenaires africains de la France, aux ACP, aux francophones ; la coopération culturelle, scientifique, technique s’adresse au monde entier. Un exemple parmi mille autres : la France a conclu avec la Chine un programme de coopération juridique sur les fondements de l’État de droit.
Le Figaro économie : Peut-on dire qu’en gros, l’aide de la France va être dorénavant bilatérale en ce qui concerne les zones de développement prioritaires (voir « Le Figaro économie » du 5 février), et intégrée à l’aide multilatérale pour le reste ?
Hubert Védrine : S’agissant de l’aide, nous devons chercher la meilleure répartition, la plus efficace, ente l’aide bilatérale et l’aide multilatérale. Elle est actuellement de 2/3-1/3. Il en va autrement pour l’aspect coopération qui conservera un aspect multiforme, allant des échanges de scientifiques de haut niveau, des attributions de bourses, aux actions artistiques, culturelles, en passant par la gestion des lycées français, des centres culturels. Cette coopération contribue à l’influence française à l’étranger, même si elle est moins connue ou moins visible.
Le Figaro économie : Quel est le budget alloué à cette coopération ?
Hubert Védrine : Le budget de la direction des relations culturelles, scientifiques et techniques est d’environ trois milliards de francs. Il s’élève à cinq milliards pour cette forme de coopération dans son ensemble si on y inclut les établissements d’enseignement, le réseau culturel et l’audiovisuel extérieur.
Le Figaro économie : On a un peu présenté la réforme comme une OPA du Quai d’Orsay sur la rue Monsieur. Finalement, l’OPA n’a-t-elle pas été réalisée par Matignon ? C’est le Premier ministre qui a présenté la réforme…
Hubert Védrine : Parce que c’est lui qui a décidé de faire cette réforme ! Il l’avait annoncé dans son discours de politique générale devant le Parlement. Mais qu’a-t-il décidé, avec l’accord de président ? De regrouper affaires étrangères et coopération, c’est-à-dire de placer l’ensemble de la politique étrangère de la France, y compris les engagements avec nos partenaires traditionnels, sous l’autorité du ministre des affaires étrangères.
Le Figaro économie : Cela ne pose guère de problèmes maintenant, en raison de l’intérêt que vous portez à l’Afrique, ce que personne ne semble contester. Mais qu’en sera-t-il avec un ministre des affaires étrangères moins concerné par ce continent ?
Hubert Védrine : Je porte effectivement un réel intérêt à l’Afrique, à ce continent d’avenir, et je l’ai montré. Mais il ne s’agit pas là d’une question de personne. La politique étrangère de la France, au-delà des liens profonds, historiques et je dirais même affectifs avec nos partenaires africains, prend en compte le monde d’aujourd’hui, dans sa globalité. L’Afrique est plus que jamais un partenaire essentiel de la France.
Le Figaro économie : Il est arrivé dans le passé que, sur le terrain, il y ait des incohérences entre les actions menées par l’ambassadeur et le représentant de la Caisse française de développement, dépendant du ministère des finances. De ce point de vue, la réforme ne change rien, si ce n’est que la caisse s’appelle dorénavant Agence…
Hubert Védrine : En tant qu’établissement financier, l’Agence est nécessairement sous la tutelle de Bercy. Sur le terrain, la mission va devenir, après la transition nécessaire, un service de l’ambassade. Mais qu’il s’agisse du responsable de l’Agence ou de la coopération, ils seront, bien entendu, sous l’autorité de l’ambassadeur. À cela s’ajoute la relance du comité interministériel d’aide au développement (CIAD), institué par Alain Juppé, mais qui ne s’était réuni qu’une fois. Le Premier ministre a repris cette idée, en lui donnant plus de force. La composition du comité, qui s’appelle dorénavant le CIAD – comité interministériel de coopération internationale et de développement – est élargie à d’autres ministères. Son secrétariat sera conjoint : finances-affaires étrangères. Ce sera désormais le cadre où toutes les administrations concernées travailleront à cette nouvelle politique de coopération. En un mot, je crois qu’il fallait faire cette réforme – très attendue. Il nous reste à réussir sa mise en œuvre…