Interviews et communiqué de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité et présidente de la Fondation Agir contre l'exclusion (FACE), dans "La Croix", à France-Inter et Europe 1 le 4 mars 1998, et interview à Europe 1 le 6, sur le programme triennal de lutte contre l'exclusion, et sur l'attitude du patronat vis-à-vis des 35 heures.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Auteur(s) moral(aux) : Ministère de l'Emploi et de la Solidarité

Circonstance : Présentation du programme de lutte contre l'exclusion en Conseil des ministres le 4 mars 1998, et annonce de la signature au Salon de l'agriculture de dix accords cadres pour le recrutement de jeunes en faveur des activités du monde agricole et rural

Média : Emission Journal de 19h - Europe 1 - France Inter - La Croix

Texte intégral

LA CROIX : 4 mars 1998

LA CROIX : Votre engagement contre l’exclusion ne date pas de votre arrivée dans ce ministère, en juin 1997. D’où vous vient cet intérêt ?

MARTINE AUBRY : Peut-être simplement de mon enfance. Je vivais dans un quartier populaire de Paris, le 12ème arrondissement, où les relations de solidarité, de voisinage, étaient naturelles, presque comme dans un village. Très naturellement, on faisait de l’alphabétisation auprès de familles étrangères, les courses des personnes âgées, on aidait les enfants des familles en difficulté. Tout cela n’était pas organisé, mais il y avait une entraide permanente. Dans le quartier, tout le monde faisait cela.

Le fait d’avoir travaillé dans ce ministère quasiment sans interruption depuis 1975 m’a évidemment marquée. J’ai vu le chômage passer de 500 000 à plus de 3 millions de personnes et les phénomènes d’exclusion s’accroître.

Mais ce qui m’a absolument convaincue qu’il fallait changer de braquet contre l’exclusion, c’est ma première expérience de ministre de l’emploi, entre 1991 et 1993. Là, je me suis à la fois rendu compte de ce que pouvait faire le volontarisme de l’État, mais aussi de l’insuffisance des lois sans mobilisation d’acteurs sur le terrain et sans démarche particulière pour les plus en difficulté.

C’est pourquoi j’ai créé, ensuite, la Fondation Agir contre l’exclusion (Face) avec l’idée que, redonner une dignité aux gens, c’est d’abord leur donner une place dans la société, et en particulier un emploi. Il faut sortir d’une logique d’assistance et donner à chacun les moyens de se prendre en main, en mobilisant tous les acteurs. C’est la philosophie du programme que nous présentons mercredi.

LA CROIX : La création de Face est donc le produit de votre insatisfaction ministérielle ?

MARTINE AUBRY : Oui. Elle est très largement due à l’impression, non pas d’un échec – le terme serait trop fort -, mais en tout cas d’un sentiment d’impuissance. Lorsque, ministre, je rencontrais un jeune qui vendait de la drogue et qui me demandait : « Qu’est-ce que vous proposez d’autre ? », les réponses étaient insuffisantes. On attendait tout de la croissance et du traitement social alors qu’il fallait ouvrir de nouvelles pistes (nouveaux services, durée du travail…) et inventer des réponses sur le terrain avec de nouveaux acteurs telles les entreprises. Enfin, par tempérament, je me voyais mal endosser simplement des habits d’opposants sans agir et faire bouger un bout de terrain.

LA CROIX : Que vous a appris votre travail dans la Fondation ?

MARTINE AUBRY : Elle m’a confirmée dans le fait qu’il y avait de plus en plus de personnes qui ne savaient plus où se tourner, des familles qui ne travaillaient plus depuis deux générations, des jeunes qui avaient conclu que la société ne voulait pas d’eux et qui avaient trouvé d’autres façons de vivre, la délinquance et la toxicomanie.

J’ai appris qu’il y avait dans ces quartiers à la fois le pire dans la douleur mais le pire dans la douleur mais aussi le meilleur. J’ai rencontré des femmes qui se battaient pour que les plus jeunes ne soient pas en contact avec la drogue, qui organisaient du soutien scolaire entre les grands et les petits d’un quartier, alors même qu’elles ne savaient ni lire ni écrire… Je rentrais le soir avec des images opposées : dures pour certaines, réconfortantes pour d’autres.

LA CROIX : Pensez-vous que la France aurait pu éviter d’en arriver là ?

MARTINE AUBRY : Le paradoxe, c’est que nos sociétés riches réussissent moins à traiter le problème de l’exclusion que des sociétés moins avancées. Au début du siècle, le travail était plus important, il y avait plus de pauvres mais il y avait aussi des solidarités de proximité, qu’il s’agisse de la famille, des voisins, etc…

Je n’ai pas la nostalgie de cette période. Mais je crois qu’avec la richesse qui s’est accrue, la France n’a pas vu qu’une partie de ses citoyens reculait.

LA CROIX : Est-ce une condamnation du modèle social européen ?

MARTINE AUBRY : Non. En Europe, le filet de protection fonctionne assez bien. Malgré le chômage, il y a deux fois moins de pauvres qu’aux États-Unis. Là-bas, on peut avoir un emploi et vivre en dessous du seuil de pauvreté. Ainsi, 40 millions d’Américains n’ont pas accès aux soins.

La protection sociale française a donc des aspects extrêmement positifs : l’éducation gratuite, le réseau des services publics, la protection sociale, l’accès aux soins, etc…Mais, par ailleurs, on a trop privilégié l’assistance en pensant que les difficultés n’allaient pas durer. Rappelez-vous, quand on a créé le RMI, on pensait que c’était une loi provisoire, pour deux ou trois ans !

Ce qu’on essaie de faire aujourd’hui, c’est de changer de logique. Considérer que la solidarité peut être parfois nécessaire à un certain moment mais que le rôle des politiques publiques est de faire sortir les exclus de leur situation en leur donnant les moyens de se prendre en main. Tant qu’on n’a pas donné à chacun un emploi et un logement, un accès aux soins, on ne lui a pas donné réellement les moyens de s’en sortir ; on s’est contenté de l’assister. C’est cela la logique de notre projet contre l’exclusion.

Moi, je crois que chaque homme peut trouver sa place dans société.

LA CROIX : Tous ?

MARTINE AUBRY : Si on parle de l’exclusion sociale, ma réponse est oui. Il y a une solution pour chacun en sachant que cela peut prendre du temps, qu’il faut trouver pour chacun un parcours qui, de l’insertion le mène jusqu’à la qualification ou l’emploi. Pour certains, peu nombreux, parce qu’ils sont trop âgés ou dans l’impossibilité de se former, l’emploi doit être d’utilité sociale…Mais cela ne veut pas dire qu’il faut se contenter de leur donner le RMI. On peut leur proposer un emploi d’utilité sociale, reconnaître qu’ils sont utiles à la société.

Ce qu’il faut, c’est partir de la situation de chacun. Pour certains, se lever le matin pour accompagner ses enfants à l’école, c’est déjà un progrès. C’est à nouveau remplir sa fonction de parent. C’est un premier pas, à partir duquel on peut construire quelque chose de positif. Il faut bâtir des solutions individualisées. C’est ce que nous avons fait au sein de la fondation Face.

Je me souviens comment nous avons préparé – pour certains pendant deux ans – des SDF et une cinquantaine de Rmistes et de chômeurs de longue durée à intégrer un hypermarché à Marseille. Cela a pris du temps car nous avons mis en place des actions particulières : insertion, alphabétisation, préqualification pour le commerce, puis qualification.

LA CROIX : Vous n’avez pas connu l’échec ?

MARTINE AUBRY : Si, bien sûr. Surtout avec les toxicomanes les plus lourds. Ces jeunes sont si abîmés que, même s’ils le souhaitent, ils ont du mal à s’en sortir.

LA CROIX : L’incitation à la reprise du travail n’est-elle pas insuffisante ?

MARTINE AUBRY : C’est en partie vrai. Quelqu’un qui perd l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et qui reprend un travail à mi-temps payé au Smic, soit 2 500 F, perd automatiquement 1 250 F d’ASS. Son travail ne lui rapporte donc que 1 250 F supplémentaires alors qu’il doit payer son transport, s’habiller, faire garder ses enfants, manger à l’extérieur, etc… Résultat : son revenu disponible est moins élevé avec travail que sans, ce qui n’est pas acceptable et difficile quand, en plus, on a peur de l’échec. Aussi va-t-on changer ce système pour le rendre plus attractif et plus protecteur.

LA CROIX : Faut-il rendre l’activité obligatoire en échange d’un minimum social ?

MARTINE AUBRY : Je crois qu’à chaque fois que c’est possible, c’est une bonne chose. Mais j’insiste : uniquement quand cela est possible. Pour certains de nos concitoyens, les mettre tout de suite dans l’activité risque d’entraîner un échec qui les fera douter encore plus. Ce qu’il faut, c’est trouver pour chacun le bon premier pas, puis l’accompagner dans la durée, jusqu’à une formation et un emploi classique.

LA CROIX : Avez-vous une définition précise de l’exclusion et sait-on combien il y a d’exclus en France ?

MARTINE AUBRY : Pour moi, une personne est victime d’exclusion sociale quand, à partir d’un « accident de la vie » - souvent la perte d’emploi, un accident de santé -, elle commence à cumuler les handicaps matériels, psychologiques, familiaux et ne parvient plus à s’en sortir.

En revanche, les chiffres ne veulent plus rien dire. Si l’on prend les SDF qui, apparemment, sont les plus exclus des exclus, on constate que certains ont gardé une organisation dans leur vie, une énergie qui leur permettrait de rebondir. D’autres sont dans une situation telle qu’ils deviennent insensibles, y compris par rapport aux souffrances de leur propre corps.

LA CROIX : Fallait-il une loi pour lutter contre l’exclusion ?

MARTINE AUBRY : Il doit d’abord être clair que ce plan contre les exclusions ne constitue qu’une partie d’un ensemble ? Notre politique de l’emploi, celle de la ville, sont autant de moyens de lutter contre l’exclusion.

Cela dit, pour répondre à votre question, je considère que, si la loi ne suffit pas, elle est essentielle car elle traduit des choix politiques, à la fois dans l’affectation des richesses et dans la manière d’aborder cette question.

Cela rejoint le débat que nous avons eu au moment du mouvement des chômeurs. Naturellement, il faut que les minimas sociaux soient le plus haut possible, à condition que cela ne décourage pas le travail. Mais cette démarche a une limite : donnons-leur un chèque pour qu’ils se débrouillent !

Personnellement, je pense que le vrai combat consiste à donner à chacun l’accès aux droits fondamentaux qui vont leur permettre de se prendre en main. C’est le choix que fait le gouvernement et c’est beaucoup plus contraignant. Il faut affirmer et traduire dans la réalité le droit à l’emploi, garantir le droit au logement, l’accès aux soins pour tous, à l’éducation et au savoir.

LA CROIX : On a beaucoup reproché au gouvernement, notamment au moment du mouvement des chômeurs, d’avoir pris du retard avec la loi sur les exclusions. Avez-vous été agacé par ces critiques ?

MARTINE AUBRY : Non, mais je pense qu’elles n’étaient pas fondées. Premièrement, parce que, si l’on voulait avoir des moyens pour la loi contre les exclusions, il fallait d’abord faire repartir l’économie. Ensuite, parce que nous n’avons pas perdu de temps. Simplement, il y avait beaucoup de travail et nous avons voulu que cette loi traite tous les aspects.

Donc, je ne regrette pas qu’on ait pris ce temps-là pour écouter les associations, travailler, créer les conditions pour une loi d’orientation qui affiche des principes pour longtemps et donne lieu à un premier programme sur trois ans. Bien sûr, je sais que beaucoup de gens n’ont plus le temps d’attendre mais je sais que cela valait la peine.

LA CROIX : Selon vous, la société française est-elle prête à un effort de solidarité ?

MARTINE AUBRY : Je crois en tout cas que la politique consiste à pose ces questions-là. Quand 70% de Français disent soutenir le mouvement des chômeurs, ces Français-là ne peuvent pas en même temps refuser de faire quelque chose pour eux. On le verra notamment avec les 35 heures. Moi, j’ai toujours eu la conviction que les Français étaient prêts à bouger mais à condition de leur proposer clairement un projet pour notre société. Alors, on peut obtenir non seulement une acceptation, mais aussi une mobilisation. C’est ce que nous attendons de tous les acteurs, les élus, les associations, les partenaires sociaux, dans la mise en œuvre de ce programme.

Le paradoxe de la France, c’est que les Français sont plus en avance que les responsables. Si certains, ces dernières années, se sont repliés sur eux-mêmes, sont devenus individualistes, c’est souvent par peur de l’avenir, parce que nous n’avions pas été en mesure de proposer un projet et de leur redonner confiance. Je crois qu’aujourd’hui les choses changent.

LA CROIX : C’est une forme d’autocritique pour la gauche au pouvoir pendant quatorze ans ?

MARTINE AUBRY : Oui, et je le dis d’autant plus que j’ai été ministre et que j’ai fait les mêmes erreurs. On n’a vraiment fait de la politique, au sens vrai du terme, avec un projet et en voulant faire bouger les choses, qu’entre 1981 et 1983. Ensuite, on s’est laissé aller dans le mouvement général. Aujourd’hui, nous avons retrouvé un projet, redonné les perspectives, fixé des priorités. En un mot, nous avons retrouvé la politique.


France Inter : Mercredi 4 mars 1998

MARTINE AUBRY : Nous savons qu’il y a des hommes et des femmes, des jeunes qui cumulent les difficultés, les handicaps, qui souvent, aujourd’hui, il faut bien le dire, désespèrent d’une société qui ne leur permet pas de retrouver leur place. Eh bien, c’est pour eux que le Gouvernement a préparé ce programme de prévention et de lutte contre les exclusions. Un programme, je crois, sans précédent, à la fois par la mobilisation de l’ensemble des acteurs qu’il entraîne, et des ministres en premier lieu, mais aussi par les moyens financiers et par les dispositions qu’il va entraîner.


Europe 1 – Mercredi 4 mars 1998

MARTINE AUBRY : « Trace », c’est « Trajet d’accès à l’emploi. » Nous savons aujourd’hui que beaucoup de jeunes sont dans l’incapacité de rentrer dans une formation qualifiante ou dans un emploi classique, parce qu’ils sont éloignés de l’emploi : on ne se lève pas le matin, on n’accepte pas le travail collectif, on n’accepte pas la hiérarchie. Ces jeunes-là, nous allons les prendre, et s’ils font des efforts d’insertion et de formation, et qu’ils le souhaitent, ils seront rémunérés pour ce qu’ils font effectivement pendant une période qui pourra aller jusqu’à 18 Mois. On va les aider à monter leur parcours personnel. Ça peut commencer avec un projet culturel ou sportif dans un quartier pour se lever le matin, pour accepter de travailler avec d’autres. Ça peut se poursuivre par un passage dans un CES quelques mois, ou une entreprise d’insertion pour trouver le sens du travail, avant d’arriver, par exemple, à un bilan de compétences où on se rendra compte qu’il leur manque qu’il leur manque les acquis de base. Eh bien, il y aura une formation pour leur apprendre à lire, écrire et compter, avant de choisir un métier ; peut-être un contrat d’orientation pour s’assurer qu’on veut bien être pâtissier, plombier et mécanicien, avant de rentrer dans une formation qualifiante. Donc, nous partons dans une logique inverse de la logique actuelle : on ne met pas les gens dans des cases, on utilise une boite à outils pour les aider dans la durée à les amener vers la qualification et l’emploi.


Communiqué : 4 mars 1998

Martine AUBRY, ministre de l’emploi et de la solidarité, Louis LE PENSEC, ministre de l’agriculture et de la pêche et Dominique VOYNET, ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement, ont conclu le 3 mars 1998, dans le cadre du programme gouvernemental « Nouveaux services – Nouveaux emplois », dix accords-cadres pour l’emploi des jeunes. Ces accords ont été passés avec :

- l’assemblée permanente des chambres d’agriculture,
- la caisse centrale de mutualité sociale agricole,
- les associations départementales pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles ,
- la confédération française de la coopération agricole,
- la fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France,
- la fédération nationale des centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural,
- la fédération nationale des familles rurales,
- la fédération nationale des foyers ruraux et la ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente,
- la fédération nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural,
- l’office national des forêts,

Ils permettront le recrutement de plus de 3 000 emplois qui viendront s’ajouter aux 1 000 emplois mise en place dans l’enseignement agricole et aux 1 400 autres résultant d’accords antérieurs.


Europe 1 : vendredi 6 mars 1998

J.-P. ELKABBACH : Est-ce que vous entendez les applaudissements au bon moment électoral – vous vous demandez vers quoi je vais déboucher. Le programme contre l’exclusion est jugé alléchant et ambitieux ; même le camp d’en face le reconnaît d’une certaine façon. Mais dans trois ans, M. Aubry, est-ce que les exclus auront disparu en France ?

MARTINE AUBRY : Disparu, certainement pas. D’abord, parce que beaucoup d’hommes et de femmes subissent des accidents de la vie – santé, de perte d’emploi, familiaux, personnels -, tout simplement qui fait qu’à un moment, ils ont besoin de la société pour les assister. Mais tout ce que nous avons essayé de mettre en place, c’est justement de faire en sorte que ceux qui, aujourd’hui, sont sur le bord de la route, aient les moyens de se retrouver une place dans la société.

J.-P. ELKABBACH : Donc on ne supprime pas l’exclusion et ses causes, on soigne les blessés ; à la rigueur on donne des perspectives, et ça veut dire qu’après…

M. AUBRY : Non, justement je crois…

J.-P. ELKABBACH : Et ça veut dire qu’après, tous les trois ou quatre ans, il faudra un grand plan, quelques milliards, contre l’exclusion ?

M. AUBRY : Je crois justement que ce que nous essayons de faire, ce n’est pas de nous contenter de traiter l’urgence, de donner un peu d’argent à ceux qui sont sur le bord de la route, mais de leur donner les moyens de s’en sortir. L’accès aux droits fondamentaux, des tracés vers l’emploi, l’accès au logement, l’accès à la santé, l’accès à la culture et aussi des actions fortes de prévention – par la prévention des expulsions, par le traitement de l’endettement et par l’aide pour retrouver un emploi et notamment des mécanismes financiers – qui aident les gens, effectivement, à avoir envie de prendre un emploi et de le remplir.

J.-P. ELKABBACH : Les associations de chômeurs estiment – c’est classique, d’ailleurs -, que vous auriez pu faire plus, mieux, etc… Ils vont manifester demain pour maintenir toute la société en éveil, peut-être vous aussi. Est-ce qu’ils ont tort ?

MARTINE AUBRY : Je voudrais d’abord dire que l’ensemble des associations humanitaires qui se battent sur le terrain, depuis des années, qui ont porté à bout de bras leurs propositions, et qui ont souhaité cette loi, elles, elles sont contentes. Je vois encore ce qu’a dit hier soir Mme Anthonioz de Gaulle. Les associations de chômeurs continuent à nous dire ; vous auriez dû donner plus sur les minimas sociaux ; c’est vrai que le choix que nous avons fait, plutôt que d’augmenter le RMI, c’était de dire à chaque personne qui est dans le RMI : on va tout faire pour vous en sortir ; on va vous aider à garder votre logement ou vous en trouver un qui soit plus adapté ; on va faire en sorte que vous puissiez effectivement ne pas renoncer à vous soigner pour des raisons financières. Mais s’ils continuent, je pense qu’ils peuvent permettre et continuer à permettre une mobilisation des Français pour lutter contre l’exclusion. Car, dans le fond, on y arrivera, parce qu’on a mis de l’argent.

J.-P. ELKABBACH : A quoi ?

MARTINE AUBRY : A réduire le nombre de chômeurs et surtout à prévenir l’exclusion – c’est très important. Et si tout le monde s’y met – les Conseils régionaux, les Conseils départementaux, les élus, les maires bien sûr, qui sont en premier lieu sur l’exclusion, mais aussi les entreprises et les associations…

J.-P. ELKABBACH : Donc vous avez besoin de l’aiguillon de associations de chômeurs qui continuent à manifester ?

MARTINE AUBRY : Non, pas du tout. On n’a pas besoin d’aiguillon. Le Premier ministre avait dit, dès son arrivée, on a deux priorités : l’emploi et la lutte contre les exclusions. On a commencé sur l’emploi, les résultats commencent à se faire sentir ; on poursuit par un programme majeur, structurel, de fond pour notre société contre les exclusions.

J.-P. ELKABBACH : R. Hue a dit hier soir au Zénith : « Il faut un moratoire de tous les plans de licenciements. » Réponse ?

MARTINE AUBRY :  Réponse : non. Je crois que ce n’est pas comme ça que l’on traite les problèmes. Des entreprises ont aujourd’hui besoin de licencier parce qu’elles perdent des marchés, parce qu’elles ont besoin de se moderniser. En revanche, il faut être extrêmement attentif, et je le suis, à la qualité des plans sociaux, au fait qu’on ne licencie pas des gens parce qu’on ne les a pas préparés aux nouvelles technologies, au fait qu’on essaie de traiter aujourd’hui les problèmes de pyramides des âges en avance, et que l’on change l’organisation du travail. Je suis convaincue que la réduction de la durée du travail va permettre d’avancer sur tous ces sujets.

J.-P. ELKABBACH : J. Chirac a dit hier devant vous au Conseil des ministres : « La lutte contre l’exclusion est une priorité nationale, au-delà de tous les clivages politiques. » Est-ce que vous allez faire, vous, des gestes pour qu’elle soit votée, cette loi, et comme le dit G. De Gaulle-Anthonioz, par une majorité au-delà de la majorité politique actuelle ? Est-ce que c’est possible ?

MARTINE AUBRY : Oui. Je crois que c’est possible parce que je pense que tout le monde sent bien aujourd’hui qu’un SDF dans la rue et que 200 000 personnes dans la rue, c’est inacceptable, que des enfants qui sont aujourd’hui hospitalisés pour des septicémies, parce que l’on n’a pas pu leur soigner une carie dentaire, c’est inacceptable, que des enfants qui ne peuvent pas manger à leur faim à midi dans les cantines scolaires, ce n’est pas acceptable. Donc je crois que nous aurons un large consensus, et ce d’autant plus qu’il y a eu un énorme travail depuis des années, qui a été repris, même si nous l’avons fortement amplifié, changé un peu dans sa nature en tournant le dos à l’assistance pour donner des droits à chacun des exclus. Moi je souhaite que sur ce sujet, il y ait une grande mobilisation nationale. Cela nous permettra d’avancer très vite.

J.-P. ELKABBACH : Il y a des chefs d’entreprise qui disent en privé : les 35 heures vont produire à termes des faillites, des chômeurs, des exclus. La loi contre les exclusions va les récupérer. M. Aubry, elle est en effet aux deux bouts de la chaîne !

MARTINE AUBRY : Oui, moi ce que j’entends plutôt en privé, ce sont des chefs d’entreprise qui disent le contraire de ce que dit M. Seillière en public, c’est-à-dire, dans le fond, ces 35 heures, quand on lit la loi, c’est une vraie opportunité pour changer notre organisation du travail, pour être plus réactif vis-à-vis de nos clients, pour ouvrir nos services aux usagers, pour améliorer la qualité de l’organisation. Et ce que je vois surtout aujourd’hui, c’est des chefs d’entreprise qui commencent à négocier.

J.-P. ELKABBACH : Vous ne m’avez pas répondu !

MARTINE AUBRY : Non, parce que cela n’a pas de sens. Vous savez bien, comme moi, que la lutte pour l’emploi, c’est le premier moyen de lutter contre l’exclusion. Quand on réduit la durée du travail, et quand on le fait dans de bonnes conditions – de la souplesse pour les entreprises, mais aussi une façon de le financer qui n’entraîne pas un coût supplémentaire pour l’entreprise -, on crée des emplois et donc on limite les exclus.

J.-P. ELKABBACH : Est-ce que vous sentez un changement à la tête du CNPF, un changement tactique et de stratégie, avec M. Seillière qui va voir le Premier ministre, vous bientôt, etc… ?

MARTINE AUBRY : Cela me paraît la moindre des choses que le président du CNPF rencontre le Gouvernement. On verra ensuite ce que l’on se dira. Moi, ce qui m’intéresse au premier plan aujourd’hui, c’est l’attitude des chefs d’entreprise. Comme d’habitude, ils sont réalistes, ils regardent la loi, ils regardent les aides que l’État peut leur apporter. Ils regardent les possibilités que leur offre l’entrée de jeunes dans la réorganisation de leur pyramide des âges, dans la façon de mieux utiliser leurs équipements. Je suis convaincue que beaucoup – certains ont déjà commencé – vont négocier, et que nous aurons, grâce à cela, plus d’emplois dans notre pays.

J.-P. ELKABBACH : A la fin de l’année, est-ce que vous serez passés sous la barre des 3 millions, sensiblement ?

MARTINE AUBRY : Écoutez, je l’espère. La croissance est là, la consommation a redémarré, l’investissement aussi. Nous commençons à voir des résultats sur le chômage, liés au fait que nous avons tout fait pour que la croissance soit plus riche en emploi – par exemple par les emplois-jeunes. Il faut toujours être prudents en matière de chômage ; je le suis. On n’a pas de certitudes, mais tous les indicateurs laissent penser que ceci va continuer à s’améliorer dans les mois qui viennent, même si on a parfois quelques à-coups.

J.-P. ELKABBACH : Allez, je vous entends… Vous êtes au Gouvernement, M. Aubry, depuis dix mois et tellement active. Est-ce qu’il vous est arrivé deux fois, non une fois, de douter de ce que vous faites ?

MARTINE AUBRY : De douter de ce que l’on fait, on y a travaillé longtemps, parce que l’on fait aujourd’hui c’est ce qu’on a dit que l’on allait faire. En revanche de « douter » d’avoir trop de choses sur mes épaules, oui, beaucoup, souvent.

J.-P. ELKABBACH : J. Barrot n’en revient pas et d’ailleurs d’autres aussi. Il avait trouvé, tant bien que mal, trois milliards. Et vous, vous arrivez à rassembler pour trois ans 51 milliards, dont 22 milliards tout nouveaux ? Vous êtes magicienne ? Comment avez-vous fait ?

MARTINE AUBRY : Non. Tout simplement, nous faisons de la politique ; et la politique s’est fixer des priorités. C’est fixer les priorités. Et le Premier ministre les avait fixées : l’emploi et la lutte contre les exclusions. Ce qui veut dire que, quand la croissance permet des entrées complémentaires, une partie sera utilisée pour réduire la dette de notre pays – parce que ceci pose des problèmes pour l’avenir, pour nos enfants -, et une autre partie sur nos priorités : l’emploi et la lutte contre les exclusions.

J.-P. ELKABBACH : P. Séguin qui était à Montpellier, hier soir, dit : cet argent, d’où il vient, qu’est-ce que vous faites ? C’est flou, flou, flou…

MARTINE AUBRY : Écoutez, je vais lui envoyer mon dossier de presse aussitôt, et il verra. Et je crois qu’il commence à le comprendre – que quand le Gouvernement dit quelque chose il le fait ; ça sera vrai pour l’exclusion comme pour le reste.

J.-P. ELKABBACH : Demain c’est la Journée internationale de la femme – d’abord, il y a de grandes mesures, etc…, au-delà du baratin. Est-ce qu’au pouvoir, la femme est différente de l’homme, M. Aubry ?

MARTINE AUBRY : Oui, je le crois.

J.-P. ELKABBACH : Pourquoi ?

MARTINE AUBRY : Je crois que la femme est moins attachée aux attributs du pouvoir, et je crois qu’elle aime bien aller jusqu’au bout des choses, c’est-à-dire au contact de la réalité. J’ai cette impression-là dans tous les domaines. Et lorsqu’on parlait de grandes associations, regardez le travail fait par Mme Anthonioz-de Gaulle, depuis des années. Elle travaille sur le terrain mais elle a porté aussi un projet. Je crois que c’est peut-être ça qui fait notre différence.

J.-P. ELKABBACH : C’est vrai que demain, vous allez lancer une grande campagne pour la contraception ?

MARTINE AUBRY : Mais oui, j’ai l’impression que les jeunes renoncent à la contraception ; nous allons essayer d’avancer sur des remboursements de pilules, sur la pilule du lendemain ; et surtout redire aux jeunes filles que : le préservatif, c’est bien, mais que ce n’est pas la contraception, pas suffisant pour la contraception. Nous allons essayer d’expliquer tout ça dans les mois qui viennent. Je crois que c’est nécessaire dans notre pays, à un moment où les IVG augmentent, notamment chez les jeunes.