Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Vous allez passer 3 jours à Rome : les Nations unies, via la FAO, organisent un sommet mondial de l'alimentation – il n'y en avait pas eu depuis 22 ans – avec des chefs d'État et de gouvernement pour lutter contre la faim. Qui a faim aujourd'hui ?
Philippe Vasseur : Aujourd'hui, dans le monde, 800 millions de personnes. Et vous avez chaque année 10 à 12 millions d'enfants qui meurent de faim.
J.-P. Elkabbach : Encore ?
Philippe Vasseur : Encore.
J.-P. Elkabbach : C'est à peu près la situation qui régnait il y a 30/35 ans ?
Philippe Vasseur : Oui et non. Nous avions, il y a 30/35 ans, 800 millions de personnes qui mouraient de faim, mais, à l'époque, la planète ne comptait pas autant d'habitants qu'aujourd'hui. En valeur absolue, on a toujours autant de monde, en valeur relative il y en a moins. Et puis il faut dire que la faim s'est un peu déplacée : le phénomène de la faim a plutôt diminué dans les pays d'Asie et en revanche s'est aggravé dans les pays d'Afrique.
J.-P. Elkabbach : Dans le nord-est du Brésil ?
Philippe Vasseur : Dans le nord-est du Brésil, il y a des problèmes de malnutrition, incontestablement.
J.-P. Elkabbach : Dans 20 ans, les experts disent que la planète comptera 8,5 milliards d'habitants, 2,5 milliards de plus qu'aujourd'hui. Quelles seront les zones vraiment les plus touchées ?
Philippe Vasseur : Les zones à grand risque restent – essentiellement, pas uniquement – localisées en Afrique. C'est vraiment le continent africain qui nous pose un problème colossal avec une augmentation de la population qui va peser de plus en plus lourd dans la population mondiale avec une réduction des capacités de culture qui existent et avec une inorganisation qui n'existe pas dans un certain nombre de pays qui parviennent à leur degré de subsistance. Je pense à l'Inde qui, il y a 20 ans, posait un problème et qui n'en pose plus aujourd'hui. Je crois que le grand défi n'est pas le sol, mais je crois que le grand défi, c'est l'Afrique.
J.-P. Elkabbach : Et en même temps c'est l'inégalité de la répartition : des zones vont être touchées et vont souffrir, et d'autres non.
Philippe Vasseur : Il y a des zones qu'on appelle « les pays du nord ». Dans les pays développés, qui sont des zones à forte production, on parle même de « maîtrise de la production » dans certains cas, comme c'est le cas en Europe. Il y a d'autres zones qui sont des zones à forte explosion démographique, avec une urbanisation galopante, qui détruit des terres arables, des terres cultivables, une urbanisation qui également accroît les besoins en matière de nutrition. Et ce déséquilibre est en train de s'accentuer.
J.-P. Elkabbach : C'est « l'homme qui tue plus que la nature » ?
Philippe Vasseur : Oui, on peut dire que c'est « l'homme qui tue plus que la nature ». C'est un raccourci, mais je pense que l'image est bonne. Par l'urbanisation, par l'utilisation incontrôlée de certaines formes d'irrigation, on est en train de détruire aujourd'hui un million d'hectares de terres cultivables dans le monde, chaque année.
J.-P. Elkabbach : Qu'est-ce qui va manquer le plus ? Puisqu'on sait qu'il y a ces dangers, pourquoi n'arrive-t-on pas à les corriger ?
Philippe Vasseur : Parce que l'homme est ainsi fait que nos organisations internationales passent souvent beaucoup de temps en palabres. Regardez ce qui est train de se passer au Zaïre : on parle, on parle, et puis on attend les décisions. C'est un peu la même chose en ce qui concerne la faim. Heureusement qu'il y a des gens comme le directeur de la FAO, J. Diouf, pour tirer la sonnette d'alarme. Ce sommet va servir à tirer la sonnette d'alarme. Ne nous faisons pas d'illusions : on ne va pas en sortir avec de grandes décisions. Mais au moins, au moins, aura-t-on donné conscience de ce problème à la planète.
J.-P. Elkabbach : On a du mal à croire que les Nation unies – qui n'arrivent pas à réagir dans l'urgence – peuvent trouver des solutions quand elles s'engagent pour l'an 2010, c'est-à-dire l'an 40 !
Philippe Vasseur : Oui, mais si on n'en parle pas, si on tait une affaire comme celle-là, je crois qu'il y a des millions de gens, des centaines de millions de gens, qui vont continuer à mourir dans l'indifférence.
J.-P. Elkabbach : Il a 137 pays à la FAO qui se réunissent en ce moment. Chaque pays paye sa cotisation ? Qui ne la paye pas ?
Philippe Vasseur : C'est une question un peu gênante Jean-Pierre Elkabbach.
J.-P. Elkabbach : Pourquoi, la France ne paye pas ?
Philippe Vasseur : Si, si ! La France paye. Ce n'est un secret pour personne que les États-Unis ne sont pas à jour de leur cotisation.
J.-P. Elkabbach : Et qui veut dominer le marché mondial de l'agriculture et des céréales ?
Philippe Vasseur : Si je m'en réfère à la dernière loi agricole des États-Unis, il est incontestable que les États-Unis sont partis pour une conquête du marché de l'alimentation mondiale et que l'Europe, de ce point de vue-là, hésite encore.
J.-P. Elkabbach : Qu'est-ce qui manquera le plus dans le monde dans les 15 ans qui viennent ?
Philippe Vasseur : Des céréales. Incontestablement, les céréales. Pour différentes raisons. Parce que d'abord il y a une croissance de la population, qu'ensuite les habitudes de consommation se modifient, que des pays comme l'Inde ou la Chine, mangent de plus en plus de viande et que l'élevage du poulet, du porc, ou d'autres espèces nécessite des céréales.
J.-P. Elkabbach : Cela va être encore bon pour les privilégiés de l'agriculture française, les céréaliers.
Philippe Vasseur : Je crois que c'est un peu sévère de dire que les céréaliers sont les « privilégiés de l'agriculture française ». Il ne faut peut-être pas toujours tirer sur ce qui marche. C'est vrai que les céréales, cela marche plutôt bien cette année. Moi, ce que je souhaiterais, c'est qu'on ait une réflexion de fond avec les céréaliers pour savoir – dans 3 ans, 4 ans, 5 ans – quel sera le système de soutien que nous apporterons aux céréales, de manière à ce que nous ayons la possibilité de jouer toutes nos chances sur le marché mondial. Moi j'estime inacceptable – inacceptable ! – que l'on laisse à un seul pays – fut-il un grand pays que j'estime et que je respecte – le soin de nourrir la planète ou d'être en quelque sorte le garant de la sécurité alimentaire du monde. Ce n'est pas normal. L'Europe doit jouer son rôle et la France doit jouer un rôle primordial en Europe dans ce domaine.
J.-P. Elkabbach : Dans un article que vous avez publié dans « Le Monde » il y a quelques jours, vous écrivez que l'Europe doit se donner les moyens de produire librement. La phrase est intéressante : « cela ne nécessite pas de s'appuyer sur des aides publiques massives ». Vous reconnaissez vous-même qu'il y en a trop et qu'il faudrait les réduire ?
Philippe Vasseur : Non, je dis simplement qu'avec les aides publiques que nous apporterons aujourd'hui – et peut-être avec des modalités différentes – nous avons la possibilité de produire davantage, et de produire davantage pour exporter et jouer notre rôle dans le monde.
J.-P. Elkabbach : Mais on n'aide pas trop un secteur comme l'agriculture ? Dans une très intéressante enquête, cette semaine, « Valeurs Actuelles » rappelle qu'en moyenne l'agriculteur français touche 150 000 francs par an, même si c'est diversement distribué.
Philippe Vasseur : Ça, c'est un vieux débat qui consiste à opposer les Français les uns aux autres. Une agriculture – dans quelque pays au monde que ce soit – a besoin d'être soutenue, en France comme ailleurs. La question de la répartition sera à revoir de toute façon à la fin de ce siècle, mais cessons d'en faire un objet de polémique.
J.-P. Elkabbach : Les dangers liés à la maladie de la vache folle ont-ils au moins un peu diminué ?
Philippe Vasseur : Absolument. Les consommateurs reprennent les chemins des boucheries et des rayons de boucherie. Les mesures extrêmement contraignantes que nous avons prises en France – exemplaires en France – peuvent leur donner toute sécurité. La France est aujourd'hui le n°1 mondial en matière de sécurité alimentaire. Il faut que cela se sache.
J.-P. Elkabbach : Faut-il dire pour autant que tout danger est écarté ?
Philippe Vasseur : Non, il faut rester vigilant. Mais les consommateurs peuvent consommer de la viande sans aucun risque, sans aucune appréhension. De ce point de vue-là, la consommation de la viande est aujourd'hui complètement inoffensive.
J.-P. Elkabbach : Quand on est ministre de l'Agriculture on ne peut pas être végétarien ?
Philippe Vasseur : Non, non, et puis d'ailleurs par goût ! Je trouve que l'on se prive de grands plaisirs !