Interviews de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, à France-Inter le 2 avril 1997 dans "Le Parisien" du 3 et article dans "Libération" du 21 (intitulé : "Oui les internes défendent une médecine de qualité"), sur les conflits sociaux et notamment la grève des internes des hôpitaux.

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Média : Emission Forum RMC Libération - France Inter - Le Parisien - Libération

Texte intégral

France Inter : mercredi 2 avril 1997

A. Ardisson : Nous avons l’embarras du choix, ce matin, entre Air France Europe – le conflit en pointillé après la trêve, les négociations ont échoué cette nuit -, la grève des internes qui continue, celle des Postes qui commence, en attendant les banques, vendredi, et puis une journée d’action des routiers qui s’annonce le 5 mai puisque le problème de la retraite à 55 ans n’est toujours pas réglé. Cela fait beaucoup. Qu’est-ce qui est le plus grave, à vos yeux ?

M. Blondel : Cela dépend sous quel angle on se place. Si je discute sur le plan des relations normales du dialogue social, c’est le conflit des routiers. Je trouve que c’est honteux de ne pas donner suite aux engagements pris à l’occasion de la négociation qui a eu lieu pendant le conflit. Je pense que ce n’est pas une façon d’agir et que, bien entendu, cela ne peut que provoquer des remous. Si l’on se place sous l’angle, je dirais « direct », de la journée d’aujourd’hui, c’est vraisemblablement ceux qui vont avoir des difficultés à la fois pour se déplacer et à la fois ceux qui vont avoir des difficultés s’ils vont à l’hôpital. Cela dépend à quelle fenêtre on se place. Pour ma part, je pense que tout devrait trouver solution. Pour les internes, il est clair que se sont les premiers effets sérieux du plan Juppé. C’est quelque chose qui est un révélateur dans la limite où les internes, comme tout le corps médical d’ailleurs, n’avaient pas très bien lu les documents et les orientations qui venaient à la fois de la convention mais aussi de l’orientation générale du plan Juppé, on est à l’heure de vérité. Je pense qu’il n’y a pas de solution dans l’immédiat.

A. Ardisson : Mais ce n’est pas une conséquence du plan Juppé, c’est un refus du plan Juppé à travers le refus de la convention ?

M. Blondel : Non, je ne crois pas. Nous avons des contacts avec les internes, nous discutons avec eux. Vous avez remarqué que nous n’avons pas réussi à faire quelque chose qui serait en osmose et il faut mieux éviter ce genre de choses.

A. Ardisson : Quand vous dites « nous », c’est quel syndicat ?

M. Blondel : Je parle de mon organisation. J’ai le vilain défaut de parler de mon organisation.

A. Ardisson : En tant que confédération ?

M. Blondel : En tant que confédération. Alors nous avons des contacts avec eux. Ils défendent quelque chose qui passe notamment par leur appointements. Il y a des choses, d’ailleurs, tout à fait curieuses dans ce genre d’affaires. Ils défendent leurs appointements mais, d’une certaine façon, ils défendent aussi la conception que nous en avons en commun du rôle du médecin, c’est-à-dire la liberté de prescription et la liberté de choix du médecin. Et lorsque l’on discute avec eux, ils ont parfaitement compris qu’ils allaient eux aussi être un des éléments du rationnement. En fonction de quoi, là, ils rejoignent effectivement notre position qui est à la fois la défense du service public médical, de l’hospitalisation publique et en même temps nous sommes toujours contre le plan Juppé. Je continue à dire que M. Juppé a cassé la Sécurité sociale dans ce pays.

A. Ardisson : Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que vous êtes derrière eux, voire là-dessous ?

M. Blondel : Non, je suis à côté d’eux. Nous regardons ce qu’ils font. Ils ne souhaitent pas que nous nous mêlions à eux et ils ont raison. C’est un problème de médecins, je n’oublie pas, moi, qu’il y a peu de temps encore, J.-C. Mallet était le président de la CNAM et, à ce titre, il discutait avec les représentants des médecins la Convention. Je pense que, d’ailleurs, la meilleure était celle de 1993 – celle qui a eu le plus d’effets.

A. Ardisson : Celle-ci, en tout cas, a été non seulement signée mais validée par le Gouvernement.

M. Blondel : Signée par un.

A. Ardisson : Elle est valable quand même.

M. Blondel : Bien entendu qu’elle est valable, sauf qu’elle est inapplicable parce que les médecins n’en veulent pas. Le problème d’un texte conventionnel, c’est que quand il est conclu, il engage les parties. Or là, pratiquement, les médecins n’en veulent pas, c’est très clair. Mis à part un syndicat de médecins.

A. Ardisson : Cela veut dire, puisque cette convention est conclue pour quatre ans, que nous allons avoir pendant quatre ans des conflits récurrents ?

M. Blondel : Non, je pense qu’il y aura autre chose. Je ne crois pas que la Sécurité sociale restera dans la situation où nous nous trouvons pendant quatre ans. Je pense qu’elle va imploser. D’ailleurs, c’est fait pour. Je suis navré mais le plan Juppé, nous le verrons petit bout par petit bout, il implosera ou on remettra en cause fondamentalement certaines choses, ou alors, nous irons vers un autre régime de Sécurité sociale qui sera un régime minimal. Je voudrais faire une observation : je ne veux pas donner l’impression de défendre les médecins mais ce que vous allez voir, c’est plutôt le contraire. Comment se fait-il que l’on ait accordé la retraite à 56 ans aux médecins et que l’on a autant de mal à avoir la possibilité de départ en retraite pour les 55 ans pour les routiers ? Moi, je vais vous l’expliquer : c’est parce qu’à Bercy on a dit : « les médecins sont des prescripteurs et il faut donc limiter les dépenses. Alors on va essayer d’en attirer beaucoup vers la retraite dès 56 ans et ils ne prescriront plus. » Moralité : on a supposé que cela ferait baisser les dépenses.

A. Ardisson : C’est assez logique, non ?

M. Blondel : Ah, c’est assez logique ? Quand vous êtes malade, vous allez voir un autre médecin si votre médecin est à la retraite. Si vous êtes réellement malade. Cela, c’est un calcul d’énarque.

A. Ardisson : Parlons d’Air France d’Europe ? On ne comprend pas très bien ce qui se passe.

M. Blondel : Parce qu’il n’y a rien à comprendre.

A. Ardisson : Ah bon !

M. Blondel : Il n’y a rien à comprendre dans cette affaire. Sauf qu’on est en train de procéder – M. Blanc – à la fusion de deux entreprises dont on a encouragé, au nom de la culture d’entreprises, justement, la séparation. Je connais assez bien les choses pour des raisons, notamment, de famille. Je sais, par exemple, qu’il fut un temps où l’on équipait différemment Air France, Air Inter en matière informatique. C’est-à-dire que l’on ne pouvait même pas rendre compatibles les choses pour prendre des billets conjugués. Ce n’était pas possible. Mais c’était volontairement : les deux directeurs, les deux présidents de l’époque le faisaient volontairement. Cela s’est répété pendant de nombreuses années. On arrive maintenant à une fusion. A partir de ce moment-là, il y a des réactions, obligatoirement.

A. Ardisson : Un problème de culture d’entreprise ?

M. Blondel : il y a effectivement l’affrontement de deux cultures d’entreprise.

A. Ardisson : Donc cela va se régler ?

M. Blondel : Oh, je ne suis pas sûr parce que cela se fera dans une période où, économiquement, cela est très difficile. Vous savez comment cela se passe, généralement – et moi je m’en félicité : quand il y a possibilité de fusion et qu’il y a effectivement friction par culture d’entreprise, on essaye de s’aligner sur le meilleur des statuts ou des conventions de l’une et de l’autre d’entreprise. Cela veut dire que, généralement, cela coûte un peu plus cher. Or là, je ne crois que cela soit possible, donc je crains effectivement qu’il y ait toujours comme cela, de temps en temps, des réactions.

A. Ardisson : La Poste : vous êtes assez forts syndicalement. Est-ce que c’est une journée ou est-ce que cela va durer ?

M. Blondel :  Cela part des centres de tri. Et quand cela part des centres de tri, généralement, c’est assez dur. En fait, c’est tout simplement parce que j’ai l’impression que dans l’esprit, y compris de M. Fillon, la Poste est devenue un moyen de communication dépassé et il considère qu’il faut la maintenir parce que c’est une nécessité. Je dirais que c’est un peu le moyen de communication dépassé et il considère qu’il faut la maintenir parce que c’est une nécessité. Je dirais que c’est un peu le moyen de communication des pauvres et que, notamment sur le plan démocratique, ce serait quand même difficile que la France ne permette plus aux concitoyens de s’écrire. Alors on adapte plus. On a beaucoup modernisé et puis maintenant, on se dit que cela va s’étioler, on va moins s’en servir alors on embauche et on embauche des gens à durée déterminée, des temps partiels, etc. Il y a toujours eu, quand même, dans ce secteur, des gens qui ont fait des travaux exceptionnels, des occasionnels.


Le Parisien : 3 avril 1997

Le Parisien : Les internes, Air France, la Poste, les banques… on assiste ces dernières semaines à une remontée des conflits. Le printemps s’annonce-t-il socialement chaud ?

Marc Blondel : C’est difficile à dire. Nous constations à travers les conflits en cours que les gens réagissent au moment précis où les choses leur tombent dessus. Regardez les internes, ils n’ont vu clair sur ce qui les attendait que très récemment. Du coup, il n’y a pas d’opposition systématique, cela se fait un peu de manière désespérée ! Mais si la politique de restriction se poursuit, il y aura forcément d’autres conflits. Demain l’Aérospatiale, les routiers si le financement de la retraite à 55 ans n’est pas assuré … Je pense qu’on va vers des problèmes majeurs partout.

Le Parisien : Pourquoi ?

Marc Blondel : Parce qu’avec 2,5 % de croissance cette année, on ne pourra que maintenir le taux de chômage au niveau actuel. Il y aura donc logiquement des à-coups sociaux et il suffit d’une petite coordination d’actions pour que les choses puissent prendre un autre tour. Prenez l’affaire des internes, je ne sais pas comment cela va se terminer. Mais si demain le personnel hospitalier était solidaire, la situation pourrait prendre un tour beaucoup plus large et tout pourrait changer.

Le Parisien : Mais on entendait les mêmes arguments l’an dernier et le raz de marée n’a pas eu lieu !

Marc Blondel : En 1996, s’il n’y a pas eu un grand mouvement social, il y a eu beaucoup de conflits, dont certains très durs comme celui des conducteurs routiers. Il est vrai que ces conflits n’ont pas toujours le même effet auprès des médias ou de l’opinion publique.

Le Parisien : Que voulez-vous dire ?

Marc Blondel : Il suffit de regarder des conflits comme Moulinex, qui ont pourtant des conséquences très lourdes sur les effectifs : ils ne passionnent pas les foules. Même chose pour l’affaire Renault-Vilvorde qui, bien que très grave, n’a pas de conséquences directes pour les gens. Par contre, dès que ça bloque dans le ciel, on ressort aussitôt les grands mots : « prise d’otages »…

Le Parisien : Cela ne signifie-t-il pas qu’au-delà des revendications catégorielles, les syndicats ont de plus en plus de mal à mobiliser sur des thèmes généraux ou même sur des revendications européennes ?

Marc Blondel : Il est exact que si nous avions des mots d’ordre plus clairs, nous pourrions relancer les revendications. Je ne pense pas d’ailleurs que cela soit l’objectif de tous les syndicats. Quant à l’Europe sociale, ça ne veut pas dire grand-chose car les pays de l’Union restent concurrents entre eux. De plus, il faudrait que les syndicats se battent contre le patronat et les gouvernements européens. Nous en sommes loin.

Le Parisien : Revenons aux conflits en France. Comment peut-on en sortir selon vous ?

Marc Blondel : On retrouve à chaque fois les mêmes symptômes : mauvaises négociations et absence de dialogue social. Or actuellement j’ignore totalement ce dont nous allons discuter avec le patronat d’ici à la fin de l’année, hormis l’envoi de jeunes à l’étranger. Dans la foulée, le gouvernement se figure que le dialogue social c’est ce qu’il fait Matignon à l’occasion des grand-messes. A sa place, je m’en inquiéterais car tout va lui revenir dans la figure.

Le Parisien : À vous entendre, le gouvernement serait en partie responsable des conflits qui se succèdent depuis plusieurs mois ?

Marc Blondel : Les grèves en cours sont effectivement le produit de l’orientation économique actuelle. Prenez la question de l’emploi, la fameuse priorité des priorités : je suis allé voir Jean Arthuis, le ministre des Finances ; quand je lui parle des banques il me répond qu’il est impossible de suivre une politique d’emploi dans ce secteur. Pareil pour la Sécurité sociale, l’automobile, etc. Résultat, en France, personne ne fait de politique en faveur de l’emploi.


Libération : 21 avril 1997

Oui, les internes défendent une médecine de qualité

Le mouvement des internes a secoué le monde de la santé et de la Sécurité sociale pendant plus d’un mois. Partis de revendications catégorielles, avec la demande d’un moratoire de sept ans pour l’exonération des reversements imposés aux médecins en cas de dépassement de leurs objectifs de dépenses, ils dénoncent maintenant le risque de rationnement des soins contenu dans le plan Juppé et dans les nouvelles conventions médicales, qui en sont une déclinaison.

L’un des intérêts de ce mouvement est qu’il a permis d’ouvrir un vrai débat de société sur la maîtrise des dépenses de santé ; débat qui, jusqu’à maintenant, avait été complètement occulté. Il a obligé les prometteurs du plan Juppé à descendre dans l’arène pour défendre l’indéfendable. Ainsi, Nicole Notat a-t-elle condamné la grève des internes, qu’elle a qualifiée de mouvement conservateur, et elle a sommé le gouvernement de ne pas céder.

Il s’agissait, pour la secrétaire générale de la CFDT, de condamner le mouvement sans ouvrir le dialogue de fond. C’est la même méthode qu’elle avait utilisée en novembre et décembre 1995, lors des manifestations contre le plan Juppé, dont elle revendiquait la paternité. Elle avait alors reproché à FO de faire preuve de conservateurs qu’il ne faut pas écouter. Il s’agit d’une conception pour le moins étrange de la démocratie et de l’action syndicale…

Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : le mouvement des internes est tout sauf un mouvement conservateur. Il s’agit de futurs médecins qui défendent une conception de la médecine en France : une médecine de qualité, pratiquer dans l’intérêt du patient, et avec l’objectif bien compris d’une optimisation des dépenses de santé sans rationnement des soins.

En effet, aujourd’hui, le débat ne porte plus sur la nécessité de maîtriser ou non les dépenses de santé, comme c’était le cas au début des années 1990. La jeune génération des futurs médecins libéraux, incarnée par les internes, les externes et les chefs de clinique, ne conteste pas la nécessité de cette maîtrise. Ce que la jeune génération conteste, c’est la méthode retenue par la plan Juppé pour maîtriser ces dépenses. En effet, en la matière, deux logiques s’affrontent.

La première consiste à dire que la maîtrise des dépenses ne peut être efficace que si elle s’accompagne d’un dispositif comptable qui permette de s’assurer que les enveloppes de dépenses votées par le Parlement ne seront pas dépassées. C’est la logique qui a été retenue par le plan Juppé et par les nouvelles conventions médicales. Ainsi, si les médecins dépassent l’enveloppe budgétaire qui leur aura été attribuée en début d’année, ils seront tenus de reverser la totalité de leurs honoraires correspondant au dépassement et une partie de leurs prescriptions. Cette logique ne tient aucun compte des besoins en soins de la population. Elle risque de conduire à une modification du comportement des médecins, qui pourraient être amenés soit à faire dériver la prescription vers l’un de leurs confrères généralistes, soit à refuser certains soins à leurs patients, de peu de subir des sanctions collectives. C’est ce qui s’appelle le rationnement des soins. C’est une logique que Force ouvrière a toujours refusée.

La seconde logique consiste à recenser les besoins en soins de la population et à maîtriser l’évolution des dépenses de santé à ne pas conduire au rationnement des soins. C’est ce que demandent aujourd’hui les internes.

C’est la voie que nous avions choisie, dès le départ, à Force ouvrière quand nous occupions la présidence de la CNATMS (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés). La convention médicale de 1993 que nous avions négociée avec les médecins reprenait en effet ces principes. C’est cette convention qui a lancé la maîtrise médicalisée de l’évolution des dépenses de santé. Elle avait pour but d’optimiser les dépenses de santé en évitant tout ce qui était inutile, voire dangereux, pour les assurés sociaux, en renforçant la coordination des soins afin d’éviter les actes redondants et en améliorant les pratiques médicales.

Contrairement à ce que l’on a pu dire, la convention de 1993 était efficace, et elle a porté ses fruits : nous avions réussi à ramener le rythme de l’évolution des dépenses de médecine libérale de 10 %, au début des années 1990, à 2,3 % en 1996. La maîtrise médicalisée présente un avantage majeur par rapport à la maîtrise comptable : elle prend en compte l’intérêt des assurés sociaux, puisqu’elle ne conduit pas au rationnement des soins. En plus, elle encourage l’amélioration des pratiques médicales et donc le développement d’une médecine de qualité.

Ce débat de société, s’il est nouveau en France, existe depuis de nombreuses années dans d’autres pays. En Angleterre, par exemple, la question est résumée par ces propos du Pr Ducan Nichol, ancien directeur du National Health Service : « Dans la mesure où le fossé entre la demande et les ressources s’accroît, la question du financement rejoindra celle du rationnement des soins. La question ne sera pas : devons-nous mais comment allons-nous rationner équitablement ? »

C’est parce que le plan Juppé nous conduit tout droit à poser la question en ces termes en France que la confédération Force ouvrière a initié les mouvements sociaux de novembre et décembre 1995 et qu’elle soutient aujourd’hui le mouvement des internes, qui, bien que la grève ait été suspendue, continue sous d’autres formes.

Le débat sur la maîtrise des dépenses de santé est maintenant ouvert. Il va falloir le mener jusqu’au bout, même si cela dérange certains.