Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Les premières discussions réelles sur le Crédit foncier ont lieu aujourd’hui entre les syndicats et le médiateur. En tant qu’ancien Premier ministre, avez-vous été surpris que le gouverneur de la banque ait été pris en otage ?
L. Fabius : Oui, parce que c’est la première fois que ça se faisait. On ne peut pas être favorable, bien sûr, à une prise d’otage, mais en même temps, il faut reconnaître que c’est cela qui a attiré les médias sur le conflit et qui a permis sans doute que les choses se décoincent.
J.-P. Elkabbach : Faut-il généraliser ceci pour attirer les médias ?
L. Fabius : Non, clairement.
J.-P. Elkabbach : Quelle part de responsabilité la gauche se reconnaît-elle dans la situation du Crédit foncier ?
L. Fabius : Je vous rappelle – et surtout au gouvernement – que la gauche n’est plus au pouvoir depuis maintenant quatre ans. Donc, l’histoire de l’héritage remontant à F. Mitterrand, pourquoi pas au Front populaire… ! Il faut maintenant passer à la vraie étape : il· y a eu des responsabilités immédiates. Maintenant, il faut se tourner vers l’avenir. Pour ce qui est du Crédit foncier, le vrai problème est de savoir si on veut des instruments pour le logement social ou si on veut les tuer.
J.-P. Elkabbach : À votre avis ?
L. Fabius : Il faut laisser tomber le plan Arthuis, qui n’est ni fait, ni à faire, et se dire : voilà un établissement qui gagne de l’argent, qui a des salariés très compétents, que peut-on faire pour le remettre sur pied ?
J.-P. Elkabbach : N. Sarkozy disait hier au Club de la presse que le système bancaire français ressemble de plus en plus à la sidérurgie. Il faut réformer le système ?
L. Fabius : Oui, sûrement. Il y a encore beaucoup de productivité à faire : il faut être plus performant et tenir compte aussi de la situation des salariés. Donc, il y a beaucoup de réformes à faire dans ce domaine.
J.-P. Elkabbach : Tout le monde part en croisade pour donner des emplois aux jeunes. Le Président de la République visite cet après-midi, dans les Hauts-de-Seine, l’espace Cyber-Jeunes, qui offre à la disposition des jeunes de 16 à 25 ans, toutes sortes de demandes d’emplois en France et à l’étranger via le multimédia. J. Chirac a-t-il raison de s’impliquer autant sur ce problème-là ?
L. Fabius : Bien sûr. Maintenant, ce qui va être intéressant, c’est de voir s’il a des choses nouvelles à annoncer concrètement. Si c’est simplement une attention humaine, c’est sympathique, mais ce qu’on attend du Président de la République et du gouvernement, ce sont des décisions concrètes à la fois pour modifier la politique économique – parce que s’il n’y a pas de croissance, il n’y aura pas de création d’emplois – et spécifiquement dans le domaine des jeunes : c’est là-dessus que j’attends le Président.
J.-P. Elkabbach : Dans le projet du PS, vous promettez 700 000 emplois aux jeunes en deux ans. On a envie de se demander par quel miracle. N’est-ce pas le privé qui crée plus d’emplois que le public aujourd’hui ?
L. Fabius : À la fois le privé et les besoins collectifs. Revenons en un mot sur ce projet : on a dit 350 000 emplois pour les moins de 26 ans dans les besoins collectifs – à savoir les besoins pour les jeunes, pour les personnes âgées, pour l’environnement. Ça ne veut pas dire du tout que ce seront nécessairement des emplois publics : ça peut très bien être des emplois pour les associations, pour toute une série de demandeurs, financés par un redéploiement des fonds budgétaires. Il ne s’agit pas de mettre de l’argent en plus ! C’est comme ça qu’il faut procéder. Je pense même qu’il faudrait, assez rapidement, une fois qu’on aura défini notre maquette, lancer une espèce d’appel public à toutes les associations, en disant : « voilà ce que nous proposons, si vous avez des besoins à satisfaire, dites-le nous pour qu’il n’y ait pas de retard. »
J.-P. Elkabbach : Vous n’imaginez pas la création autoritaire d’emplois ?
L. Fabius : Non, ce n’est pas possible.
J.-P. Elkabbach : Et les stages diplômants ? On se bat sur leur durée, leur rémunération. N. Sarkozy disait que reculer, ce serait un péché contre la jeunesse. Il faut les faire, ou bien est-ce une astuce pour ressortir le CIP ?
L. Fabius : Tout dépend de ce qu’on met dedans : s’il s’agit de développer ce qu’on appelle l’enseignement en alternance – faire en sorte que les étudiants aient plus la pratique de l’entreprise – très bien. Mais s’il s’agit de faire baisser artificiellement le nombre des chômeurs et de payer 1 500 francs des jeunes pour démarrer dans la vie, non. Donc, ne nous battons pas sur les mots : essayons d’avancer sur les choses.
J.-P. Elkabbach : Tout ce qui peut créer des emplois doit-il être soutenu ou pas ?
L. Fabius : Bien sûr que oui. Mais ça commence par une modification de la politique économique pour relancer la croissance. Il y a des efforts spécifiques à faire à la fois dans le privé et le public pour l’emploi des jeunes. Mais on n’y arrivera pas si on n’augmente pas le nombre d’emplois par une politique économique différente qui fasse plus de place au pouvoir d’achat dans le privé, qui permette de baisser encore plus les taux d’intérêt.
J.-P. Elkabbach : Il faut suivre une autre politique économique et donc que la gauche arrive au pouvoir ?
L. Fabius : Il est rare qu’on puisse changer de politique sans changer de majorité.
J.-P. Elkabbach : Le Président de la République et le Premier ministre s’engagent sur les jeunes. N’avez-vous pas l’impression que la campagne des législatives est lancée ?
L. Fabius : De ce côté-là, sûrement : on voit bien ce que le Gouvernement essaie de faire. Il essaie de dire, comme « Moi Tarzan, toi Jane » : « Moi la réforme, toi le conservatisme ». En fait, les gens ne sont pas dupes : il y a des réformes qui sont positives et puis, il y a des réformes qui sont faites pour démolir. Or, la gauche, par définition, elle est réformiste. Donc, dans la masse de réformes qu’entreprend le Gouvernement nominalement, il y en a qu’on peut soutenir : on a voté l’autre jour pour la réforme de la Cour d’assises. Et puis, il y en a qui sont des réformes de démolition, qu’il n’est pas question de soutenir. Si les Français nous font confiance, nous devrons engager tout un champ de réformes progressistes.
J.-P. Elkabbach : La réforme de la SNCF, vous êtes pour ou contre ?
L. Fabius : Il faut faire bouger la SNCF parce que c’est une entreprise qui est malade. Mais, d’une part, on ne la fera pas bouger sans une politique générale des transports qui n’est pas mise en place. Deuxièmement : il n’y a pas d’argent assuré à la clé dans la réforme que propose le Gouvernement. Troisièmement : en filigrane, se dessine la privatisation de toute une série de secteurs.
J.-P. Elkabbach : Mais pour la SNCF, c’est oui ?
L. Fabius : Non. C’est non.
J.-P. Elkabbach : La réforme de la Défense ? C. Millon ouvre demain le débat à l’Assemblée.
L. Fabius : Je suis pour la suppression du service national et je suis pour le fait qu’on modifie ce Rendez-vous citoyen. Cinq jours, ça ne correspond à rien.
J.-P. Elkabbach : Si la gauche revient au pouvoir, elle ne modifie pas ce projet ?
L. Fabius : Elle ne revient pas sur la suppression du service.
J.-P. Elkabbach : La réforme de la justice ? Vous aviez dit « Chiche ! »
L. Fabius : Exact : j’ai dit « chiche ! » parce que cela fait longtemps qu’on a besoin d’une réforme de la justice qui passe par trois sortes de décisions : des moyens supplémentaires, c’est-à-dire le contraire de ce qu’a fait jusqu’ici le Gouvernement ; une vraie indépendance, l’autonomie du Parquet – c’est tout à fait faisable en modifiant le Conseil supérieur de la magistrature ; un vrai respect de la présomption d’innocence. Ce sont des mesures techniques qui ne sont pas difficiles à prendre.
J.-P. Elkabbach : C’est quoi pour vous, la présomption d’innocence, vous qui devez le savoir mieux que quiconque ?
L. Fabius : Ça veut dire que, lors de trois phases en particulier - la mise en examen, la détention préventive et le non-lieu ou le transfert devant la juridiction –, le débat soit public et les décisions ne transitent pas unilatéralement.
J.-P. Elkabbach : 1997 sera une année décisive pour l’Europe et la monnaie unique. Êtes-vous favorable à l’euro ?
L. Fabius : Oui, tout à fait favorable. Mais je suis pour un euro sous certaines conditions. Vous avez vu que nous définissons quatre conditions. L’esprit général est de dire qu’on est pour un euro de croissance, pas pour un euro de chômage et de récession. Seulement, il va falloir aller plus loin : si ces conditions sont remplies, nous serons pour ; si elles ne le sont pas, il faudra de nouveau reprendre l’affaire à nos frais. Il faudra dire également que ce sera le nouveau gouvernement et la nouvelle Assemblée nationale qui en décideront.
J.-P. Elkabbach : Le nouveau gouvernement de droite ou de gauche ?
L. Fabius : Oui.
J.-P. Elkabbach : Si vous gagnez, vous remettez en cause la monnaie unique ?
L. Fabius : Non : nous avons fixé des conditions. Elles sont possibles, mais pas d’euro à n’importe quelles conditions : l’euro oui, s’il permet d’aller vers la croissance et l’emploi.
J.-P. Elkabbach : Maastricht était-il incomplet ?
L. Fabius : Oui. Maastricht a adopté le principe de l’euro, mais pas les modalités. Donc, il va falloir se prononcer sur les modalités.
J.-P. Elkabbach : Maastricht, c’était l’œuvre de Kohl, Delors et Mitterrand.
L. Fabius : C’était une génération. J’ai voté pour Maastricht, non par enthousiasme mais parce que j’avais pensé que si on votait contre, cela ferait faire 25 années de retour en arrière. Mais maintenant, c’est dépassé. Il faut donc se poser la question à la fois de la Conférence intergouvernementale et de l’euro avec les conditions que nous y mettons.
J.-P. Elkabbach : Répondez-vous oui à la proposition du PCF d’organiser un référendum sur la monnaie unique ?
L. Fabius : Je crois que la bonne solution sera de demander à la nouvelle Assemblée nationale, élue largement autour de ce thème, de dire oui ou non.
J.-P. Elkabbach : Le PS a rendu hommage à F. Mitterrand à Château-Chinon. On y a vu L. Jospin, beaucoup d’autres, pas vous. Vous vous démarquez ?
L. Fabius : Pas du tout : ce jour-là, je soumettais ma candidature aux militants de ma circonscription pour être candidat député en 1998. Ils ont bien voulu répondre oui. Sinon, j’y serais allé. Mais, il y aura d’autres hommages, en particulier le 19 février à l’Assemblée nationale : ce jour-là, le président Séguin, en notre présence, celle des députés socialistes et de la famille de F. Mitterrand, rendra hommage à F. Mitterrand.