Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la recherche biologique et médicale, à l'Assemblée nationale le 27 février 1998.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque sur la recherche biomédicale française à l'Assemblée nationale le 27 février 1998

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Chers amis,

C’est avec plaisir que j’ouvre ce colloque. J’ai été le ministre de tutelle de la recherche il y a quelques années et ce fut pour moi une expérience passionnante. Cette passion, je la retrouve en vous, intacte. De fait, la qualité et la diversité des intervenants, – chercheurs, laboratoires, hôpitaux, industriels, administrations, médecins et associations – montrent la complémentarité de réflexion et d’action qui doit exister dans ce domaine. Des chercheurs et des institutions motivés, des industries performantes, des objectifs d’intérêt général, doivent être conciliés dans ce que j’appelle un projet partenaire. Bravo, donc, à Claude Bartolone pour cette initiative si utile qu’elle vous a obligé, je crois, à refuser du monde.

La recherche biologique et médicale est en effet, comme l’espace, comme le virtuel, l’informatique, comme l’écologie, une des nouvelles frontières de l’aventure humaine. Les enjeux dépassent chacun des protagonistes. Tous, nous nous effaçons devant ceux qu’il faut soulager et guérir. Car la recherche biomédicale, ce n’est pas qu’une compétition industrielle, des délimitations de propriété. C’est aussi un problème budgétaire et un sujet international. C’est une question de culture et d’égalité d’accès. C’est avant tout une dimension du scientifique, du social, du vivant et une invitation à la morale.

C’est pourquoi le législateur ne peut en ignorer les avancées. Par des textes d’orientation, par des mesures d’incitation, par une volonté d’évaluation, il doit en favoriser l’efficacité, en garantir l’humanité. Au sein de notre Parlement, vous savez qu’un office en est chargé. Dans quelques semaines, sous la forme, nouvelle en France, d’une « conférence de consensus citoyenne », il engagera un débat sur les Organismes Génétiquement Modifiés. À nous de l’aider et de l’utiliser.

Globalement, la France peut être fière de la façon dont elle a pris position sur la procréation médicalement assistée, les dons d’organe, le contrôle des manipulations génétiques, le consentement éclairé de tout participant à une expérimentation clinique. Ces règles ne peuvent pourtant pas suffire. Le problème, je l’ai dit, a une autre dimension. Microbes et bactéries se moquent des États et des drapeaux. C’est la planète entière qui doit s’en préoccuper. En attendant que l’on comprenne enfin que ce sujet, comme la protection de l’environnement, comme la conquête de l’espace, par ses implications sur l’avenir, sur notre vie et, après, celle de nos enfants, ne peut être traité que dans le cadre des Nations réunies, l’Europe, à travers les projets qui relèvent d’Eurêka, doit être le moteur d’un plan d’ensemble concerté. Mais, comme sur beaucoup d’autres sujets, je la sens hésitante, là où elle devrait être solidaire et entreprenante. Pour elle-même et pour servir de point d’appui à d’autres continents parfois plus éprouvés. Il est donc indispensable que le politique, pas seulement en France, ne reste pas ignorant des conséquences et des déterminants de la recherche biomédicale, qu’il s’y investisse et concoure à y introduire éthique et déontologie.

Nous savons qu’au plan international des textes importants ont déjà été signés. Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, protocole portant interdiction du clonage humain, déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme. Ils ont en commun de vouloir encadrer la « face sombre » de la science, les expérimentations médicales abusives, par des valeurs morales afin d’en préserver la « face claire », c’est-à-dire le progrès. De la naissance de la brebis Dolly jusqu’à l’autorisation de la mise en culture du maïs transgénique, l’actualité scientifique conduit le politique à se prononcer pour protéger l’intérêt général.

Le principe de prudence doit être à cet égard systématiquement appliqué. Le principe de précaution doit s’imposer. Les 15 dernières années nous ont confirmé que ce n’était pas facile. Certains le considèrent parfois comme un frein. D’autres évoquent des effets pervers. On ne peut à la fois vouloir « risque zéro et thérapies innovantes » disent-ils. C’est un point dont il faudra débattre au Parlement, en concertation avec vous, quand viendra le réexamen, prévu par les textes, des lois bioéthique.

J’ajoute que la diffusion des connaissances dans le monde scientifique lui-même est une chose essentielle. Nous savons qu’il faut du temps pour qu’une partie significative du corps médical ait connaissance d’abord d’une découverte majeure, puis modifie ses conduites thérapeutiques. Il ne s’agit pas de stigmatiser les médecins praticiens, même si l’on sait qu’il y a là également un problème de formation continue, mais de se demander comment nous pouvons les aider à accéder aux informations de base. 20 000 revues médicales sont publiées aujourd’hui dans le monde ! Quel article faut-il lire ? Les chercheurs doivent contribuer à cette sélection, et, peut-être aussi, utiliser davantage pour cela les nouvelles technologies. L’informatisation prévue dans le cadre du réseau santé pourrait être l’occasion de développer l’usage de bases de données scientifiques et médicales sécurisées par les professionnels de la santé. De ce point de vue, si, comme on le dit ici ou là, la banque de données de références en langue française de l’INSERM venait à disparaître, ce serait certainement un handicap.

Information, éthique, déontologie, formation, sont donc des points très importants. Outre ces aspects, cette journée évoquera la collaboration entre l’ensemble des partenaires de la Santé qu’ils soient publics ou privés. Il faut à notre pays, parce que c’est sa tradition, sa réussite et sa culture, outre des entreprises privées performantes, un secteur public dynamique. Même s’il convient, je crois, d’envisager des possibilités pour les chercheurs qui ne s’apparentent plus au fonctionnariat, même s’il y a parfois dans certaines unités trop de temps passé en commission par rapport aux « labos » , même s’il y a évidemment des réformes à conduire, je ne suis pas de ceux qui montrent le CNRS ou les grands organismes publics de recherche du doigt ou veulent y faire disparaître les sciences du vivant. Il est clair que l’État doit soutenir la recherche.

Mais les grands organismes de recherche ne peuvent rester isolés. Coordonner les institutions publiques, les adapter sans cesse à un management moderne de la science, passer davantage de contrats entre les laboratoires de recherche et l’industrie, mobiliser des moyens financiers et humains, renforcer l’efficacité des recherches par l’apport de plusieurs disciplines, valoriser les acquis de la recherche fondamentale ou cognitive dans les débouchés de la recherche appliquée, solliciter davantage l’Université, bref faire travailler étroitement ensemble public et privé, ainsi que cela se passe déjà un peu dans le domaine de la génétique grâce à l’AFM constituent autant de voies qu’il faut suivre.

Car élément de croissance, la recherche biomédicale constitue aussi un enjeu économique massif pour la France et l’Europe. Le marché mondial des produits pharmaceutiques issus des biotechnologies a triplé en 7 ans pour atteindre 1400 milliards de francs. Un marché dominé par quelques grands groupes dans lequel la concentration se renforce. Un marché technologique dans lequel la recherche représente 27 milliards de dollars. Un marché où seuls 11 produits dégagent un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard de dollars. Un marché où les molécules tombées dans le domaine public, les médicaments génériques ne sont pas assez exploités.

Le rôle que joue la France dans ce secteur, s’il est encore significatif, se dégrade à en juger par les autorisations de mise sur le marché de molécules innovantes. Le Gouvernement a exprimé, le 18 février dernier, sa volonté de restaurer la place de notre pays parmi les « grands » découvreurs de médicaments : assurément, il n’y a pas de temps à perdre. Nos entreprises dans ce secteur sont en effet devenues en général moyennes. N’attendons pas qu’elles deviennent nécessairement petites ou étrangères. Quant aux industries de biotech, leur situation est souvent inquiétante, voire carrément mauvaise. La France a proportionnellement à son effort de recherche financé sur fonds publics, l’industrie la plus faible. Sait-on que la valeur du chiffre d’affaires des jeunes entreprises créées, depuis 10 ans, dans le secteur de la recherche biomédicale est, dans notre pays, inférieure à celles créées en Israël ?

Là comme dans d’autres domaines l’exil des cerveaux est peut-être plus préoccupant encore que la fuite des capitaux. Non qu’il faille, bien sûr, se replier sur notre territoire, mais trop de jeunes, formés en France, ne trouvent pas les débouchés nécessaires. Pour le moment notre pays ne parvient guère à proposer un emploi après leur thèse aux post-doctorants ou à accueillir assez de chercheurs étrangers. Paradoxalement l’État paye pourtant un grand nombre de stages aux États-Unis à des post-doctorants français qui ne reviendront pas. La création d’entreprises innovantes, grâce au capital-risque, au soutien des laboratoires de recherche et à l’essaimage mais aussi en rendant plus facile pour les scientifiques, comme pour les créateurs, les crédits d’impôts liés à leur activité, d’autres dispositions encore, devrait être une priorité. Je plaide pour une société de la créativité.

Les chercheurs doivent aussi disposer d’un environnement favorable à leurs travaux pour vivre et travailler en France. Il y a des mesures coûteuses. Il en est aussi de simples. Il est par exemple anormal que des chercheurs de renom doivent s’exiler pour continuer leur carrière au-delà de 60 ou 65 ans. Pourquoi ne pas autoriser de façon exceptionnelle, et après avis d’un Comité scientifique, des chercheurs qui ont dépassé ce qu’il est convenu d’appeler l’âge de la retraite, à poursuivre leurs travaux ? Les enjeux nous imposent d’être ouverts et pragmatiques.

Enfin la recherche ne peut ni être fondée sur le seul principe de rentabilité économique, cela à l’instar de la plupart des grands actes de santé publique et je crois que le précédent ministre de la Santé a pris la bonne décision en abolissant le numerus clausus inique qui limitait l’accès aux trithérapies, ni fabriquer de l’exclusion. Je sais que la réduction des cycles de recherche est sans doute justifiée par l’efficacité budgétaire et financière. Elle risque néanmoins de concentrer des moyens sur les molécules les plus prometteuses, et de laisser apparaître des niches de « non-recherche ». Or la médecine ne doit pas créer de nouvelles inégalités. Il n’est pas normal, à la veille du prochain millénaire, que l’on abandonne l’idée d’éradiquer certaines maladies infectieuses, contre lesquelles des moyens de prévention ou de guérison existent, parce qu’ils ne sont pas accessibles à tous, ou que des femmes, des hommes soient écartés des hôpitaux ou de la médecine de ville, faute de protection sociale.

On touche là une approche non seulement scientifique mais philosophique : les progrès médicaux nés de la recherche biomédicale doivent bénéficier au plus grand nombre. Ce plus grand nombre n’est pas uniquement un plus grand nombre de Français. 15 % de la population mondiale consomme 80 % du marché des médicaments. Un rapport de l’OMS montre que 50 % des besoins mondiaux sont non couverts faute de traitement connu. Pour certains, bien sûr, la recherche scientifique et la médecine sont encore impuissantes. Mais trop d’affections sont délaissées par les laboratoires, au seul prétexte qu’elles touchent surtout les malades des pays en développement moins solvables. Des orientations vers une recherche spécialisée dans les maladies lourdes et épidémiques avec des traitements adaptés aux modes de vie de ces pays devraient être renforcées dans le cadre des programmes européens. Tel exemple récent montre qu’on peut réussir.

Mesdames et Messieurs, la recherche biomédicale dessine ainsi les contours de « la médecine du futur ». Mon souhait, c’est que la France, qui en a intellectuellement les atouts, soit en pointe dans ce domaine. Sans jamais oublier l’essentielle dimension humaniste. Une médecine pour tous, une médecine solidaire, telle est, en effet, je crois, la voie du progrès et de l’avenir. Ma conviction comme responsable français – j’ai essayé d’en montrer certains moyens –, c’est que la recherche biomédicale peut et doit avoir une place centrale. Merci.