Interview de M. Charles Josselin, secrétaire d'Etat à la coopération et à la francophonie, dans "Les Echos", "Le Monde" et "La Croix" du 6 février 1998, sur la politique de coopération après le rattachement du secrétariat d'Etat au ministère des affaires étrangères, la notion de "zone de solidarité prioritaire" et sur la création de l'Agence française de développement.

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Circonstance : Décision lors du Conseil des ministres du 4 février 1998 de regrouper sous l'autorité du ministère des affaires étrangères les services du secrétariat d'Etat à la coopération

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Texte intégral

Entretien avec le quotidien « Les Échos » (Paris, le 6 février 1998).

Q. – Dans le cadre de la réforme du dispositif d’aide au développement, vous serez prochainement promu ministre délégué à la coopération. De quelle zone géographique serez-vous responsable ?

R. – Je ne serai pas cantonné à une région donnée. Il n’y a plus de champ. Je suivrai tous les pays concernés d’une manière ou d’une autre par une question de coopération internationale ou de développement. Le Premier ministre a défini une « zone de solidarité prioritaire ». C’est évidemment à l’intérieur de celle-ci que j’aurai le plus à faire. Cette zone, qui comprend pour le moment les 36 pays éligibles au Fonds d’aide et de coopération (FAC), n’est d’ailleurs pas figée. Elle est appelée à évoluer au fil du temps. Le comité interministériel de la Coopération internationale et du développement (CICID), créé mercredi, pourra tout à fait ouvrir la « zone de solidarité prioritaire » à de nouveaux pays. Il pourra aussi décider d’en exclure certains États en cas, par exemple, d’atteintes graves aux Droits de l’Homme.

Q. – Les contours actuels de cette zone ne sont-ils pas trop proches de ceux du traditionnel « pré-carré » français en Afrique ?

R. – Absolument pas. Le Mozambique ou l’Angola, qui en font partie, n’appartiennent pas à ce que l’on appelle habituellement le « pré-carré ». Sur les 36 pays, beaucoup ne sont pas francophones, lors des prochaines réunions du CICID, je plaiderai pour que la zone s’ouvre à de nouveaux États.

Q. – Après l’absorption du ministère de la coopération par celui des affaires étrangères, ne craignez-vous pas de devenir un simple porte-parole sans autorité sur une administration ou des services, comme l’est un peu le ministre délégué chargé des affaires européennes ?

R. – La comparaison ne me paraît pas pertinente. Il n’y a jamais eu de service des affaires européennes ; or, il y a à l’heure actuelle une direction du développement au ministère de la Coopération. Ministre délégué chargé de la coopération et de la francophonie, je pourrai m’appuyer et avoir autorité sur des services clairement identifiés.

Q. – Mais n’est-il pas justement question, à terme, de supprimer la direction du développement ?

R. – Il est trop tôt pour le dire. Les discussions commencent. Elles vont impliquer les personnels des administrations. Nous avons comme ambition d’avoir redessiné l’organigramme au mois de juin – avant l’été. Le problème ne se pose pas en termes de suppression, mais de réorganisation.

Q. – Le chef de l’État a insisté sur le maintien d’un « flux suffisant d’aide publique » et sur la nécessité d’un « budget clairement identifié ». Sera-t-il entendu ?

R. – Oui. Il y aura une identification claire : un ministre, des services, un budget. Concrètement, il y aura un budget unique correspondant au pôle diplomatique unique affaires étrangères coopération. Mais, à l’intérieur de celui-ci, une nomenclature particulière permettra d’identifier les crédits d’investissement et d’intervention de la coopération. Ce budget opérationnel de la coopération sera présenté par le ministre délégué chargé de la coopération, qui participera à la négociation de ses crédits aux côtés du ministre des affaires étrangères.

Q. – Y aura-t-il des suppressions de postes, contractuels notamment ?

R. – La réforme ne change rien à la question de l’intégration des contractuels. J’espère bien que nos moyens budgétaires nous permettront de conserver les compétences réunies dans cette maison. Dans certains domaines, comme l’agronomie ou les télécommunications, les personnels détachés nous sont d’une grande aide.

Q. – Certains responsables socialistes prônaient une « grande agence » de développement. Pourquoi n’avez-vous pas exaucé leurs vœux ?

R. – Mais la « grande agence » est là. C’est l’Agence française de développement, qui va succéder à la Caisse française de développement. Elle aura des compétences accrues par rapport à celle-ci, qui est déjà une grande maison, avec plus de 1 500 personnes, 48 pays d’intervention et de très importants engagements. Elle opérera dans de nouveaux domaines, comme la santé ou l’éducation, mais avec une tutelle politique renforcée.


Entretien avec le quotidien « Le Monde » (Paris, le 6 février 1998).

Q. – Qu’est-ce qui change avec la réforme de la coopération ?

R. – D’abord, on met fin à ce qui pouvait apparaître comme une vraie ambiguïté : une politique extérieure conduite au Quai d’Orsay et une rue Monsieur, les deux se contredisant parfois. Cette unification me paraît représenter un progrès considérable. En plus, on devrait ainsi, même si je sais bien qu’une réforme n’y suffira pas tout de suite, donner de la coopération une image plus transparente, plus positive. Moins opaque, oserais-je dire, parce que c’est quand même un peu cela qui, pendant un certain nombre d’années, a marqué et a déformé cette politique, qui était faite de générosité.

Q. – Vous semblez mettre en cause votre maison...

R. – Pas forcément ma maison, tellement de gens s’occupent de coopération, et pas seulement rue Monsieur ! J’aimerais bien maintenant qu’en réduisant un peu le nombre d’acteurs, on lui donne plus de lisibilité et de clarté. Ce qui va changer par ailleurs, c’est le fait qu’on fasse rentrer la relation des pays africains avec la France dans le champ normal des relations diplomatiques, c’est une manière de les intégrer dans le concert des nations, de les désenclaver. Cela n’a pas été compris. Si l’on maintient une structure administrative spéciale pour les Africains, c’est comme s’ils ne pouvaient pas justifier de la relation internationale normale, or nous entendons bien avoir avec eux une relation de partenaires. Ce ne sont d’ailleurs pas les nouvelles élites africaines qui se sont plaintes de cette réorganisation, mais plutôt des chefs d’État qui avaient des habitudes correspondant à une autre histoire. Il nous a fallu à la fois répondre aux nouvelles élites africaines qui ont envie d’avoir avec la France, une coopération normale, débarrassée de nostalgies et de culpabilités, et aux chefs d’État qui, eux, considéraient que la rue Monsieur était un peu « leur » ministère.

Q. – On dit qu’on change, mais dans le même temps on dit à ces chefs d’État qu’on ne change pas, on crée pour eux une « zone de solidarité prioritaire »...

R. – La zone de solidarité prioritaire, ce n’est pas seulement le pré-carré francophone. Ça l’est aussi, mais pour des raisons objectives, parce que ces pays-là, particulièrement en Afrique de l’Ouest, restent économiquement parmi les pays les moins avancés. Qu’il y ait en plus des raisons historiques, c’est évident. Mais dans la zone de solidarité prioritaire, il n’y a pas que ceux-là, il y a l’ensemble des pays de l’ACP et de ceux qui bénéficient du Fonds d’aide et de coopération, lequel avait déjà élargi ce qu’on appelait traditionnellement le « champ ». Le comité interministériel qui vient d’être créé à vocation à modifier s’il le souhaite le périmètre de cette zone prioritaire. Il n’est en outre pas évident que tous les pays à l’intérieur de cette zone seront forcément traités de la même manière. Je n’écarte pas qu’en tenant compte du degré de pauvreté relative – donc de richesse relative – et des efforts faits, des inflexions soient apportées au taux d’aide que la France apporte à l’un ou l’autre. Nous voudrions justement sortir d’une sorte de droit de tirage automatique. Ces inflexions se matérialiseront au travers des accords pluriannuels de partenariat et de développement que nous conclurons désormais avec chacun de ces États.

Q. – Où en est la coopération avec la République démocratique du Congo ou avec le Rwanda, qui font partie de la zone prioritaire ?

R. – Il y a de la coopération civile partout. En ce moment même, au Rwanda par exemple, avec lequel la relation diplomatique n’est pas la meilleure, il y a des ONG qui, avec l’argent de la France, continuent à travailler dans les domaines de la santé, de la formation. Je regrette que des projets importants (je pense à un projet d’hôpital) ne puissent pas pour l’instant être mis en œuvre, parce que la relation politique n’est pas régularisée ; j’espère qu’elle pourra l’être dans les mois qui viennent.

Q. – Quand les discussions sur la réforme ont débuté, vous ne souhaitiez probablement pas le système qui est annoncé aujourd’hui ?

R. – Cette réforme ne peut pas être baptisée « réforme Josselin ». D’abord parce qu’avant d’être appelé rue Monsieur je n’avais pas pris beaucoup de temps pour y réfléchir. C’est à l’intérieur du Parti socialiste que la réflexion a été conduite, rejoignant d’ailleurs la préoccupation de pratiquement tous ceux qui suivent de près l’évolution de la coopération et se sont rendu compte qu’il fallait moderniser, adapter nos outils à une réalité qui avait complètement changé. C’est ce que Jacques Chirac a dit mercredi en conseil des ministres, c’est ce qu’Alain Juppé avait essayé de faire, et c’est ce que Lionel Jospin a voulu, en y mettant peut-être plus de détermination que d’autres et en nous assignant une sorte d’obligation de résultat.

Q. –  Quel sera le rôle du ministre délégué ?

R. – En interne, je ne suis pas sûr qu’il y ait une grande différence avec les responsabilités que j’assume aujourd’hui, cela ne change pas ma relation avec les services de la coopération ; mais cela devrait me permettre d’utiliser les compétences de certains services du Quai d’Orsay, en particulier la direction générale. Le fait d’être ministre délégué implique que j’assiste aux conseils des ministres ; c’était important surtout pour les Africains, qui pensent qu’on est ainsi plus proche du pouvoir, que les messages sont ainsi mieux relayés.

Q. – Le ministère de l’Économie et des Finances ne se taille-t-il pas la part du lion dans le nouveau dispositif ?

R. – Il avait une grosse part, il la garde. Il garde par exemple le leadership dans les relations avec le Fonds monétaire international, et il garde la tutelle de gestion sur la Caisse – qui devient l’Agence française de développement. Pour ses orientations, ses choix stratégiques, cette agence dépend d’un comité directeur dans lequel il y a actuellement un représentant des affaires étrangères, deux de la coopération et deux des finances. Aux termes de la réforme – je ne vous cache pas qu’il y a eu là un débat, Lionel Jospin a tranché –, l’ensemble affaires étrangères-coopération aura trois représentants et le ministère de l’économie et des finances, deux : il n’y a pas modification du rapport de forces. En outre, si Bercy est compétent pour les relations financières internationales, il est prévu que dans la délégation française à la Banque mondiale, dirigée par un fonctionnaire du Trésor, il y aura désormais un représentant du ministère des affaires étrangères.

Q. – Que devient la francophonie ?

R. – Elle a été conservée dans l’organisation actuelle : le ministre en charge de la coopération est en charge de la francophonie. Nous y voyons quelques avantages, notamment parce que la plupart des pays francophones sont au Sud, mais on pourrait imaginer une autre organisation.

Q. – Et l’action humanitaire ?

R. – Aussi.

Q. – Mais provisoirement ?

R. – Je ne suis pas dans la tête de Lionel Jospin. Est-ce que nous resterons vingt-six au gouvernement, ce qui représente un gouvernement compact ? Je ne sais pas ce qui se passera au lendemain des régionales, mais on pourrait imaginer une autre organisation.

Q. – Comment la discussion sur la réforme s’est-elle passée avec l’Élysée ?

R. – Nous connaissions le souci du Président de la République, qui avait dit vouloir conserver l’existence du ministère de la Coopération. Il a été sensible à l’identification marquée de la coopération dans le nouveau dispositif.

Q. – Il est à l’origine de cela ?

R. – Nous-mêmes l’avons proposé. La triple identification de la coopération, c’est : un ministre délégué, des services, l’identification des crédits d’investissement et d’intervention de la coopération dans le budget des affaires étrangères. Cela est apparu au Président de la République comme suffisant pour préserver le concept et la réalité de la coopération.

 

Entretien avec le quotidien « La Croix » (Paris, le 6 février 1998)

Q. – Cette réforme du ministère de la Coopération, est-ce la fin du ministère « ancienne manière », accusé souvent d’être une officine des affaires franco-africaines ?

R. – La réforme engagée se donne un objectif majeur renforcer l’unité et la cohérence de la coopération internationale menée par la France. Il était devenu essentiel de rapprocher toutes les attributions de ce que l’on a appelé le pôle diplomatique de la coopération française. Alors, oui, ce rapprochement signifie que tous les services appartiendront désormais à un ensemble unique. Ils seront identifiables, mis à la disposition d’un ministre délégué, sous l’autorité du ministre des affaires étrangères. Vous avez raison de dire qu’il s’agit de la fin du ministère « ancienne manière ».

Mais la réforme se donne aussi d’autres buts : efficacité, lisibilité des actions menées, transparence. La nouvelle Agence française de développement (NDLR : l’actuelle Caisse française de développement), déjà principal outil financier de la coopération, verra ses compétences élargies. Une meilleure coordination se fera grâce à un comité interministériel. Nous voulons la transparence : la société civile sera associée à la réflexion, grâce à la création du Haut Conseil de la coopération internationale.

N’imaginons pas qu’il y avait jusqu’ici une part d’ombre qui aurait été l’apanage du ministère de la Coopération. Les « affaires franco-africaines », comme on dit, étaient aussi abordées en dehors des instances gouvernementales. On a souvent parlé de domaine réservé. Il y a eu des caricatures. Il y a eu du vrai. Nous ferons en sorte que soient levés toute ambiguïté, tout malentendu.

Q. – L’Afrique francophone demeure-t-elle une priorité ?

R. – Bien évidemment. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais nous voulons engager un nouveau dialogue avec d’autres pays d’Afrique sub-saharienne, tels l’Afrique du Sud et les pays anglophones, accroître l’intensité des liens régionaux entre pays d’Afrique invités à devenir davantage, entre eux, des partenaires dans le développement du continent. Le cloisonnement actuel est réducteur. Il ne favorise pas une approche conjointe des problèmes du continent : environnement, les grandes endémies, Sida, mouvements de populations et démographie.

Q. – La société pétrolière Elf vient d’être accusée d’être partie prenante dans la guerre civile au Congo. À votre avis, y aura-t-il toujours une politique parallèle de la France en Afrique ?

R. – Il faudrait demander à Elf si elle se considère comme ayant été « partie prenante » ! Elf est nécessairement en relation avec les gouvernements successifs du Congo, comme toutes les autres compagnies pétrolières présentes. Toutes paient des impôts et des redevances à l’État, comme partout dans le monde. Pourrait-on imaginer qu’elles cessent de le faire ? Pourrait-on imaginer qu’elles dictent à l’État bénéficiaire l’affectation de ces ressources ? Pourrait-on imaginer que les Etats n’aient pas juridiquement la possibilité de garantir des emprunts sur les recettes à venir ? Ce n’est pas de bonne politique, certes, et nous l’avons dit. Tout achat financé par l’État sur ses ressources, comme cela s’est passé au Congo, n’est pas nécessairement judicieux ou légitime. Pour autant, en conclurons-nous que cette compagnie, ou d’autres, était « partie prenante » ?

Partout dans le monde, les intérêts économiques liés à l’énergie, aux mines, on les enjeux et les investissements sont considérables, donnent une acuité particulière à la relation entre le politique et l’économique. Raison de plus pour s’assurer que la réforme aura les conséquences heureuses que j’évoquais. On peut s’y attendre. J’observe d’ailleurs que plusieurs grandes entreprises très investies en Afrique considèrent aussi qu’il faut désormais que chacun fasse son métier et que l’on ne mélange plus les choses. Je suis heureux qu’elles arrivent ainsi à la même conclusion que nous.

Q. – Pensez-vous que le futur Haut Conseil de la coopération internationale sera en mesure de « faire marcher droit » les relations franco-africaines ?

R. – Ces relations ne sont pas aujourd’hui titubantes... Mais enfin, si vous voulez dire que l’information, la consultation, l’avis, le suivi pratiques avec l’opinion publique et la société civile sont de nature à nourrir un débat qui fasse mieux percevoir les enjeux de la coopération, alors oui, le Haut Conseil de la coopération internationale le permettra. C’est même sa vocation. Ce dont il est question, en définitive, c’est bien de renforcer avec l’Afrique le dialogue adulte et responsable.

Q. – De secrétaire d’État, vous devenez ministre délégué. Considérez-vous que vous sortez renforcé de cette réforme, même si votre ministère passe sous la houlette du Quai d’Orsay ?

R. – C’est la coopération qui en sort renforcée, puisqu’un ministre délégué participe à tous les Conseils des ministres, contrairement aux secrétaires d’État.

Elle en sort d’autant plus renforcée que le capital de compétence du secrétariat d’État va être mis au service de la politique française de coopération au sens large.