Déclaration de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, et interview à France-Inter, sur le soutien au cinéma français et sur les carrières de MM. Pedro Almodovar, Robert de Niro et André Téchiné, Cannes le 11 mai 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : 50ème anniversaire du Festival de Cannes le 11 mai 1997-remise de la Légion d'honneur à MM. Almodovar, de Niro et Téchiné

Média : France Inter

Texte intégral

Allocution
(Cannes, 11 mai 1997)

Monsieur le président,
Monsieur le délégué général,
Mesdames, Messieurs,

Nous voici réunis ce soir afin de rendre hommage à trois grandes figures du cinéma contemporain – MM. Pedro Almodovar, Robert de Niro et André Téchiné – auxquelles me revient le privilège de remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur.

Avant de procéder à cette cérémonie et d’évoquer l’œuvre de chacun des récipiendaires, permettez-moi de m’arrêter un instant sur le sens de cette triple distinction et sur l’importance qui s’y attache.

Elle s’inscrit en effet dans la volonté du ministère des Affaires étrangères de s’associer aux cérémonies qui marquent le 50e anniversaire du Festival international du film et de contribuer à leur éclat.

Cette initiative ne tient ni du hasard, ni d’un quelconque désir de publicité tapageuse. Les gouvernements et les organisations internationales sont amenés à se saisir des questions que posent la création et la circulation des films dans le monde. Comme vous le savez, la France et l’Union européenne ont ainsi défendu le principe de « l’exception culturelle » dans le cadre des négociations du GATT. Inspirées par la conviction simple que les films n’étaient pas de banales marchandises, elles ont pu faire triompher le droit pour chaque pays, pour chaque culture, de continuer à soutenir leurs productions nationales, dès lors que leur survie se trouvait menacée par le jeu brutal des intérêts économiques. Au sein de l’Union européenne, cette ambition s’est traduite, voici maintenant trois ans, sous la présidence de la France, par l’adoption du nouveau programme Media II de soutien à l’industrie européenne des programmes. Elle sera bientôt confortée, d’ici quelques semaines, par l’adoption de la nouvelle directive « télévision sans frontières » qui préservera notamment le régime des quotas de diffusion d’œuvres européennes, qui s’appliquent à l’ensemble des chaînes de télévision présentes sur notre continent.

Il y a là une responsabilité essentielle, touchant aux droits des créateurs, aux intérêts de l’industrie, à l’idée que nous nous faisons de la culture européenne. Au-delà, il s’agit également de préserver l’existence et de favoriser la diffusion de toutes les autres cinématographies qui pourraient succomber sous le poids des difficultés économiques, à mesure que des intérêts purement financiers prennent le contrôle des circuits de diffusion et de distribution. Songeons aux films venus d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est, qui ont souvent trouvé dans la consécration cannoise le chemin d’un véritable succès international. Que serait l’histoire du Festival sans la reconnaissance du cinéma japonais ou du « cinéma novo » brésilien, sans cette « Chronique des années de braise » qui plaçait les spectateurs français face à une vision algérienne d’un douloureux passé commun, sans le choc créé plus récemment par la projection d’« Adieu ma concubine » ?

D’une certaine manière, Cannes est ainsi l’exception culturelle faite festival. C’était en soi une raison pour que le ministère des Affaires étrangères souhaite contribuer aux fastes de ce cinquantième anniversaire. Grâce à l’aide de Gilles Jacob, nous avons pu concrétiser ce projet de manière originale, en choisissant d’exporter cette année le Festival et son histoire à travers le réseau des cinémathèques, des centres et instituts culturels français à l’étranger, des universités, des divers festivals qui se tiennent partout dans le monde. C’est ainsi qu’une collection de douze films français présentés à Cannes depuis cinquante ans, de la « Bataille du rail » de René Clément, prix du jury international en 1946, à « Ridicule » de Patrice Leconte présenté l’an passé – mais aussi à des œuvres de Tati, Truffaut, Lelouch, Sautet, Deville, Tavernier, Cavalier, Rappeneau, Pialat sans oublier notre ami Téchiné – circulera en 1997 dans les principales villes du monde, de Saint-Pétersbourg à Buenos Aires, de Nairobi à Pékin.

Ce programme s’inscrit ainsi dans la politique régulière de promotion et de diffusion du cinéma français que met en œuvre le ministère des Affaires étrangères, en liaison avec Unifrance Film.

Or, ces efforts pour le film français s’accompagnent d’un réel souci de réciprocité dans la promotion des échanges cinématographiques. Avec le ministère de la Coopération et le CNC, le Quai d’Orsay prend ainsi une part active au Fonds Sud, que préside avec talent Frédéric Mitterrand et qui nous permet de soutenir la production de projets émanant de cinéastes africains, latino-américains ou asiatiques. Ce n’est pas sans fierté que nous retrouvons à Cannes certains d’entre eux, à l’image de « Kini et Adams » de Idrissa Ouedraogo ou du « Destin » de Youssef Chahine, présentés cette année dans la sélection officielle. Notre participation au Fonds d’aide aux cinématographies peu diffusées, comme le soutien que nous apportons à d’autres festivals français particulièrement exemplaires dans l’accueil qu’ils réservent aux films du Sud (Trois continents, La Rochelle, Montpellier, Biarritz, Annecy…), complètent enfin cet effort.

Notre combat est donc pour le cinéma, pour toutes les formes du cinéma, sans distinction de genre ni d’origine. C’est l’apologie de l’échange et de la circulation des films, de la curiosité pour les œuvres forgées dans le creuset d’autres traditions, porteuses d’autres imaginaires.

À l’évidence, ce n’est pas a contrario l’ostracisme, l’ignorance ni le dédain de l’industrie du film la plus puissante et, bien souvent, la plus créative : celle qui prospère depuis si longtemps de l’autre côté de l’Atlantique, pour notre plus grand bonheur. Le cinéma américain a lui aussi trouvé à Cannes, avec constance, sa juste consécration.

Au moment de remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur à un cinéaste espagnol, à un comédien américain et à un cinéaste français – choisis en raison de la contribution particulière qu’ils ont apportée chacun au cinéma que nous aimons –, je ne doute pas de vous convaincre de la sincérité de ce message.


Cher Pedro Almodovar,

Ce n’est pas sans curiosité que je m’efforce d’imaginer de quelle manière la scène que nous sommes en train de vivre serait réinterprétée dans l’un de vos films. Un ministre des Affaires étrangères, la plage du Carlton, une Légion d’honneur, le cinéaste culte de la Movida… Il y a sans doute, dans ces circonstances hétéroclites, auxquelles vous ajouteriez à coup sûr le piment de complexes passions féminines, la matière de l’une de ces échappées surréalistes qui font votre réputation…

De mon point de vue pourtant, la situation n’est pas seulement cinématographique. Elle est agréable et joyeuse, à raison de votre présence, de votre entrain, de votre humour toujours en éveil. Et elle est sérieuse, puisqu’elle a trait au cinéma européen, au cinéma espagnol dont vous incarnez depuis quinze ans l’évident dynamisme, à notre amitié et à notre gratitude.

Aux yeux de vos admirateurs, vous avez d’abord incarné la modernité madrilène des années 1980. Vous appartenez en effet à cette génération dont la jeunesse a coïncidé avec la fin de la dictature et avec l’ouverture de l’Espagne à l’Europe.

Vos premiers films portent ainsi la marque de ce moment de liberté et de jubilation. Avec ces outrances joyeuses, son sens inné de la provocation, son insouciance technique, « Luci, Pepe, Bom »… s’inscrivait clairement, dès 1990, dans ce registre. Au cours des années suivantes, alors que vous bénéficiez de moyens accrus grâce à ce premier succès, chacun de vos films – « Le labyrinthe des passions », « La loi du désir », « Matador »… – est vécu comme un événement. Vous imposez votre style, toujours lié à cette image d’une Espagne en ébullition, dont l’exubérance baroque se décline à travers les costumes et les décors insolites, le foisonnement des intrigues et des sentiments. Avec « Femmes au bord de la crise de nerfs », la cause paraît entendue. Vous touchez à la consécration nationale (16 des 18 prix décernés par l’Académie espagnole) et internationale (prix du meilleur réalisateur à Venise), amplement justifiée par le rythme hilarant de l’intrigue, par votre maîtrise de la direction d’acteurs et par la recette du gaspacho aux psychotropes.

Il paraît toutefois aujourd’hui que cette image de cinéaste de la Movida ne rend pas, à elle seule, justice à votre talent et à votre originalité. Il y a en effet dans votre œuvre des traits qui échappent par essence à l’emprise de la mode : la liberté et l’imagination, la capacité de transfigurer la réalité qui vous entoure et d’exalter tous les artifices. Vous avez déclaré à l’occasion que « si les cinéastes faisaient les films qu’ils veulent faire, ils seraient bien plus originaux ». Vous n’avez jamais, pour votre part et pour notre bonheur, transigé avec ce principe. Et vous vous êtes donné les moyens de le mettre en œuvre, en créant avec votre frère votre propre maison de production – dont le nom, « El Deseo S.A. », est du reste en lui-même un programme.

Ce que vos films les plus récents démontrent ainsi avec un égal éclat, c’est que votre talent ne se borne pas à la maîtrise d’un style, si achevée soit-elle. Avec « Attache-moi », « Talons aiguilles » ou « La fleur de mon secret », vous êtes parvenu à marier la comédie et la tragédie, le grave et le loufoque, à l’image de cette scène où l’aveu télévisé d’un meurtre a pour contrepoint comique sa traduction en langage des sourds-muets. Vous revendiquez votre goût du mélodrame des années 1940, mais vous le portez au-delà du kitsch en confiant à Marisa Paredes le soin d’exprimer la souffrance d’un auteur de romans à l’eau de rose. Et vous avez-vous-même renoué, dans votre dernier film, avec les décors de votre enfance, ces villages éteints et ces paysages arides de la Mancha qui paraissent à mille lieux de la nuit madrilène. Évoquant « cette immensité de terre rouge et plate qui rejoint le ciel à l’horizon », vous formiez drôlement l’hypothèse que les artistes de la Mancha sont imaginatifs « parce qu’ils doivent inventer les figures qui peupleront cet espace vide ». Permettez-moi d’ajouter qu’à ce compte-là, vous êtes assurément le plus manchego des créateurs contemporains !

Cher Pedro Almodovar,

Manchego ou madrilène, vous êtes sans conteste un grand cinéaste espagnol, l’un de ceux qui expriment, transcendent et détournent, comme il sied à un artiste, l’héritage d’une culture nationale. Vous n’avez jamais souhaité être un porte-drapeau, ni un chef d’école. Mais vous avez suscité, par le seul exemple de votre talent et de votre liberté, l’éclosion d’une nouvelle génération de cinéastes dans votre pays. Et vous avez révélé au plus grand nombre quelques comédiens et comédiennes d’exception, de Victoria Abril à Miguel Bosé, de Marisa Paredes à Rossy de Palma, d’Antonio Banderas à Carmen Maura.

Vous appartenez à la famille du cinéma européen et vous avez très vite reçu, au-delà des frontières de votre pays, un accueil enthousiaste. Vous comptez même parmi les quelques cinéastes qui échappent à la malédiction bien connue, selon laquelle les films européens trouvent difficilement leur public au-delà de leurs marchés nationaux. Et vous avez du reste poussé la malice jusqu’à conclure votre recueil « Patty Diphysa » par un chapitre judicieusement intitulé : « Conseils pour devenir un cinéaste de renommée internationale ».

Cette consécration, le public comme la critique vous l’ont en France accordée de longue date. J’y vois une preuve de ce que la tradition du cinéma européen est bien vivante et qu’elle peut prospérer, dès lors qu’elle est alimentée par la curiosité des spectateurs comme par la qualité et par l’originalité des œuvres.


Cher Robert de Niro,

L’admiration unanime que suscite votre carrière se double d’un sentiment de perplexité ou de mystère. « Je ne sais pas comment il fait », a déclaré un jour à votre propos Martin Scorsese, votre ami et complice de toujours, en évoquant « la bonté, l’honnêteté et la compassion » qui émanent de chacune de vos compositions, même les plus sombres.

Ce mystère, il ne m’appartient pas de le lever. Il est le propre des comédiens hors du commun, des monstres sacrés qui marquent de leur empreinte l’histoire du cinéma. Mais il me revient d’en souligner la portée et le prix.

Vos premiers grands rôles vous ont fait retrouver les décors de Little Italy où vous aviez grandi, de Brooklyn ou du Bronx. Mieux que personne, vous avez bien incarné le roman de la communauté italo-américaine, avec ses « wise guys », ses musiciens et ses boxeurs. Vous avez été le « Johnny boy » déconcertant de « Mean Streets », l’inquiétant Travis Dickle de « Taxi driver », le saxophoniste prodige de « New York New York » avant de vous prêter à l’expérience ultime de « Raging Bull ». Dans chacune de ces compositions, que votre expérience personnelle aurait pu vous amener à tirer vers le pittoresque, vous avez su donner aux personnages de cette comédie humaine la profondeur et la poésie qu’ils appelaient. Par la grâce de votre seule présence, la descente aux enfers du « taureau du Bronx » devient autre chose que la simple déchéance d’un boxeur manipulé. Sous votre emprise, la comédie musicale ou le film de gangster trouvent des accents poignants et échappent aux stéréotypes pour nous parler de l’humaine condition.

Les cinéastes les plus doués de votre génération, ceux qui allaient constituer la nouvelle vague new yorkaise des années 1970, ne s’y sont pas trompés. Outre Martin Scorsese. Brian de Palma, Francis Ford Coppola, Michael Cimino ont souhaité tour à tour vous faire entrer dans leurs univers personnels. Et le cinéma américain des deux dernières décennies vous doit ainsi quelques-uns de ses moments de bonheur, quelques-unes des scènes qui restent gravées à jamais dans la mémoire des spectateurs, à raison de leur beauté soudaine, de l’intensité des émotions qu’elles suggèrent.

À compter des années 1980, la gamme de vos emplois s’élargit encore. Les cinéastes européens sollicitent également votre concours. Vous aviez déjà été un propriétaire terrien italien, aux côtés de Gérard Depardieu, dans « Novecento » de Bernardo Bertolucci. Sergio Leone vous confie le double rôle de « Noodles », petit gangster du milieu juif de Brooklyn, dans le film qui restera peut-être comme son chef-d’œuvre : « Il était une fois en Amérique ». Vos serez également, dans un registre plus inattendu, plombier au noir et chef de la résistance dans le « Brazil » de Terry Gilliam. Vous incarnerez même Satan et Frankenstein ! Et vous apporterez à une nouvelle série d’œuvres de Martin Scorsese – « Les affranchis », « Les nerfs à vif », « Casino » – le talent de votre maturité. Comment ne pas dire l’éblouissement que procure votre faculté d’incarner ainsi avec une telle intensité des personnages aussi différents, tout en conservant votre propre vérité et votre mystère.

Plus récemment enfin, la passion que vous éprouvez pour le cinéma vous a porté à entamer une seconde carrière, en tant que producteur et réalisateur. « Il était une fois le Bronx » témoigne de la réussite de ce pari. À la tête de votre société de production, « Tribeca », vous démontrez une nouvelle fois votre générosité en soutenant une génération d’héritiers, jeunes cinéastes et comédiens des années 1990.

Cher Robert de Niro,

Cette rapide énumération ne suffit pas à donner une idée exacte de l’étendue de vos talents de comédien, ni de votre amour du métier. Mais elle permet du moins d’entrevoir les affinités et les réseaux qui, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, réunissent ceux qui partagent la même idée du cinéma, nourris aux sources de la même cinéphilie, portés par les mêmes ambitions.

Votre ami Martin Scorsese a raconté comment, suivant les cours de cinéma au début des années 1960, il avait découvert à la fois John Cassavetes et les films de la Nouvelle Vague, Oshima et les grands maîtres italiens. Les uns et les autres avaient eux-mêmes puisé à la source des grands films américains des années quarante et cinquante. C’est ainsi, pour dire les choses à très grands traits, que s’est nouée la parenté du cinéma d’auteur en Europe et du cinéma indépendant aux États-Unis : dans une passion commune et exigeante du cinéma, appliquée à des réalités souvent très différentes.

Par votre propre exigence, par le choix des auteurs qui a guidé votre carrière, vous êtes vous-même, Robert de Niro, un passeur d’océan. Vous avez tourné en Europe et vous avez attiré aux États-Unis de grands réalisateurs européens. Vous continuerez à l’avenir à exercer cette force d’attraction, si j’en juge par un aveu de notre ami Almodovar : « J’aimerais aller aux États-Unis pour me servir de ces merveilleux instruments que sont les comédiens américains ». Mais vous avez surtout mis votre exceptionnel talent au service d’une idée du cinéma qui ne peut que nous rassembler.

Pour toutes ces raisons, le cinéma français éprouve à votre endroit une admiration et une affection particulières. Comme vous vous plaisez à le rappeler vous-même, il existe entre nous une longue histoire puisse vous avez débuté comme figurant sur le plateau de « Trois chambres à Manhattan », sous la direction de Marcel Carné. Vous avez renoué ce fil à l’occasion du centenaire du cinéma, en prêtant votre concours au film d’Agnès Varda : « Les cent et une nuits ». Je me réjouis donc de ce que le 50e anniversaire du Festival de Cannes soit l’occasion de célébrer encore une fois, avec tout l’éclat qu’elles méritent, cette complicité et cette amitié.


Cher André Téchiné,

Si vous appartenez à cette génération des cinéastes apparus en France dans les années 1970, vous n’êtes pas l’homme d’une école ou d’un clan. Vous suivez avec persévérance un chemin connu de vous seul et votre œuvre, profondément personnelle, porte la marque de cette authenticité et de ce secret. Vous êtes un auteur, au sens fort de ce mot, dont la singularité touche un large public, en France et à l’étranger.

Vous relevez de cette tradition féconde des réalisateurs français venus au cinéma par la critique, à la suite des auteurs de la Nouvelle Vague, puisque vous avez comme eux commencé votre carrière dans les colonnes des cahiers du cinéma. Dès l’origine votre œuvre porte ainsi la marque de votre culture, de votre rigueur et de votre sensibilité.

C’est sans doute pourquoi votre premier film, « Paulina s’en va », présenté en 1969, traduit déjà une maîtrise rare de la réalisation et une manière toute personnelle de scruter les visages et les émotions. Ces qualités lui valent de représenter la France à la Mostra de Venise.

Vous réalisez ensuite « Souvenirs d’en France », qui fut l’un des grands succès de la « Quinzaine des réalisateurs » à Cannes en 1975. Votre réputation s’affirme et vous permet de concrétiser des projets ambitieux : le flamboyant « Barocco », « Les Sœurs Brontë », « Hôtel des Amériques » avec Catherine Deneuve, Patrick Dewaere et Josiane Balasko. En 1985, « Rendez-vous », où éclatent la beauté et le talent de Juliette Binoche, reçoit à Cannes le prix de la mise en scène. Au seuil des années 1990, avec « Le lieu du crime », « Les innocents » ou « J’embrasse pas », vous apparaissez désormais comme une des principales figures du cinéma français. « Ma saison préférée », avec Catherine Deneuve et Daniel Auteuil, est l’événement de l’année 1993, couronné par les Césars du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario. Et vous recevez à nouveau l’année suivante le césar du meilleur film, ainsi que le prix Louis Delluc, pour une œuvre très différente, commandée par Arte et mettant en scène de jeunes comédiens inconnus : « Les roseaux sauvages ».

De « Paulina s’en va » jusqu’aux « Voleurs », présenté l’an passé, votre œuvre présente une unité et une cohérence qui ont frappé le public et la critique et qui va au-delà de vos évidentes qualités formelles ; vous nous avez mis sur la voie en suggérant que le pont d’ancrage de votre cinéma résidait dans ce que vous nommez la « singularité » de vos personnages, que vous vous efforcez de pétrir de contradictions, d’obscurité, de secrets et surtout de chair. C’est peut-être là ce qui donne d’abord à vos films leur force et leur puissance d’émotion : cette façon d’observer des personnages dont la simple présence nous trouble et paraît appeler une rencontre.

La subtilité et la précision de votre direction d’acteurs jouent sans doute un grand rôle dans cette troublante réussite. Vous avez en effet ce don très particulier de révélera au public de nouveaux talents, Juliette Binoche ou Wadeck Stanczak, hier, le bouleversant trio des « Roseaux sauvages » aujourd’hui. Vous savez également offrir à des comédiens confirmés, parfois à des stars comme Catherine Deneuve, Jeanne Moreau ou Daniel Auteuil, la possibilité de dévoiler une nouvelle facette de leur personnalité. Vous avez ainsi rendu justice au grand talent de Marthe Villalonga, dans « Ma saison préférée », en lui confiant le rôle d’une mère délaissée qu’elle interprète avec une gravité poignante.

Vos personnages, complexes et vulnérables, constituent ainsi la matière première de vos films. De leurs solitudes, de leurs passions fulgurantes, de leurs rencontres et de leurs malentendus, surgissent les questions qui vous obsèdent et qui nous touchent : des questions essentielles sur la difficulté de se comprendre, et donc de vivre. Dans une alternance de violence pure et de rêverie poétique, vos personnages se croisent en effet sans vraiment se rencontrer. Ils se perdent eux-mêmes à la recherche d’autrui. Et vous savez suggérer la souffrance dissimulée sous les mots qu’ils ne parviendront pas eux-mêmes à prononcer.

Cher André Téchiné,

L’opiniâtreté que vous mettez à peindre le monde tel que vous le voyez, la singularité de votre regard, votre tempérament secret et angoissé, auraient pu faire de vous un cinéaste réputé « difficile », peinant à trouver son public au-delà du cercle des cinéphiles. Le succès rencontré par vos œuvres dans le monde entier témoigne a contrario de votre maîtrise de la caméra et du récit, de l’élégance formelle qui est aussi votre marque. Il rend également justice à l’intelligence du grand public, disposé à adhérer à des œuvres ambitieuses lorsqu’elles sont offertes à sa curiosité.

De manière remarquable, vos films constituent une « valeur sûre » du cinéma français à l’étranger, où ils sont régulièrement acquis par les distributeurs locaux et largement diffusés par les chaînes de télévision. Cette réussite internationale, à bien des égards exceptionnelle, s’explique sans doute pour partie par l’écho que vos œuvres trouvent auprès de la critique étrangère, comme du jury des festivals. L’an passé, par exemple, « Les voleurs » ont ainsi été sélectionnés à Locarno, New York, Varsovie, Genève, Sao Paulo, Carthage… sans oublier Mexico et Acapulco, dans le cadre du dernier festival organisé par Unifrance Film.

Mais le succès rencontré par votre œuvre dans le monde entier va au-delà de la réputation flatteuse que lui font les critiques. Nous avons été frappés à l’occasion d’une rétrospective de votre œuvre présentée par les services culturels de nos ambassades dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique latine, par l’engouement que vos films suscitaient auprès des publics les plus divers, par l’émotion qu’ils soulevaient. Il y a là, me semble-t-il, une leçon révélatrice. Vous êtes en effet, à plusieurs égards, un auteur profondément enraciné dans l’histoire du cinéma français. Vous avez su montrer comme personne la beauté et la mélancolie de certains paysages du Sud-Ouest. Et pourtant la portée universelle de votre propos, l’ambition qui préside à votre œuvre, font que les spectateurs de vos films, à Paris et à New York, à Sao Paulo comme à Delhi, communient dans la même émotion.

 

Date : 11 mai 1997
Entretien avec « France Inter »

France Inter : Hier, vous étiez au Festival de Cannes. Il faut dire que le Quai d’Orsay est l’un des principaux acteurs du rayonnement culturel de la France dans le monde.

Hervé de Charette : La politique de rayonnement culturel de la France dans le monde, c’est la responsabilité, pour l’essentiel, du ministère des Affaires étrangères. Elle représente trois choses : d’abord un réseau de lycées français dans le monde – Pékin, New York en passant par Los Angeles ou Rome. C’est un réseau de lycées français formidable qui est le premier réseau d’établissements scolaires étrangers dans le monde qui sont d’ailleurs d’excellents lycées qui donnent de très bons résultats et qui, au bac, sont très au-dessus de la moyenne nationale.

Deuxièmement, c’est un réseau qui, lui aussi, est le premier du monde, d’instituts culturels, de centres culturels, de bibliothèques, de salles de cinéma, etc., tout moyen que nous mettons en place pour aider au rayonnement de la culture française et pour permettre à l’art français, la culture française d’être présents.

Et enfin, troisièmement, c’est un concours que nous apportons pour que les artistes d’aujourd’hui puissent aller se faire connaître à l’étranger.