Texte intégral
France 2 - dimanche 18 mai 1997
B. Masure : Si l’on observe attentivement tous les sondages réalisés depuis l’annonce de la dissolution, on constate que les principaux partis sont exactement au même score qu’il y a quatre semaines. Je serais tenté de dire que vous avez tous, les uns et les autres, fait campagne pour rien.
M. Aubry : Ce n’est pas du tout ce que je sens sur le terrain. Moi, l’impression que j’ai, au contraire, c’est qu’il y a de plus en plus un intérêt – j’allais dire considérable – pour ce que nous proposons. Les Français aujourd’hui ont envie de discuter, ils ne veulent pas donner leur vote pour rien et c’est normal. Je crois qu’ils ont au moins deux convictions que je ressens en tout cas très clairement. Un, ça ne peut plus durer, il faut que ça change. Il faut que ça change parce que ce pays marche sur la tête : on a des gens de plus en plus riches, on a en même temps des enfants qui ne peuvent plus se payer la cantine scolaire ; la Bourse monte quand on annonce des licenciements ; deux millions de Français ne trouvent pas à se loger ou sont mal logés. Voilà la réalité ! Donc ils veulent que ça change. Et puis ils veulent aussi que ça change parce qu’ils ont été trompés et ils le ressentent fortement. On leur avait dit : l’impôt tue l’impôt ; on a battu tous les records de prélèvement depuis deux ans maintenant. On leur avait dit : on va lutter contre la fracture sociale ; 250 000 chômeurs en plus. On leur avait dit la feuille de paye n’est pas l’ennemi de l’emploi, et aujourd’hui le pouvoir d’achat a été rogné partout. Ce qui explique d’ailleurs que ce pays est en panne et a moins de croissance que nos voisins et donc moins d’emplois.
A. Chabot : Mais, en matière de promesses, effectivement peut-être que celles-ci n’ont pas été tenues, mais d’autres gouvernements, socialistes, d’autres majorités n’ont pas tenu non plus leurs promesses. Donc là, le problème de fond c’est un problème de crédibilité, est-ce que l’on peut encore dire aux Français : on va créer des emplois, par exemple ?
M. Aubry : Moi, je vais dire très simplement la chose : quand la gauche a pris le pouvoir, ce pays allait très mal, nous avons maîtrisé l’inflation, nous avons rendu leur compétitivité aux entreprises, nous n’avons pas réussi sur un point, sur le chômage, mais nous en avons…
A. Chabot : Pourtant vous dites aujourd’hui : on va créer des emplois ; est-ce que l’on peut vous croire ?
M. Aubry : Mais nous en avons tiré les conséquences, c’est-à-dire que nous avons tous – comme tout le monde, mais ce n’est pas une excuse – considéré qu’il suffisait d’attendre la croissance et d’aider socialement les chômeurs pour que ça aille mieux. Aujourd’hui, on sait qu’il faut changer la façon de vivre entre nous. Il faut évidemment d’abord relancer le pouvoir d’achat. Vous parlez avec tout le monde, que ce soit les salariés, les retraités, les petits commerçants, ils vous disent : redonnez du pouvoir d’achat, il faut relancer la consommation. Tous nos voisins l’ont fait. M. Juppé a mis le pied sur le frein des dépenses publiques. Le bâtiment va mal, on a baissé le niveau du logement et surtout du pouvoir d’achat des salariés et des retraités. Aujourd’hui, il faut relancer. Et puis, et c’est ce que nous disons, il faut rentrer dans un autre modèle. Le marché aujourd’hui ne sait pas répondre aux besoins des Français. Qu’est-ce que c’est les besoins des Français ? Eh bien c’est le logement, c’est la santé, c’est la sécurité, c’est pour ça qu’il faut des grands programmes dans ces domaines-là. Et puis il faut que nous développions une société où on peut mieux vivre ensemble, que les personnes âgées soient gardées, que l’on prépare l’avenir en matière d’environnement et de qualité de vie, que l’on ne laisse pas les enfants après l’école traîner dans la rue. Pour tout cela, il faut redynamiser les dépenses publiques, là où il y a des besoins. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire des économies ailleurs, et surtout qu’il ne faut pas mieux gérer l’État. Et puis il faut faire la grande réforme fiscale que nous prévoyons pour pouvoir financer ces besoins nouveaux et réduire le coût du travail pour qu’il soit rendu possible.
A. Chabot : Si on reste sur ce problème de crédibilité, on se dit : est-ce que des entreprises, par exemple, pourront supporter les 35 heures payées 39, pourront aussi embaucher les jeunes et éventuellement même en plus augmenter les salaires ? Est-ce que c’est possible ?
M. Aubry : Moi, je vais vous dire une chose : est-ce que notre société peut supporter d’avoir cinq millions de personnes exclues, est-ce que notre société peut supporter aujourd’hui d’avoir des milliers, des centaines de milliers de jeunes qui se disent que ce pays est foutu, que l’on va dans le mur ? Est-ce que l’on peut supporter aujourd’hui que des gamins ne mangent pas à midi dans les classes ? Parce que c’est cela que l’on vit. Est-ce que l’on peut supporter de voir fermer des dizaines de classes dans les quartiers en difficulté où beaucoup d’enfants sont dans des familles monoparentales, ont des problèmes majeurs, y compris pour se retrouver, pour ne pas passer à la violence ? Voilà la réalité de ce pays. Alors il faut savoir ce que l’on veut. Notre pays est riche, extrêmement riche. Aujourd’hui, 5 % des Français ont 40 % des richesses nationales. On est un des pays les plus inégalitaires. Donc que propose la gauche ? Elle a montré qu’elle savait gérer mieux que la droite parce que nous, nous n’avons pas les déficits actuels. Ce que nous avons manqué, c’est la capacité à passer dans une autre société pour répondre aux besoins des gens et créer des emplois. Aujourd’hui, nous allons le faire et nous disons comment nous allons le financer. Que propose la droite en face ? Rien. Pas de programme, des oppositions permanentes…
B. Masure : Vous n’avez pas trouvé un seul point positif dans ce que proposent le RPR et l’UDF ? On reproche beaucoup aux Français d’être très manichéens.
M. Aubry : Non, mais est-ce que vous pouvez me dire M. Masure…
B. Masure : C’est vous qui faites campagne, ce n’est pas moi.
M. Aubry : Est-ce que vous pouvez me dire qui a raison ? Quand j’entends M. Madelin qui dit : il faut moins de dépenses publiques, moins d’État ; et le même jour, M. Séguin qui dit – avec raison – : en période de crise, il faut un État fort. Est-ce que c’est lui qui a raison ou est-ce que…
B. Masure : Oui, mais on vous rétorquera qu’entre Robert Hue et Lionel Jospin, il n’y a pas non plus… Ou Jean-Pierre Chevènement, il n’y a pas…
M. Aubry : Je ne suis pas d’accord. Sur l’essentiel, nous avons signé une plate-forme. Si les communistes sont d’accord avec cette plate-forme, c’est le programme des socialistes. Lionel Jospin s’est engagé vis-à-vis des Français. Notre programme, vous savez, il a été distribué à 11 millions d’exemplaires. Moi, je vois partout, sur les marchés, dans les quartiers en difficulté, des jeunes qui discutent et qui viennent nous dire : vous avez écrit ça, là ; expliquez-moi comment vous allez faire ? Est-ce que la droite, on lui pose ces questions-là ? Est-ce qu’on leur dit aujourd’hui : M. Juppé, est-ce que vous êtes d’accord pour supprimer le Smic comme l’a proposé M. Monory ? Où est le programme de la droite ? Franchement, moi, je vais vous dire les choses très simplement : on est dans une démocratie, on ne se comporte pas comme dans une démocratie. La droite ne reconnaît pas son bilan ; nous, nous avons reconnu nos échecs. La droite n’annonce rien, comme si elle avait honte de dire ce qu’elle pense, c’est-à-dire moins de dépenses publiques, moins de protection, moins d’État et elle refuse le débat : M. Juppé a refusé de discuter avec Lionel Jospin. Moi, mon opposant aussi il refuse. Et partout c’est pareil.
B. Masure : Est-ce que vous vous inquiétez d’une éventuelle intervention de Jacques Chirac dans la campagne cette semaine ?
M. Aubry : Mais non, moi, je ne m’inquiète de rien. Ce qui est important c’est ce que nous vivons aujourd’hui, et je sens peu à peu les Français qui viennent vers nous parce qu’ils veulent que ça change, encore une fois. Ce pays ne va pas. Ils savent que nous avons tiré les leçons de nos échecs, mais que nous savons aussi que nous ne sommes jamais aussi crédibles que lorsque nous défendons vos valeurs. Nos valeurs, c’est celles de notre programme, c’est celles qu’aujourd’hui Lionel Jospin propose. Tous les jours, je crois que l’on arrive à convaincre des gens. Et moi, je crois que c’est pour ça que nous redonnerons l’espoir dans cette élection qui est majeure pour notre pays et pour l’Europe.
France 3 - lundi 19 mai 1997
France 3 : C’est la première fois que vous vous présentez à Lille. Si l’on en croit les derniers sondages de la semaine dernière, la campagne apparemment ne passionne pas vraiment les Français, il y a toujours beaucoup d’indécis.
M. Aubry : Moi, ce n’est pas vraiment ce que je ressens. J’ai l’impression qu’après une première semaine difficile, parce que les Français n’avaient pas apprécié les invectives, les insultes, etc. Je crois qu’au contraire depuis que Lionel Jospin a présenté notre programme, il y a un véritable intérêt des Français.
France 3 : Dans les sondages, le PS, lui, ne décolle pas non plus ?
M. Aubry : Moi, ce que je ressens profondément et je crois ne pas être la seule, c’est que les Français veulent que ça change. Ils veulent que ça change parce que ce pays marche sur la tête. On a des gens de plus en plus riches et en même temps de plus en plus d’exclusion. On a des enfants qui n’arrivent plus à payer la cantine scolaire alors que la Bourse augmente sans arrêt. D’ailleurs surtout lorsque des entreprises annoncent des licenciements et les Français pensent réellement qu’ils ont été trompés. Le président de la République leur avait dit, il n’y aura pas plus d’impôts ; on a le record des impôts. Il y a aujourd’hui 250 000 chômeurs en plus. La fracture sociale, on n’en parle plus. Donc ils veulent que ça change et moi, ce que je vois partout, sur les marchés, dans le porte-à-porte, ce sont des Français qui s’intéressent à notre programme parce qu’ils veulent changer. Mais ils doutent, c’est vrai, ils doutent : est-ce que c’est encore possible, dites-nous ce que vous allez faire, dites-nous comment vous allez le faire. Et pour moi, c’est ça la démocratie, c’est qu’on puisse débattre et qu’on dise clairement les choses. Et je crois que c’est vraiment ce que nous essayons de faire aujourd’hui sur le terrain. Donc je suis très confiante.
France 3 : Depuis 48 heures, beaucoup de dirigeants du PS s’inquiètent des déficits publics, les prévisions donc seraient très mauvaises. C’est un peu aussi votre programme qui serait compromis ?
M. Aubry : La vérité, aujourd’hui, c’est que nous commençons comme aucun pays démocratique ne le ferait. C’est-à-dire que la droite n’a même pas le courage de défendre son bilan. On nous dit qu’il y a une note du ministère du Budget qui dirait que les résultats de la France seraient calamiteux en cette fin d’année. C’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’on a avancé les élections. On ne nous dit rien. On sait en revanche par l’extérieur qu’il y aurait 90 milliards 96 et 97 pour la Sécurité sociale. Ceci dit, nous, notre programme, c’est de reprendre le chemin de la croissance, de nous remettre au niveau de l’Europe. Ce que nous avons toujours fait quand nous étions à gauche. Je rappelle que 1 % de croissance en plus, c’est 30 milliards de plus qui rentrent dans les caisses. Et notre réforme fiscale, je crois qu’il faut le dire, elle vise d’abord à être plus juste mais aussi à être plus efficace, qu’il y ait moins de gens qui échappent à l’impôt, que les revenus du capital apportent leur tribut. Donc tout ça permettra de répondre aux problèmes de notre pays. Mais, encore une fois, une démocratie devrait lancer une campagne en ayant le courage de dire quelle est la situation réelle.
France 3 : Quand on cite de tels chiffres de déficit, vous disiez 90 milliards, on parle de 80 milliards sur deux ans pour la Sécurité sociale, est-ce que cela ne voudrait pas dire justement que n’importe quel gouvernement est condamné finalement à gérer ces déficits ?
M. Aubry : Moi, je ne crois pas. Nous avions dit, quand Alain Juppé a lancé sa réforme de la Sécurité sociale, que c’était une réforme comptable qui ne donnerait pas de résultats. On n’impose pas aux médecins et aux hôpitaux des augmentations comme il l’a fait. On discute, on a la meilleure médecine du monde, on a des hôpitaux formidables…
France 3 : Oui, mais il faut bien gérer ces déficits ?
M. Aubry : Mais il faut négocier, il faut que les gens comprennent où on va. Il y a des abus aujourd’hui. C’est vrai, on peut faire énormément d’examens et être remboursé. Mais il y a aussi d’énormes problèmes d’accès aux soins de beaucoup de gens qui aujourd’hui ne peuvent pas se faire soigner. Moi, j’ai vu une petite fille récemment atteinte d’une septicémie parce que ses parents n’ont pas pu payer les soins dentaires pour un abcès dentaire. La réalité, c’est bien celle-là. Il faut aussi que les Français sachent que s’ils veulent la santé, il faut payer pour la santé. Encore faut-il que l’on fasse l’inverse de ce qu’a fait le gouvernement : c’est-à-dire que l’on fasse une réforme de la Sécurité sociale juste, qu’on ne fasse pas payer les Rmistes et les chômeurs alors qu’on laisse de côté les revenus du capital. Tout cela n’a pas été fait. Je suis pour ma part convaincue que l’on peut arriver à traiter autrement ces problèmes majeurs pour l’avenir et pour la cohésion sociale comme le problème de la santé.
France 3 : On l’a vu récemment, Tony Blair a gagné en Grande-Bretagne après avoir procédé à une profonde réforme du Parti travailliste. Est-ce que vous souhaitez une telle réforme du Parti socialiste qui pour l’instant est associé, lui, avec le Parti communiste en France ?
M. Aubry : Moi, je crois qu’il faut dire d’abord que la Grande-Bretagne, heureusement, ce n’est pas la France. Nous n’avons pas vécu 18 ans de thatchérisme. Et si Tony Blair a gagné, c’est parce qu’il a voulu réhabiliter les services publics que la droite en France veut aujourd’hui casser et notamment l’éducation et la santé. Parce que les Anglais, vous savez, ils savent ce que c’est qu’une éducation privée et payante. Ils savent ce que c’est que l’accroissement de la pauvreté et les accès aux soins difficiles comme ça a été le cas pendant ces dernières années. Voilà pourquoi Tony Blair a gagné et ça, ce sont nos priorités. Je rappelle aussi qu’il veut installer en Grande-Bretagne un Smic, ce Smic que M. Monory remettait en cause hier, qu’il veut construire une Europe qui soit d’abord sociale alors qu’aujourd’hui le gouvernement veut construire une Europe d’abord monétaire et financière. Donc je crois que nous avons des valeurs communes, que nous défendrons les mêmes axes. Mais la Grande-Bretagne, encore une fois, ce n’est pas la France et c’est normal que nous ayons un programme qui soit adapté à la situation de notre pays et aux Français. Parce que faire de la politique aujourd’hui et être moderne, comme on nous le dit tant, c’est d’abord de répondre aux problèmes de Français et de leur redonner l’espoir. Je crois vraiment que c’est ce que nous faisons, en tout cas c’est ce que l’on ressent profondément.
France Inter - lundi 26 mai 1997
P. Le Marc : Le Parti socialiste semble avoir gagné la première manche, mais on a entendu tout de suite hier soir Lionel Jospin faire un appel un peu à la modestie comme s’il vivait une divine surprise, est-ce que je me trompe ?
M. Aubry : Je ne crois pas que ce soit cela. Je crois simplement que l’on s’est rendu compte dimanche, hier, que la France est en train de se remettre en mouvement mais il reste encore un effort à faire. On voit bien qu’il y a encore des indécis, des gens qui reviennent peu à peu vers la politique mais qui ne sont pas encore décidés dimanche et je crois que Lionel Jospin a bien fait de dire qu’il fallait à la fois que tous ceux qui souhaitaient une autre France se retrouvent derrière nous mais aussi qu’un certain nombre de Français qui ont hésité, qui pensent encore que la politique ne peut rien changer, nous rencontrent pour qu’on puisse leur dire : il faut vous engager, il faut choisir dimanche prochain.
P. Le Marc : François Léotard avait une façon de poser la question tout à l’heure : il se demandait si c’était la droite qui avait perdu ou si c’était la gauche qui avait gagné ?
M. Aubry : Moi, je n’en suis pas là. Ce que je veux dire et après cinq semaines de campagne, je crois que tout le monde l’a vu : on a vu que les Français voulaient le changement et je crois qu’ils n’ont pas supporté l’ambiguïté de la majorité actuelle. Une ambiguïté que l’on a retrouvée dans les raisons de la dissolution – et je crois que les Français n’ont pas été dupes sur les raisons de cette anticipation – et une ambiguïté très nette notamment de la part du Premier ministre dans le refus de parler du bilan, en attaquant la gauche comme si la gauche n’était pas partie depuis quatre ans et les Français savent aussi ce que les quatre ans de droite leur ont coûté. Et puis une ambiguïté dans l’absence de programme, je crois que c’est surtout cela aujourd’hui. Il y a une espèce de cynisme à vouloir aller plus vite que tout le monde devant des électeurs et ne pas accepter de discuter dans un débat démocratique ou plutôt d’essayer de le faire à plusieurs voix. Quand on entendait M. Madelin, M. Séguin, M. Balladur et M. Juppé, on se demandait réellement ce qu’allait faire le Gouvernement demain. Donc, je crois que toute cette ambiguïté a été sanctionnée par les Français qui, eux, ne demandent qu’une chose aujourd’hui, c’est de remettre ce pays en mouvement et de reprendre espoir dans l’avenir à partir d’un projet. Je crois que c’est cela.
P. Le Marc : Vous parlez de changement, mais tout le monde parle de changement, notamment Alain Juppé qui considère que le changement c’est la majorité. Est-ce qu’il est en train de vous voler votre slogan ?
M. Aubry : Écoutez, là encore, je crois que les Français ne sont pas dupes. Moi, je suis très frappée, contrairement d’ailleurs à ce que nous disent certains, de voir sur le terrain une maturité politique formidable de la part des Français. Ils ne viennent pas uniquement nous poser des problèmes personnels – un enfant qui cherche un travail, une cantine scolaire qu’on n’arrive pas à payer, un logement plus grand que l’on souhaiterait –, ils nous posent des questions sur l’avenir : que va-t-on faire avec la mondialisation ? Comment vous allez faire votre réforme fiscale ? Comment vous allez financer la réduction de la durée du travail ? Nous avons partout des débats de fond et je pense que la majorité, avec cynisme, a méprisé les Français et je crois que c’est cela qu’ils sanctionnent d’abord, avec cet espoir que Lionel Jospin a su faire naître qu’il était possible d’avoir un autre fonctionnement pour notre pays et pour l’Europe et je crois que c’est, pendant cette semaine, encore cela que nous devons dire en étant le plus proche possible des gens, c’est-à-dire l’inverse absolu de ce que fait la droite aujourd’hui.
A. Ardisson : Compte tenu du rapport de forces en termes de suffrages exprimés au premier tour, pensez-vous encore avoir des réserves chez les abstentionnistes fort nombreux ?
M. Aubry : Je pense que tout le monde a des réserves dans les abstentionnistes. Qu’est-ce que sont les personnes qui ne sont pas déplacées ? Très certainement des hommes et des femmes qui veulent changer parce que, aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire qu’un pays riche qui a autant d’exclusion, autant de chômage et qui ne sait pas utiliser et mieux répartir ses richesses, il marche sur la tête. Ils savent aussi, je pense, que la droite les a trompés par rapport au discours du président de la République mais ils n’ont peut-être pas encore confiance. Il faut qu’ils reviennent, qu’ils se réengagent vers la politique comme des millions de Français l’ont fait hier soir. Voilà, nous allons continuer, encore une fois. Je crois que nous avons tous fait une campagne de terrain, de proximité, nous livrant nos inquiétudes, aux questions légitimes d’ailleurs de nos électeurs. Moi, je suis convaincue que beaucoup de ces abstentionnistes d’hier vont revenir, vont se réengager pour nous aider à remettre ce pays en mouvement.
P. Le Marc : Il y avait, dans la réaction de Lionel Jospin, hier, un appel à la mobilisation de la gauche mais aussi un appel à une attitude positive à gauche. On arrive à l’épreuve de vérité entre le Parti socialiste et le Parti communiste. Comment crédibiliser le projet de la gauche ? Comment crédibiliser l’alliance de gauche ? Qu’est-ce qui est négociable et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
M. Aubry : Je crois que Lionel Jospin est clair depuis le début et d’ailleurs Robert Hue aussi. Nous nous sommes mis d’accord sur une plate-forme qui représente les valeurs clés que la gauche défend aujourd’hui par rapport à l’ultralibéralisme. Nous sommes convaincus que ce n’est pas moins de service public, moins de protection qui rendront le pays plus heureux. Nous sommes convaincus aussi que s’il ne faut pas augmenter les impôts, il convient d’abord de mieux les répartir et surtout de mieux dépenser pour que les Français aient très concrètement le retour de ce qu’ils payent. Nous sommes convaincus aussi qu’il faut faire une Europe politique, économique et sociale et non pas une Europe avec la suprématie du financier et du monétaire. Sur tout cela, nous sommes d’accord. Et ce n’est pas un accord électoral que nous avons passé, c’est la suite d’un travail en commun, depuis des mois et des mois. Là, c’est clair. De l’autre côté, moi qu’est-ce que je vois ? Je vois M. Séguin qui, tout à coup, redevient européen, M. Madelin qui nous dit : il faut de l’ultralibéralisme et d’autres, comme M. de Villiers par exemple, qui nous disent qu’il ne faut pas faire l’Europe. Les ambiguïtés, les difficultés, je ne les vois pas à gauche aujourd’hui. Je les vois à droite.
P. Le Marc : Vous ne craignez pas un durcissement de l’attitude du Parti communiste en raison de son piétinement et du risque qu’il a d’avoir moins de députés qu’en 1993 ?
M. Aubry : Je ne vois pas de piétinement du Parti communiste, je vois un score qui est à la hauteur d’un score du deuxième grand parti de gauche dans notre pays et, personnellement, je m’en réjouis. Je ne vois pas cela. Mais en revanche, ce que je sens c’est qu’il y a beaucoup d’hommes et de femmes dans ce pays qui n’ont pas obligatoirement été engagés à gauche mais qui ne veulent pas que la France devienne ce pays ultralibéral avec la loi du plus fort, que le meilleur gagne. Ils ne veulent pas qu’on arrive, comme aux États-Unis, à une éducation à deux vitesses où 40 millions d’Américains n’ont pas accès à la santé. Tous ces gens-là se disent : nous avons un autre modèle. La France, ce n’est pas cela et l’Europe non plus. Je crois que ce sont tous ces hommes et toutes ces femmes, tous ceux qui partagent évidemment les valeurs de la gauche, mais aussi ces valeurs de la France, ces valeurs de solidarité et de justice, que nous devons réunir dimanche prochain.
P. Le Marc : Vous allez dire que je mets la charrue avant les bœufs, mais si cohabitation il y avait, elle pourrait, théoriquement, être longue et sûrement difficile sur certains sujets. Quels sont les thèmes sur lesquels la gauche et Jacques Chirac pourraient s’entendre ?
M. Aubry : Moi, je reprends ce que nous disait Jacques Chirac lors des élections à la fois de 1986 mais aussi de 1993. On nous disait alors : la Ve République – on faisait d’ailleurs référence au général de Gaulle – doit permettre la cohabitation et la Ve République et le texte même de la Constitution font en sorte qu’il puisse y avoir un accord entre le président de la République et le gouvernement que la France a choisi. Si, dimanche prochain, la France choisit – comme je l’espère et comme je crois que beaucoup de Français l’espèrent – une majorité de gauche qui a tiré toutes les conséquences de ses échecs mais qui sait aussi ce qu’elle a réussi quand elle a su être volontariste, quand elle a su vouloir faire changer les choses parce que c’est la politique, eh bien je suis convaincue que Jacques Chirac suivra le mouvement de la France et le mouvement de la majorité des Français. Personnellement, je ne vois pas les grandes difficultés. Par ailleurs, moi je voudrais dire une chose : moi, j’avais été très frappée, en ce qui concerne l’Europe, du discours que Jacques Chirac avait fait, justement à Lille au G7, sur la troisième voie, refusant d’un coup un monde tout libéral et évidemment un monde communiste. Ce que je remarque, moi, depuis deux ans, c’est que son gouvernement essaye de créer une Europe à suprématie monétaire et financière et en aucun cas cette troisième voie, celle que nous, nous voulons, celle où nous retrouvons à la fois les valeurs de la France et les valeurs de l’Europe. Je me dis qu’après tout, si la gauche arrive, avec ses partenaires – je pense évidemment à Tony Blair mais aussi à cette grande majorité de pays aujourd’hui qui a des sociaux-démocrates au pouvoir en Europe –, à montrer au monde qu’il y a une autre façon de vivre dans nos sociétés que de faire gagner les plus forts et de mettre un nombre sans cesse croissant sur le bord de la route, eh bien je suis convaincue que Jacques Chirac ne fera rien pour empêcher cette construction.
P. Le Marc : Comment la gauche peut-elle ramener à elle cette partie de l’électorat qui votait pour elle précédemment et qui vote aujourd’hui pour le Front national ?
M. Aubry : C’est un travail de longue haleine, je crois, très franchement.
P. Le Marc : Cela ne peut pas se faire entre deux tours ?
M. Aubry : Non, je ne pense pas qu’il faille prendre les choses comme cela. Vous voyez toutes les précipitations – on ne le voit pas bien avec l’anticipation de ces élections, on le voit bien à chaque fois qu’on essaye d’avoir des gens sur des coups. C’est un travail de longue haleine, beaucoup de Français pensent que les politiques ne s’intéressent plus à eux, les ont abandonnés dans des situations extrêmement difficiles que l’on voit tous les jours quand on va voir ces hommes et ces femmes dans les HLM dans lesquels ils vivent. Il faut repartir à proximité d’eux, il faut les rencontrer, il faut discuter, il faut leur montrer premièrement que nous nous occupons d’eux, deuxièmement que nous leur apportons des réponses et troisièmement que la solution n’est pas sur le repli sur soi et parfois même sur la haine de l’autre. Ce travail, moi, je sais que je le ferai après l’élection, jour après jour, comme je le fais déjà dans le Nord avec beaucoup de mes amis. C’est comme cela que, peu à peu, ces hommes et ces femmes reviendront, je dirais, dans la société démocratique, redébattront avec nous et finalement, je pense, nous rejoindront pour un certain nombre d’entre eux. Pour les autres, nous ne partageons pas un certain nombre de valeurs et je dois dire qu’il faudra combattre sans doute encore plus longtemps pour faire reculer le racisme.
A. Ardisson : Précisément, quelle sera l’attitude de l’alliance de gauche en cas de triangulaire annoncée : droite parlementaire, gauche, Front national ? Sera-t-elle systématique ou tactique au cas par cas ?
M. Aubry : Vous savez que, jusqu’à présent, à de très rares exceptions, la gauche a toujours joué le front républicain, ce qui n’est pas le cas de la droite – nous le savons pertinemment. Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais, quand on voit un Front national qui grandit – et j’ai bien vu l’effroi des jeunes qui étaient autour de moi, hier, par rapport à ce chiffre – je crois qu’il faut effectivement tout faire pour que ces idées ne passent pas au Parlement, qu’il n’y ait pas une voix de plus pour les entendre et, en revanche, il faut tout faire pour répondre aux problèmes de ceux qui se sentent perdus et notamment – et c’est pour cela que nous l’avons mis au cœur de notre projet – répondre au chômage évidemment.
P. Le Marc : Mais qu’on aime ou qu’on n’aime pas le Front national, tout le monde est bien d’accord pour dire qu’il tient la clé du second tour des élections. On a entendu Lionel Jospin, hier soir, souligner qu’il faudrait s’occuper des préoccupations des électeurs du FN, comment traduisez-vous cela ?
M. Aubry : C’est ce que je viens de vous dire. S’occuper des préoccupations des électeurs du FN, c’est aller à leur rencontre, c’est parler avec eux, c’est dialoguer, c’est ce que nous faisons, tous, depuis maintenant cinq semaines parce que nous ne nous sommes pas contentés d’invectives et d’insultes contre la droite, nous sommes allés rencontrer les gens, nous leur avons expliqué ce que nous voulons faire, nous avons répondu à leurs questions, à leurs doutes et je crois que c’est comme cela que l’on fait avec l’ensemble des Français aujourd’hui et peut-être plus particulièrement avec ceux qui sont particulièrement perdus et qui ont l’impression que les politiques ne s’occupent pas d’eux. Voilà ce qu’a dit Lionel Jospin, je crois qu’il a raison. Je continue à penser que c’est un travail de longue haleine que nous devrons continuer après l’élection.
P. Le Marc : Comment rassembler à la fois la gauche, toute la gauche, la gauche critique notamment et rassurer l’électorat modéré ? Est-ce qu’il n’y a pas là un risque de grand écart ?
M. Aubry : Je crois que la meilleure chose à faire, c’est de dire ce que nous sommes, ce n’est pas faire de tactique politicienne. Qu’est-ce que nous montre ce premier tour ? C’est que les Français ne veulent plus cela. Disons ce que nous sommes, disons ce que nous allons faire, sans faire en sorte de faire une petite phrase pour faire plaisir à celui-ci ou à celui-là. Battons-nous pour des idées, battons-nous pour une autre France, montrons que notre projet est à la fois réaliste et innovant, que nous avons compris que le chômage doit être au cœur de tout, que l’avenir de nos jeunes est l’essentiel. Soyons nous-mêmes et je suis convaincue que la majorité des Français, qui n’acceptent pas une société ultralibérale et ces injustices, nous rejoindront.
P. Le Marc : Vous voulez dire que les Français n’ont pas du tout compris la dissolution, qu’ils l’ont trouvée cynique ?
M. Aubry : Je crois qu’ils ont eu l’impression d’être méprisés. Le peuple français est extrêmement mature. Encore une fois, regardez les débats que nous avons sur le terrain, y compris dans les HLM avec des gens en grande difficulté qui nous posent des vraies questions. Est-ce que vraiment la mondialisation nous permet de créer une autre société ? Comment allez-vous répartir les conséquences de la durée du travail ? Où sont ces nouveaux besoins ? Etc. Par rapport à cela, on les a traités comme s’ils ne comprenaient rien à la politique, comme s’ils n’avaient aucun intérêt pour la politique. Je crois que ce scrutin aura montré la fin d’un type de politique politicienne, ambiguë, cynique et parfois même arrogante. Je ne dis pas que nous avons raison sur tout mais, au moins, nous avons eu le courage de présenter un projet, de dire quelles étaient nos valeurs, de ne pas faire de démagogie là-dessus pour essayer de récupérer telle ou telle voix, de dire tout simplement que nous allons avancer vers un autre projet de société avec tous les Français qui le voudront. Moi, j’ai eu l’impression, hier, que cette France en panne était en train de se remettre en mouvement. Le mouvement doit s’amplifier encore pour qu’effectivement, au second tour, eh bien cet espoir devienne une réalité.