Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Jeune Afrique" du 14 avril 1998, sur le voyage de M. Clinton en Afrique, la mission parlementaire d'information sur le génocide au Rwanda et sur la réforme de la coopération.

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Média : Jeune Afrique

Texte intégral

Q – Le président américain, Bill Clinton a achevé, le 2 avril, une tournée africaine très médiatisée. La France doit-elle s’en réjouir ?

R – Les États-Unis sont pour la « bonne gouvernance », le développement économique et le progrès politique de l’Afrique. Nous aussi. Nous sommes heureux de voir les États-Unis s’intéresser à l’Afrique au plus haut niveau. Surtout si c’est en bonne entente avec l’Europe, et si cela se traduit par une aide accrue au développement.

Q – Que restera-t-il, concrètement, de ce voyage ?

R – J’espère qu’il en résultera un engagement durable des États-Unis en faveur du développement économique et politique de l’Afrique et une meilleure connaissance du continent par les États-Unis.

Q – Les Américains mettent volontiers en avant ce qu’ils appellent « une nouvelle génération » de responsables africains. Qu’en pensez-vous ?

R – En Afrique comme ailleurs, les générations, et donc les dirigeants, se renouvellent. Ceux qui arrivent aux commandes maintenant « nouvelle génération », « nouvelles élites » disent vouloir tirer les leçons des quarante années écoulées. Tant mieux.

Q – Cela ne signifie-t-il pas, par contrecoup, que la génération sur laquelle s’appuie la France a vieilli ?

R – La France ne « s’appuie pas sur une génération ». Elle travaille globalement, avec tous les responsables qui, en Afrique, veulent moderniser le continent. Et méfiez-vous des classifications faciles : dans quelle catégorie placez-vous Nelson Mandela ?

Q – Que vous inspire le slogan « trade, not aid » ?

R – Je préfère « trade and aid ».

Q – La « bonne gouvernance » est-elle une condition de la démocratie ? Ou est-ce l’inverse ?

R – La démocratie se construit pas à pas. Ses fondations sont l’État de droit. Celui-ci favorise la bonne gouvernance, laquelle, à son tour, permet de créer un climat favorable à ce nouveau progrès de la démocratie. C’est une dialectique interactive. À nous de savoir l’encourager.

Q – Une mission d’information parlementaire à propos du Rwanda vient d’être créée en France. Quelle est votre position à ce sujet ?

R – Le génocide qui a entrainé la mort de centaines de milliers de Rwandais, au printemps 1994, est une abominable tragédie. Que l’on veuille mieux comprendre par quel effroyable enchaînement et concours de circonstances, ou d’intentions, il a pu survenir, quoi de plus nécessaire ? Le moins que l’on puisse attendre à propos d’un drame d’une telle ampleur, c’est que ce travail d’analyse historique soit accompli sans tabou, mais aussi avec rigueur et objectivité. Cela vaut, bien sûr, pour la politique et les actes des responsables du Rwanda de l’époque, mais aussi pour ceux des Nations unies, des pays voisins du Rwanda, des membres du Conseil de sécurité et d’autres pays européens. Cela vaut aussi pour la France, pour tout ce qu’elle a tenté de faire, ou de prévenir, dans cette région, notamment à partir de 1990. Ce travail ne sera vraiment éclairant que s’il replace également ces événements dans leur perspective longue, au moins depuis l’indépendance des ex-colonies belges.

À cet égard, la décision du Parlement français de créer une « mission d’information » est une bonne chose. J’ai d’ailleurs, le jour même de l’annonce de la création de cette mission, déclaré que mon ministère coopérerait « naturellement » avec elle. Au-delà, contribuer à la construction d’un nouveau Rwanda dans une Afrique des Grands lacs réconciliée et stabilisée doit être l’objet constant de nos efforts politiques et diplomatiques.

Q – Une nouvelle réforme de la Coopération a été adoptée en février. La énième, serait-on tenté de dire…

R – C’est la seule qui ait abouti en une vingtaine d’années. Il y a eu de nombreuses tentatives, j’en ai moi-même connu deux ou trois, mais aucune n’avait pu aller à terme. Certains esprits malicieux rappellent que, dès 1966, le général de Gaulle estimait que le ministère de la Coopération avait fait son temps. Le Premier ministre voulait cette réforme. Il a étudié le problème avec les ministres concernés et rendu un arbitrage, après en avoir discuté avec le président Chirac. La décision est prise. Nous commençons maintenant à la réaliser. À cette fin, le ministre délégué Charles Josselin et moi-même avons mis en place une structure de « pilotage » de la mise en oeuvre de cette réforme qui travaille sous notre autorité et qui nous fait des propositions concrètes.

Q – Un certain nombre de chefs d’État africains francophones se demandent, semble-t-il, à quelle sauce ils vont être mangés avec la disparition de leur « chère Coopé ».

R – En êtes-vous sûr ? D’abord, il n’est pas question de « manger » ou de faire disparaître qui que ce soit, mais au contraire de faire vivre et de développer les liens franco-africains, sous des formes plus adaptées aux réalités et aux mentalités d’aujourd’hui, en France comme en Afrique. Et nous nous sommes efforcés de répondre aux interrogations que cette réforme, comme toute réforme, a suscitées. Au demeurant, ce qui m’a frappé lors des nombreux contacts que j’ai pu avoir avec des responsables africains depuis neuf mois, c’est leur ouverture. Ils ont eux-mêmes une vision de l’Afrique plus « globale » et beaucoup moins compartimentée que par le passé, et donc très ouverte à des évolutions. Charles Josselin et moi avons d’ailleurs pu le constater lors de nos entretiens de Ouagadougou, à l’occasion de la récente réunion ministérielle Afrique-France.

Q – Les motifs de préoccupation ne manquent pourtant pas…

R – Sans doute. Mais en quoi seraient-ils liés à cette réforme ? Nous sommes les premiers à vouloir préserver la particularité de nos relations, notamment en matière d’aide au développement. Mais il faut, et ils l’ont bien compris, distinguer deux choses : la volonté de la France – réaffirmée de la façon la plus claire – de rester engagée aux côtés de ses partenaires traditionnels, et le changement dans l’organisation administrative, diplomatique et financière de la Coopération. D’ailleurs, tout cela se vérifiera à l’occasion de la mise en oeuvre pratique de la réforme.

Q – L’ancien ministre de la Coopération de Jacques Chirac, Jacques Godfrain, a vivement critiqué votre réforme…

R – Jacques Godfrain a réagi par référence à ce qu’il avait fait en 1995, lorsqu’il s’était opposé à la réforme voulue alors par Alain Juppé. Mais le contexte a changé. Le président Chirac a d’ailleurs approuvé cette réforme.

Q – Le président Omar Bongo, lui, a fait une remarque grinçante. Il a dit : « Vous savez, moi, ministre de la Coopération, secrétaire d’État à la Coopération ou encore planton à la Coopération, tout cela a peu d’importance. »

R – Sans doute nous fait-il confiance dans notre façon de nous organiser. Je ne pense pas qu’il négligera le fait que la Coopération bénéficiera désormais tout à la fois de l’intérêt du ministre des Affaires étrangères et du ministre délégué à la Coopération. La véritable interrogation du président Bongo portait sur la définition des pays dits « prioritaires » en ce qui concerne notre aide au développement. Et nous y avons répondu.

Q –Votre définition des pays « prioritaires » inclut-elle la fameuse conditionnalité démocratique de l’aide ?

R – Il en existe déjà dans les accords internationaux, les aides européennes, etc. Mais attention, cela ne concerne pas seulement l’Afrique. Et ces conditionnalités souhaitables doivent êtres stimulantes et encourageantes, et non pas humiliantes et vexatoires. Il ne s’agit pas de punir, mais d’encourager à changer. J’en parle souvent avec Madeleine Albright, chaque fois que nous évoquons l’Afrique.

Q – Aucun problème avec l’Elysée ?

R – Mais vous l’avez bien vu. Il y a eu un travail sérieux et une concertation préalable entre les conseillers du président et du Premier ministre, les miens et ceux du ministre Charles Josselin. Le président a demandé des précisions. Il y a eu un échange qui a duré une quinzaine de jours.

Q – Cette réforme, c’est un peu la deuxième mort de Jacques Foccart…

R – Ne mélangeons pas. De quoi parlons-nous ? De la réforme des services de la Coopération. On a trop tendance à attribuer à la rue Monsieur des actions qui relevaient de « cellules » localisées ailleurs, ou de fameux « réseaux »… quand ils existaient. Sortons de ce romanesque et travaillons maintenant avec ces nouveaux instruments et cette nouvelle organisation au développement économique et politique de l’Afrique réelle d’aujourd’hui.

Q – Vous arrive-t-il de lire les rapports d’Amnesty International ?

R – ici, tous sont lus et analysés en détail. C’est un élément d’information utile qui complète parfois nos propres sources. Ils ne concernent d’ailleurs pas spécifiquement l’Afrique. Il n’y a pas aujourd’hui, de politique étrangère concevable sans une dimension « Droits de l’homme », ce qui ne dispense pas de rechercher la forme d’action la plus efficace. Aucun État ne peut plus ignorer cette donnée. Cependant, on ne peut pas non plus bâtir la politique étrangère d’un État sur les seuls Droits de l’homme.

Comme on ne peut pas construire une politique sur les seuls aspects culturels, commerciaux ou militaires. Une politique étrangère est un ensemble.

Q – Quelle est la position française à propos de la République démocratique du Congo ?

R – Il est dans l’intérêt de tous, à commencer par ses voisins, que ce pays retrouve rapidement une stabilité sans laquelle il ne peut y avoir de développement. Nous n’avons pas d’a priori à l’égard des nouveaux dirigeants. Nous souhaitons qu’ils s’emploient à instaurer un État de droit, et qu’ils précisent les perspectives politiques proposées à leur pays.

Q – Le président Kabila peut-il venir en France ?

R – Bien sûr, s’il le souhaite. Mais, à ma connaissance, il ne l’a pas prévu.

Q – Le Nigeria ne respecte pas les Droits de l’homme…

R – En effet, et c’est regrettable. Plusieurs voisins du Nigeria pensent qu’une démarche, pragmatique serait la plus féconde pour améliorer les choses. Néanmoins, il faut rester très attentif à l’évolution de la situation des Droits de l’homme dans ce pays. Nous nous inscrivons, à cet égard, dans la démarche européenne.

Q – La France pratique à l’égard du Nigeria un jeu diplomatique et commercial qui est à peu près le contraire de celui des Britanniques, des Américains ou du Commonwealth.

R – Nous recherchons simplement, en liaison avec plusieurs pays de la région, une incitation au changement plus efficace que l’ostracisme. Mais en cohérence, je vous l’ai dit, avec une démarche européenne comme vous le savez, l’Union européenne a pris des sanctions.

Q – Comment avez-vous réagi à l’intervention récente du Nigeria en Sierra Leone ?

R – Le Nigeria a joué un rôle important au sein de l’Ecomog, tant au Liberia que, récemment, en Sierra Leone. Cette approche régionale, qu’incarne le Comité ministériel de la CEDEAO, en liaison avec les Nations unies, est fondamentale pour soutenir le processus de réconciliation nationale entamé par le retour du président Kabbah.

Q – Peut-on imaginer que les armées africaines, une fois formées au maintien de la paix, interviennent, en cas de coup d’État dans tel ou tel pays, pour rétablir la légalité républicaine ?

R – On peut, en effet, l’imaginer, mais pas dans l’immédiat. L’hypothèse dont vous parlez est délicate. Et il faudra une décision préalable de l’OUA et/ou de l’ONU.

Q – Ce n’est donc pas une hypothèse de travail ?

R – Pas encore. Mais rien n’empêche d’y réfléchir.

Q – Pouvez-vous citer des exemples de success stories en Afrique ?

R – Je préfère m’abstenir, car on ne retiendrait que les pays que je n’aurais pas nommés. Mais chacun les connait. Globalement, l’Afrique va mieux qu’on ne le dit. C’est en tout cas un continent d’avenir.

Q – Lors de leurs passages en France, les responsables africains se plaignent de ne pas être reçus comme il se doit par leurs homologues français. C’est le ministre délégué Charles Josselin qui préside les dîners officiels avec les chefs d’État, et non pas vous-même…

R – Mes très nombreux déplacements à l’étranger m’empêchent, à quelques exceptions près, de présider quelque dîner officiel que ce soit. Et puis, pourquoi le fait que le ministre délégué à la Coopération, qui connaît remarquablement bien tous ses interlocuteurs, préside ces dîners, serait-il mal perçu ? Je crois que vous vous inquiétez pour rien. J’ai, en tout cas, pu constater à Ouagadougou, fin mars, à quel point le climat actuel était excellent, chaleureux et confiant.