Texte intégral
La Tribune - 27 décembre 1996
La Tribune : Trois personnes sont mortes de froid en France au cours des dernières 48 heures. Entre le Samu social et les centres d’accueil, comment est-il possible que des sans-abri arrivent encore à passer entre les mailles du filet ?
Xavier Emmanuelli : L’État a fait d’immenses efforts ces derniers mois. Ce n’est plus une question de moyens puisqu’il reste de nombreuses places inoccupées dans les structures d’accueil, même en cette période de grand froid. On a mis en place un système logique et cohérent. Dans la journée, les gens peuvent se retrouver dans les 210 centres d’accueil établis à travers la France. Il y a aussi une quarantaine de Samu sociaux. Ce sont des dispositifs mobiles qui permettent d’aller à la rencontre des sans-abri. Pour la nuit, les centres d’hébergement d’urgence, dont la capacité a doublé, offrent aujourd’hui 15 000 places. On compte aussi 35 000 places dans les Centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) et 20 000 logements d’urgence et d’insertion. Les préfectures, contactées par nos services, nous informent qu’il reste partout des places disponibles.
La finalité de ces dispositifs est de faire sortir les gens de la précarité pour les amener dans le droit commun. Il ne faut laisser personne dans la rue. Un numéro vert a été mis en place, le 08.00.306.306. Mais il ne suffit pas d’appeler. Il faut rester auprès des gens, établir un contact. Sinon, quand le Samu social arrive, il n’y a plus personne. La nuit dernière où il a fait si froid, 25 personnes ont refusé d’être prises en charge par le Samu social. On se trouve confronter à un problème : vous devez assistance à personne en danger, mais ce sont des citoyens comme tout le monde. S’ils ne veulent pas être pris en charge, que faire ? C’est aujourd’hui à chacun de se préoccuper un peu d’autrui.
La Tribune : Le projet de loi contre l’exclusion a fait l’objet de nombreuses critiques et réserves, y compris de la part des organisations humanitaires. Le Gouvernement va-t-il en tenir compte ?
Xavier Emmanuelli : La loi contre l’exclusion est une loi d’orientation qui cherche à amener un changement d’optique. Notre objectif est de ne pas mettre l’institution au centre des préoccupations, mais l’individu, avec ses droits. Mais ce n’est encore qu’un avant-projet. Le Gouvernement a l’intention de le réviser pour tenir compte des réserves exprimées, notamment par le Conseil économique et social et les associations. Nous tenons en ce moment même des conseils interministériels pour ajuster notre projet. On réexamine tous les articles, à la lumière des critiques exprimées : le droit de vote, le financement, l’accès au logement, etc. Je me bats pour que cette loi soit votée au printemps.
La Tribune : Pour vous, la lutte contre l’exclusion ne nécessite pas aujourd’hui des moyens financiers supplémentaires ?
Xavier Emmanuelli : La question des moyens financiers n’est pas aujourd’hui la priorité. Il faut changer la manière d’aborder les problèmes. Il faut par exemple s’interroger sur le rôle de l’hôpital. L’hôpital ne doit pas privilégier la seule approche sanitaire. Il a aussi un rôle social à jouer et doit prendre ne compte l’exclusion. Autre exemple : le rôle des éducateurs. Les éducateurs doivent sortir de leurs institutions. Ils doivent faire face aux problèmes nouveaux comme l’errance des jeunes, les troubles du comportement, les problèmes psychiatriques. Le secteur psychiatrique doit aussi se sentir concerné par le problème de la rue et de l’errance. L’institution doit se remettre en question.
La Tribune : Pour un président de la République élu pour réduire la fracture sociale, la montée de l’exclusion en France ne sonne-t-elle pas comme un échec ?
Xavier Emmanuelli : La montée de l’exclusion n’est pas un problème exclusivement politique. Elle est culturelle, sociétale. Chacun doit se sentir concerner. Il faut retisser le lien social. Se sentir un peu préoccupé par son voisin. Mais cela ne s’improvise pas. Peut-être faudrait-il que chacun reconsidère la souffrance d’autrui…
Le Parisien - 27 décembre 1996
Le Parisien : Malgré la vague de froid, il reste près de 300 places dans les centres d’accueil parisiens. Comment expliquer ce paradoxe ?
Xavier Emmanuelli : Cela tient à la psychologie des exclus. Bien souvent, ils ne ressentent plus leur corps comme vous et moi et n’interprètent pas des signaux d’alarme vitaux. Du coup, ils continuent à dormir dehors, dans le froid, et refusent un abri au chaud, au péril de leur vie.
Le Parisien : Comment faire pour les convaincre ?
Xavier Emmanuelli : Il n’y a pas de remède miracle. Il faut aller à leur rencontre. C’est pour ça que j’ai créé le Samu social, d’abord à Paris puis en proche banlieue. Pour être encore plus efficaces, nous mettrons bientôt en place une structure régionale basée avenue Courteline, porte de Vincennes. On doit discuter avec les SDF, les accueillir dans des structures de jour, les convaincre… En tout cas, on n’a pas le droit d’embarquer les gens de force, contre leur volonté !
Le Parisien : Le standard téléphonique du Samu social est toujours saturé…
Xavier Emmanuelli : C’est vrai. C’est parce que les sans-abri ont besoin de parler, parfois longuement, au téléphone. Dès les premiers jours de janvier, je vais augmenter les capacités d’écoute du numéro vert du Samu social.
Le Parisien : Certains, comme l’association Aide à toute détresse, regrettent que l’on ne règle pas les problèmes de fond, celui de la pauvreté et de l’exclusion.
Xavier Emmanuelli : Ils ont en partie raison. Il faut s’attaquer aussi aux causes du mal, mais est-ce une raison pour ne pas répondre à l’urgence qui est là, sous nos yeux ?
Libération - 28 décembre 1996
Libération : Lors de vos visites dans des centres d’accueil de jour, vendredi, vous avez lancé un appel à chaque citoyen face à « la souffrance » des sans-abri…
Xavier Emmanuelli : Le Samu social sillonne les rues de Paris mais ne peut pas savoir qu’un vagabond est en train de mourir de froid dans un parking ou dans un chantier. Et le problème se pose aussi dans les petites villes de province. Aucune institution n’est douée de la puissance de solidarité des citoyens à laquelle je fais appel aujourd’hui. Tous ceux qui voient un sans-abri dans le froid en pleine nuit doivent se sentir concernés et contacter le Samu social ou les services sociaux de leur ville, pour qu’il soit pris en charge. Personne ne doit rester dans la rue.
Libération : Comment expliquer que des personnes refuse l’aide proposée, alors que les températures sont si froides ?
Xavier Emmanuelli : Cela correspond à la pathologie de la grande exclusion. Les personnes dans cette situation ne savent plus évaluer le danger. Dans un premier temps, elles sont encore capables de réagir. Puis elles se résignent, elles abandonnent leur corps, dont l’image inconsciente est atteinte. Ces personnes n’existent plus dans le regard des autres. Elles ressentent la douleur, le froid, mais ne les décodent pas comme des signaux d’alarme, et se font le plus petits possibles pour ne pas donner prise aux événements. Ce sont des gens qu’il est très difficile d’atteindre. Il faut venir plusieurs fois, multiplier les contacts. Cela peut prendre quelques semaines ou quelques mois pour les convaincre, leur redonner confiance, les pousser à venir en foyer. Mais en aucun cas, nous ne pouvons obliger ces personnes à nous suivre de force.
Libération : Les SDF se plaignent parfois des conditions d’accueil dans les foyers : saleté, promiscuité et discipline.
Xavier Emmanuelli : Les conditions d’accueil ont considérablement évolué depuis bientôt deux ans. Les grandes structures d’accueil, capables d’héberger 200 personnes, ont été abandonnées au profit de lieux plus modestes, pour 30 à 50 personnes. Il existe aussi un centre disposant d’un chenil. C’est sans doute peu sur les 210 lieux d’accueil existants sur la région parisienne. Mais l’institution prend petit à petit en compte l’évolution de la sociologie des exclus.
Libération : Qu’en est-il du Samu social régional dont vous avez parlé ?
Xavier Emmanuelli : Le Samu social fonctionne déjà sur Paris et les départements de la petite couronne. Le Samu social régional (1) aura à la fois une fonction de coordination des différents services sociaux et permettra de rassembler l’ensemble des paramètres sur la grande précarité.
(1) Il sera installé avenue Courteline, près de la porte de Vincennes à Paris (XIIe arrondissement).
RTL - lundi 30 décembre 1996
R. Arzt : Pour cette de vague de froid, est-ce que vous considérez que la capacité d’accueil des centres d’hébergement est suffisante ?
Xavier Emmanuelli : La réponse est oui. C’est le devoir de l’État, le devoir d’accueil, de pouvoir accueillir tout un chacun. Et d’ailleurs, dans la loi de cohésion sociale, il est dit explicitement « ce devoir départemental d’accueil. » Donc, il y a assez de places quantitativement et même qualitativement, elles sont bonnes, en bon état, elles sont professionnelles.
R. Arzt : Même si certains SDF redoutent certains centres qu’ils jugent malpropres, trop de promiscuité ?
Xavier Emmanuelli : Non, il n’y a plus ces grands centres, ces grands dortoirs d’enfer où il y avait 400 ou 500 lits, où il y avait des bagarres où les draps n’étaient pas changés. Depuis des années, ça n’est plus comme ça. Ce sont des petites unités à taille humaine, où il y a des professionnels, où on essaye de faire sortir les gens de leur précarité. Ça, c’est un devoir d’État et je pense qu’on fait face.
R. Arzt : Au-delà de ça, vous en appelez à la solidarité, c’est-à-dire à la population, mobiliser l’opinion en fait.
Xavier Emmanuelli : Oui mais ça c’est le plus difficile ; c’est d’expliquer aux gens qu’on ne doit pas passer indifférent quand on voit sur son chemin des gens qui semblent en détresse. Lorsque je travaillais à Nanterre, j’avais appelé ces clochards, ces grands exclus, « les hommes invisibles ». « Les hommes invisibles » car on fait un détour pour ne pas les voir, parce qu’ils gênent l’ordonnance de la ville, parce qu’ils gênent le regard, alors on les évite.
R. Arzt : Là, au contraire, vous demandez qu’on appelle le Samu social en particulier, qui est un peu débordé par les appels…
Xavier Emmanuelli : Oui, d’un certain point de vue c’est encourageant de savoir que le standard explose littéralement et qu’on a eu besoin de faire appel à une aide. Et la compagnie Europe-Assistance est venue donner un coup de main au standard du Samu social et on a pu répondre à des appels de particuliers. J’ai, ici, le résultat de la nuit du 28 au 29 : il y a eu 210 appels de particuliers, qui ont tous été traités bien entendu. Donc, il se passe quelque chose, il y a quelque chose qui bouge. Les gens se sentent plus concernés et ils appellent le Samu social à Paris ou ils appellent le numéro vert dans le reste de la France.
R. Arzt : Il se trouve qu’en même temps, il y a certains SDF ou mal logés qui refusent d’être pris en charge ou qui ne sont pas repérés. Est-ce que refuser d’être pris en charge, c’est la dernière liberté pour quelqu’un qui se sent exclu de tout ?
Xavier Emmanuelli : Il me semble. On ne doit pas prendre les gens contre leur gré. Tant qu’ils ont leur possibilité de jugement, leur possibilité d’appréciation, et leur conscience, eh bien il faut qu’ils fardent cette liberté. Ce que je pense, c’est que, très souvent, les gens sont dans un tel état de désocialisation, d’exclusion, de solitude, qu’ils n’interprètent pas bien l’alerte. Ils croient qu’ils vont pouvoir affronter le froid et ils présument de leurs forces. Il faut donc venir leur expliquer, il faut passer du temps. Il faut dire « vous savez, vous risquez d’avoir froid, faim, suivez-nous dans un centre », il faut passer ce temps-là.
R. Arzt : Il faut avoir été en contact avec eux avant qu’il fasse froid.
Xavier Emmanuelli : Oui. Il faut s’intéresser aux autres, en somme.
R. Arzt : Est-ce que, en tant que secrétaire d’État, vous sentez l’appareil gouvernemental, autour de vous, très mobilisé sur ce problème ?
Xavier Emmanuelli : Oui, la preuve c’est que là, on fait face. Les centres d’hébergement ça a bougé, le budget de l’urgence sociale a doublé littéralement. Les Samu sociaux, il y en a dans 40 villes. Des lieux d’accueil de jour où les gens peuvent venir dans la journée, il y en a 210 à travers la France. Oui, il y a quelque chose qui bouge et qui bouge en profondeur.
R. Arzt : Le projet de loi d’orientation, contre l’exclusion qui est en préparation, où en est-il ? Car c’est aussi une façon de répondre à tout ça.
Xavier Emmanuelli : Il va passer en Conseil des ministres de février car, auparavant, il aura passé au Conseil d’État et ensuite ce projet de loi va passer au Parlement et sera voté dans la session, à la fin du premier semestre.
R. Arzt : Et il reposera sur cette idée que vous avez un petit peu abordée : la solidarité est importante et en tout cas on n’en est plus à une conception de l’État-providence qu’on a pu envisager il y a quelques années.
Xavier Emmanuelli : Non, il faut que chacun se sente responsable et c‘est un petit peu un appel au civisme et plus encore au souci de l’autre que je voudrais lancer à cette occasion. L’État doit faire son devoir mais chaque citoyen, chacun d’entre nous doit se sentir concerné par l’autre.
R. Arzt : C’est la limite du rôle de l’État, en fait.
Xavier Emmanuelli : Absolument.