Texte intégral
Conférence de presse conjointe du ministre délégué aux affaires européennes, M. Michel Barnier, et du ministre des affaires étrangères de la République chypriote, M. Alecos Machaelides (Nicosie, 30 juillet 1996)
R. : M. Machaelides – C'est avec un grand plaisir que nous avons accueilli M. Barnier et la délégation française. Cette visite est pour nous d'importance particulière, car le fait qu'un ministre français nous rende visite indique l'intérêt de la France pour Chypre et pour son problème, et pour le rôle de Chypre. Nous n'oublions pas que la décision la plus importante concernant l'adhésion de Chypre a été prise pendant la présidence française.
Nous estimons que cette décision a été très importante parce qu'elle a créé de nouvelles conditions, et nous espérons que celles-ci continueront à jouer à l'avenir un rôle de catalyseur sur le problème chypriote.
Cette visite est aussi importante qu'il y a plusieurs initiatives sur le problème chypriote, et c'était une occasion pour nous de souligner que nous accueillons et que nous invitons l'Union européenne à jouer un rôle significatif pour contribuer à l'effort général de règlement du problème.
Les efforts et les initiatives qui se répètent sont les bienvenus. À notre avis, tous ces efforts doivent être simultanés pour obtenir les résultats que nous souhaitons. Mais d'autre part, nous estimons que si la contribution vient de l'ensemble de l'Union européenne, elle peut être importante.
Nous avons dit à M. Barnier que, pour nous, la solution du problème chypriote est la seule chose qui nous préoccupe, que le temps qui passe ne joue pas en notre faveur. La meilleure période pour essayer de régler ce problème est la période qui va de maintenant l'ouverture des négociations d'adhésion.
Il faut profiter du temps que nous avons devant nous pour trouver une solution au problème. C'est pourquoi nous encourageons tout soutien de la part de qui que ce soit visant à aider à mettre fin à la partition de Chypre et de son peuple, de sorte que l'ensemble de la population, Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, puisse aller de l'avant dans un climat de paix, de progrès et de prospérité économique pour tous dans l'espace de l'Union européenne.
R. : M. Barnier – Mes premiers mots seront d'abord pour remercier M. Michaelides pour la qualité de son accueil.
À l'instant même, nous avons participé à un déjeuner ou était représenté l'ensemble des formations politiques de la République de Chypre, l'ancien Président, de nombreux ministres, des hommes d'affaires. Et ce matin, aussi bien avec le Président Cléridès qu'avec le ministre lui-même, nous avons eu des entretiens à la fois très francs, très cordiaux et tout à fait intéressants par rapport à l'objectif que je m'étais fixé en effectuant cette visite à Chypre.
Je ne suis pas venu à Chypre pour faire des déclarations sensationnelles, ni de « l'esbroufe » pour employer un mot commun de la langue française. Ce n'est pas dans mon tempérament. Je suis venu pour comprendre, au nom du gouvernement français, ce qui se passe ici à un moment, comme l'a dit le ministre tout à l'heure, très stratégique pour Chypre, un moment où le temps qui passe compte beaucoup. Pour comprendre, naturellement, j'ai eu le souci d'écouter ensemble les responsables de la République de Chypre. C'est aussi le souci, c'était normal pour avoir une opinion complète, de rencontrer le chef de la communauté chypriote turque, M. Denktash, ce matin longuement.
Le souci de la France dans cette région, Mesdames et Messieurs, est simple, c'est la stabilité de cette région. Toutes les chances de stabilité, tous les risques d'instabilité en Méditerranée sont des chances ou des risques pour l'Union européenne tout entière. Le Président de la République, Jacques Chirac, est particulièrement attentif au dialogue et aux initiatives, qui pourront titre engages dans cette région dans l'esprit de la conférence de Barcelone. C'est le sens même de l'engagement prolonge de notre ministre des affaires étrangères, M. Hervé de Charette, il y a quelques mois, et cette semaine encore au. Proche-Orient. Première raison : la stabilité de la Méditerranée, et Chypre est un risque d'instabilité, ou une chance de stabilité selon la manière dont les choses tourneront.
La deuxième raison de ma visite en tant que l'un des ministres de l'Union européenne, c'est de trouver le meilleur chemin pour le succès de l'adhésion de Chypre à l'Union européenne. Réussir l'adhésion de Chypre, il y a dans ce sens-là beaucoup d'initiatives du côté européen, peut-être trop. La Commission qui joue un rôle actif ici, la présidence de l'Union : on voit bien l'importance de l'Union européenne, dans un cas comme celui-ci et dans d'autres, de parler d'une même voix, et c'est l'un des enjeux d'ailleurs de la Conférence intergouvernementale que de doter l'Union européenne d'une voix et d'un visage permanents, d'un haut-représentant pour la politique étrangère de sécurité commune. C'est un des enseignements aussi que j'emporterai de cette journée de travail ici à Chypre. Il faut que l'Union désigne ici un seul interlocuteur permanent et crédible pour contribuer, avec les Nations unies et d'autres partenaires, au règlement politique de la situation de Chypre, à la réconciliation.
S'agissant de l'Union, je rappelle qu'il existe d'autres lignes, celles naturellement des résolutions des Nations unies, qui font des règlements politiques sur la création d'un État fédéral, bi-communautaire et bi-zonal. C'est à la construction de cet État fédéral qu'il faut maintenant travailler, et que nous sommes prêts à contribuer autant que nous le pourrons.
Je rappelle également que la perspective de l'adhésion est liée à un bénéfice équilibré au profit de toute la population de Chypre. Et donc naturellement, les négociations, le processus d'adhésion va s'engager quelques mois après la Conférence intergouvernementale. Le souci des autorités de Chypre et de nous-mêmes est que ce processus ne s'éternise pas. Plus vite il y aura un règlement politique durant ce processus d'adhésion, plus vite les négociations pourront se conclure positivement au profit, je le répète une dernière fois, de l'ensemble de la communauté, des communautés, de l'ensemble de la population de Chypre.
Voilà un certain nombre d'enseignements que je tire de cette visite. Je vous ai dit quel était le souci de la France. Tout ce que j'aurai compris dans cette journée, les premiers enseignements que j'aurai tirés, je vais les mettre naturellement à la disposition du gouvernement dont je fais partie, mais aussi à la disposition de l'Union européenne tout entière.
Q. : Vous avez parlé de la possibilité que Chypre soit une source de stabilité ou d'instabilité. Pendant les dernières 22 années, il a été prouvé à l'opinion publique européenne qu'à plusieurs occasions, la présence à Chypre de l'armée turque était une source d'instabilité pour toute la région. Est-ce que nous devons comprendre qu'après votre visite à Chypre une certaine tolérance qui est montrée envers ce fait par des pays européens, y compris le vôtre, va cesser d'exister ?
R. : Je ne suis pas là pour vous donner des leçons, ni pour vous montrer du doigt, ni pour dire où se trouve le tort dans le passé, voilà 25 ans. Le ministre disait tout à l'heure que la situation est celle-là, avec plus ou moins de gravité, et je préfère que nous regardions devant nous. Nous sommes attentifs, au sein de l'Union européenne, la France en particulier, à la qualité de notre dialogue avec la Turquie. Nous ne sommes pas isolés. Ce pays est un grand pays. Lorsqu'il s'est agi de l'accord d'Union douanière, la France a joué un rôle pour que ce lien soit cité avec la Turquie, qui est un des pays importants ici, vous le savez mieux que quiconque, pour aboutir à un règlement définitif, durable de cette situation. S'agissant de la garantie de sécurité que souhaite la communauté chypriote turque, il y a naturellement de ce côté-là un dialogue à avoir. Encore une fois, l'élément nouveau peut-être depuis les derniers événements, depuis 1993-1994, c'est la France qui y a contribué, c'est la perspective d'adhésion de Chypre à l'Union européenne. Donc, ce processus de conflit, de rupture où les gens ne se parlent pas, quand ils ne se combattent pas, c'est que l'on en vienne à un processus où tout le monde se trouve autour de la table. Il nous semble que la perspective de l'adhésion l'Union européenne aura peut-être cet effet. Je n'en suis pas sûr, je le souhaite, et je vais y travailler.
Q. : (inaudible)
R. : Je ne fais que dire ou rappeler précisément ce qui a été dit au moment où les autorités européennes se sont engagées avec Chypre dans la perspective de cette adhésion. Nous avons clairement dit que cette adhésion devait être profitable à l'ensemble de la population de Chypre. J'espère que tout le monde le souhaite bien ainsi, que les différences économiques, sociales, de niveau de vie entre les deux communautés ne peuvent pas encore s'accroître davantage qu'elles le sont aujourd'hui. C'est donc bien au profit des deux communautés, de la population tout entière, que l'adhésion doit être faite, et c'est pour cela que j'ai rappelé que nous travaillions sur la base des résolutions des Nations unies à la perspective parallèle de la construction d'un État fédéral.
Q. : (inaudible)
R. : J'ai été naturellement très attentif à ce qui s'est passé cette semaine dans les prisons turques. Notre ministre des affaires étrangères a rappelé le souci qui reste le nôtre, des Droits de l'Homme, de la dignité de la personne humaine, et nous avons été heureux que cette grave crise ait pu trouver une solution il y a quelques jours.
Q. : (inaudible)
R. : Je n'ai pas la prétention d'avoir tout entendu, tout compris, et tout vu en une journée. Donc, si vous voulez me faire dire que j'ai besoin de revenir, je vous le dis. Pour bien comprendre ce qui se passe dans cette île, quand on regarde ce qui s'est passé depuis 25 ans, quand on vient pour la première fois comme je le fait – cela fait six ans qu'un ministre français n'est pas venu à Chypre – on doit faire preuve d'objectivité.
Entretien du ministre délégué aux affaires européennes, M. Michel Barnier, avec la première chaîne de télévision chypriote (Nicosie, 30 juillet 1996)
Q. : Monsieur le ministre, tout le monde souhaite une solution aux problèmes ici avant le commencement des négociations pour l'adhésion de Chypre à la Communauté européenne. Au cas où ces négociations n'aboutiraient pas, auriez-vous la solution ?
R. : Il faut que les efforts aboutissent. Les premiers efforts, la première chance se trouve ici à Chypre dans les mains des Chypriotes et des différentes communautés qui doivent en parler, se mettre autour de la table, travailler ensemble. On ne peut pas imaginer l'avenir au cours du prochain siècle avec une telle séparation, de telles incompréhensions, notamment l'avenir dans l'Union européenne. Il faut donc trouver une solution et nous espérons, au sein de l'Union européenne, que la perspective, maintenant fixée de l'adhésion -– la France a joué son rôle pour que cette perspective soit fixée – aura un effet de levier ici. Nous espérons que cela pourra déclencher une attitude nouvelle de part et d'autre pour que l'on se mette autour de la table. La règle du jeu est très claire, elle a été fixé en mars 1995, rappelée en juin 1995. Le processus d'adhésion va débuter avec douze pays candidats, qui ont vocation à entrer dans l'Union. Parmi ces pays, il y a Chypre, Malte, les trois pays baltes, les Sept pays d'Europe centrale et orientale. Ces douze pays seront sur la même ligne de départ et nous débuterons le processus d'adhésion avec Chypre et les onze autres pays probablement en 1998, lorsque la conférence intergouvernementale, qui est le préalable pour adapter nos institutions, pour préparer cet élargissement, sera terminée.
Après je ne peux pas dire lequel de ces pays adhérera le premier. Cela dépendra vraiment de l'état de préparation de chaque pays. La préparation économique, écologique, sociale, la préparation politique aussi.
Q. : Monsieur le ministre, vous avez évoqué la nécessité de dialogue entre les deux communautés, mais elles ne font que parler depuis 22 ans, depuis l'invasion turque. Quel est le rôle de la Communauté européenne, quelle est l'initiative de la Communauté européenne, celle de l'ONU, pour pousser un peu, pour convaincre ?
R. : Il y a naturellement plusieurs initiatives. Les Américains ont un rôle important à jouer. Ils ne sont pas les seuls, nous travaillons aussi dans le cadre des Nations unies et dans le respect des résolutions des Nations unies qui ont fixé clairement la perspective pour Chypre d'un État fédéral, bicommunautaire ou chacun sera garanti dans sa sécurité et aura le sentiment et la conviction que son identité sera préservée. Que peut faire l'Union européenne ? D'abord, parler d'une même voix et s'efforcer de favoriser les dialogues ou les discussions. Elle peut aussi rencontrer les uns et les autres. Je crois vraiment que la perspective de l'adhésion de l'Union européenne pour Chypre est très importante et que c'est l'assurance d'un progrès économique, d'un rééquilibrage. Je pense notamment au niveau de vie entre les deux communautés, au développement. C'est l'idée qu'il y aura une perspective de progrès pour nos enfants, pour nos petits-enfants. Je crois que cette perspective-là est suffisant pour que chacun se mettent autour de la table. Voilà ce que peut faire l'Union européenne. Elle a proposé à Chypre de rejoindre la Communauté européenne.
Q. : Quelles sont les initiatives ? Comment voyez-vous la nécessité d'une coordination de ces initiatives ?
R. : La France n'est que l'un des pays. Je ne suis pas venu ici chargé d'une mission. Je suis venu ici comme ministre français, après avoir visité les onze autres pays candidats, à la demande de Jacques Chirac. Les enseignements ou les leçons que je retire de cette visite aujourd'hui à Chypre, je vais les mettre à la disposition de l'Union européenne. Mais l'une de ces leçons est que l'Union européenne doit parler en effet d'une même voix. Jacques Chirac a proposé à nos partenaires dans la conférence intergouvernementale, que l'Union européenne se dote d'un haut-représentant permanent, quelqu'un qui a la voix et le visage de l'Union européenne avec une permanence, une autorité, une crédibilité. Une seule voix pour l'Union européenne, en particulier en politique étrangère, avec les régions qui nous entourent. On voit bien le cas d'école que constitue Chypre. Ici, nous devons parler d'une même voix désormais, et je vais rapporter cette leçon aux autres membres de l'Union.
Q. : Je reviens à cette nécessité de dialogue entre les deux communautés. Comment un dialogue peut-il être libre quand il y a la présence à Chypre de l'armée turque depuis 22 ans ?
R. : Je pense qu'il ne faut pas oublier le passé, les blessures du passé de part et d'autre, et je n'ai pas pour mission de montrer du doigt ou de donner des leçons à quiconque. Ce que j'ai entendu du côté de la communauté chypriote-turque, c'est la forte exigence d'une garantie sur la sécurité des Chypriotes. Il faut trouver les moyens que cette garantie soit confirmée et comprise comme quelque chose de solide, de ce côté-ci comme pour la communauté chypriote turque.
Q. : Le problème de la sécurité se pose également pour la communauté grecque ?
R. : Absolument. Je n'ai pas de solution miracle. Je pense qu'il faut rechercher un système de garanties pour les deux communautés, avec le concours de tous ceux qui doivent contribuer à cette garantie du côté de l'Atlantique, de l'Union européenne. C'est dire qu'il faut se mettre autour de la table, c'est un élément, l'autre étant la perspective d'adhésion à l'Union européenne.
Q. : Et la perspective d'une démilitarisation de l'île ?
R. : Je ne vais pas dire à l'avance quelle sera l'issue de cette négociation. Ce qui est clair, c'est que l'on doit chercher un système de garanties des habitants, de tous les habitants. Il doit y avoir une confiance qui n'aboutisse pas à augmenter en permanence l'armement de tous les côtés.
L'argent que l'on met dans les armes serait plus utile, ici comme ailleurs, dans le développement économique et social.
Q. : Nous constatons aussi que la France a toujours eu une position très positive aussi bien aux Nations unies, au Conseil de sécurité, et dans la Communauté européenne. Mais comment voyez-vous la perspective de cette position ?
R. : Un ministre français est aujourd'hui à Chypre. C'est la première fois depuis six ans. Jacques Chirac, depuis qu'il est Président de la République, a affirmé à plusieurs reprises sa volonté de créer un pont entre les deux rives de la Méditerranée. Il a une vraie préoccupation, une vraie exigence sur la stabilité de cette région de la Méditerranée, au bord de laquelle nous nous trouvons aussi, nous les Français. Nous sommes bien sûr orientés vers l'est et vers le nord mais notre géographie, notre nature, nous ouvrent également sur la Méditerranée. La France est décidée à avoir une grande politique méditerranéenne, souvent solidairement avec l'ensemble des autres pays de l'Union européenne. C'est comme cela que nous travaillons au Moyen-Orient, c'est comme cela que nous sommes disponibles ici à Chypre.
Je ferai part au Président de la République et aux autres pays de l'Union de cette conviction que l'Union européenne doit jouer maintenant un rôle très important.
Q. : Dans le cadre de cette politique méditerranéenne, il y a une partie de l'opinion publique, aussi bien à Chypre qu'en Grèce, qui accuse la France de sacrifier Chypre pour ses intérêts économiques et financiers avec la Turquie.
R. : Je ne vois pas de quoi vous parlez. On peut toujours chercher des arrière-pensées, en trouver chez les uns et chez les autres, cela ne m'intéresse pas. C'est clair que la Turquie est un grand pays, les Turcs sont un grand peuple. Ils sont là, à côté de Chypre, à côté de la Grèce, au bord de la Méditerranée. Nous avons le souci de ne pas isoler ce grand peuple, ce grand pays, de maintenir un lien économique culturel et politique avec lui. C'est du réalisme tout simplement, et l'ambition est toujours la même. Celle de la stabilité de cette région méditerranéenne, car les risques d'instabilité ici sont des risques pour toute l'Europe.
Q. : Après vos entretiens, quelles sont vos conclusions ?
R. : Je suis venu pour une courte journée. J'ai vu tous ceux qui comptent ici et qui peuvent jouer un rôle. Mon sentiment est que ces deux hommes, M. Denktast d'un côté, le Président Cléridès de l'autre, ont une grande responsabilité personnelle vis-à-vis de l'avenir et de la nouvelle génération. Ce sont deux hommes intelligents qui se connaissent, qui doivent se parler pour chercher, au nom et au profit des générations futures, des enfants, des petits-enfants qui sont sur cette île, une solution de réconciliation et de paix durable. Cela s'est fait dans d'autres régions du monde entre des gens intelligents, cela doit se faire aussi ici.