Interview de M. Guy Le Néouannic, secrétaire général de la FEN et secrétaire général de l'UFF-UNSA, à France 2 et dans "Les Echos" le 17 octobre 1996, sur la journée d'action dans la fonction publique contre les réductions d'effectifs et la baisse du pouvoir d'achat.

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Circonstance : Journée d'action et grève des fonctionnaires le 17 octobre 1996 : manifestation à Paris et en province

Média : France 2 - Les Echos

Texte intégral

France 2 : Jeudi 17 octobre 1996

G. Leclerc : Plus de quatre millions de fonctionnaires sont appelés à la grève sur l'emploi et le pouvoir d'achat. N'est-ce pas trop tôt ou trop tard pour le pouvoir d'achat, le gel de cette année, et puis le gouvernement dit qu'il va négocier dès le mois de décembre ?

G. Le Néouannic : Trop tard ? Je voudrais rappeler quand même que, c'est le 10 octobre 1995 que nous avons, pour la première fois, protesté contre l'annonce de M. Juppé du gel des salaires en 1996. Donc, ce n'est qu'une suite. Malheureusement, pendant tout ce temps-là, nous avons harcelé le gouvernement en lui demandant d'ouvrir des négociations et maintenant, à la fin de l'année, il se dit : bon, peut-être qu'on va les ouvrir – mais de manière ambiguë et hypocrite, devrais-je dire, parce qu'il annonce des négociations mais on ne sait pas sur quoi elles vont porter.

G. Leclerc : Sur 97-98, il le dit.

G. Le Néouannic : Donc, 96 reste bloqué.

G. Leclerc : Et ça, il n'en est pas question, pour vous ?

G. Le Néouannic : Il n'est pas question de passer par profits et pertes une perte de pouvoir d'achat sur l'année 1996. C'est évident. Aucune des fédérations de fonctionnaires ne l'acceptera.

G. Leclerc : Les salaires et l'emploi. La suppression de 5 000 à 6 000 emplois sur quatre millions de fonctionnaires, ça représente 10 % des partants. Et en plus, on dit qu'avec l'accord sur les préretraites, finalement, au total, le solde serait positif l'an prochain ?

G. Le Néouannic : Là-dessus, deux remarques. D'abord le solde, ce n'est qu'un solde. Il faut voir ce que cela signifie dans certains secteurs. 4 600 emplois ou 5 000 emplois supprimés, globalement. Si l'on regarde secteur par secteur : prenons l'éducation nationale, par exemple, il y a plus de 5 000 emplois supprimés auxquels il faut ajouter, d'ailleurs, des licenciements déguisés, des non-renouvellements de contrats pour les auxiliaires. Près de 15 000 d'entre eux vont rester sur le carreau. Il ne faut pas croire que c'est un problème mineur. Dans certains secteurs, on crée, dans d'autres, on va supprimer, et il faut ajouter le gel des emplois, le gel des postes qui sont dissimulés derrière le budget. Donc, vous voyez que le problème n'est pas aussi simple qu'on veut bien l'exposer. Moi, je souhaiterais une fois pour toutes, pour la démocratie dans ce pays, que les politiques cessent de mentir aux citoyens. On y verrait plus clair et ainsi, on pourrait vraiment avoir un bon dialogue social.

G. Leclerc : Mais il y a une réalité : par exemple, 50 000 élèves en moins dans le primaire, c'est normal qu'il y ai moins d'enseignants.

G. Le Néouannic : Moins 50 000 enfants dans le primaire : d'abord, ça continue à augmenter dans certaines parties du secondaire et 50 000 enfants rapportés à 65 000 écoles, faites la moyenne vous-même, vous allez voir que ça ne donne pas grand-chose. Est-ce que là, on va pouvoir supprimer des postes d'instituteurs ou d'institutrices ? Est-ce que l'on va supprimer ces postes dans les zones rurales et alors, que devient l'aménagement du territoire ? Est-ce qu'on va les supprimer dans les zones sensibles, dites prioritaires, alors que deviennent les déclarations du ministre de l'éducation nationale sur l'effort qu'il faut faire là, en faveur de la jeunesse ? D'une manière générale, on sait très bien que notre pays ne pourra s'en sortir, dans le prochain millénaire, dans le prochain siècle – et nous y sommes – que si l'on investit dans l'intelligence. Et là, on est en train de faire une politique de comptable.

G. Leclerc : Mais justement, après, il y a des réalités comme les déficits très lourds qu'il faut réduire, donc, il faut faire des économies. La réalité, c'est qu'il y a les critères de Maastricht qu'il faut respecter.

G. Le Néouannic : Vous n'allez pas me demander d'être plus capitaliste que les libéraux. Vous dites : « il faut faire des économies ». Moi, je dis « il faut faire des bénéfices. » Et pour faire des bénéfices, il faut investir, dans l'emploi notamment. Parce que, plus il y aura des travailleurs dans ce pays, moins il y aura de déficit sociaux, moins il y aura, par exemple, de trou de la Sécurité sociale, plus ces gens-là auront de l'argent, plus ils pourront vivre normalement, plus ils consommeront et plus il y aura de développement. Or, quelle est la politique, quel est le discours que nous avons entendu pendant la campagne présidentielle ? C'était de dire : « il faut développer l'emploi, la feuille de paye n'est pas l'ennemi de l'emploi », etc. Et aujourd'hui, que fait l'État patron ? Il supprime lui-même les emplois en demandant au patronat d'en créer. Alors, où est la cohérence ?

G. Leclerc : Ce qu'on va vous dire aussi, c'est que vous faites grève parce que vous êtes fonctionnaire. Le secteur privé, qui a les mêmes difficultés, n'est pas en grève.

G. Le Néouannic : Si avoir un emploi, c'est aujourd'hui considéré comme un privilège, je dis que la société marche à l'envers. Avoir un emploi, ça devrait être la situation normale de tout le monde. Ce qui serait parfaitement égoïste, c'est que les fonctionnaires, parce qu'ils ont la sécurité de l'emploi, se frottent les mains et disent aux salariés du privé : « débrouillez-vous ». Nous nous battons aujourd'hui pour quoi ? Je crois pour l'ensemble de la société. Parce que, derrière ces questions de suppression d'emplois dans un budget, il y a toute cette question du malaise, d'une politique qui s'adresse à toute la population et qui est de plus en plus mal vécue.

G. Leclerc : Vous avez le sentiment de manifester pour l'ensemble de la population ?

G. Le Néouannic : Oui, certainement aussi. D'abord parce que, lorsqu'on manifeste dans un secteur comme l'éducation, on ne manifeste pas simplement pour les intérêts seuls des fonctionnaires de l'éducation, mais aussi pour les jeunes. Lorsque l'on manifeste pour des créations d'emplois, on manifeste pour les jeunes qui sont dans les études aujourd'hui. On sait que ce sont les jeunes, d'aujourd'hui, qui ont le pouvoir d'achat qui baisse le plus dans la société.

G. Leclerc : Cette journée, finalement, est-ce que ça ne va pas être simplement une démonstration de force ? Un baroud d'honneur ? Ou pensez-vous qu'il va y avoir des suites ?

G. Le Néouannic : Je souhaite qu'il y ait des suites d'abord par la négociation – c'est ce que nous demandons au gouvernement – par un changement de politique. C'est ce que nous espérons. Mais si ça ne change pas, il est évident que tôt ou tard, et vraisemblablement assez rapidement, les organisations se retrouveront pour de nouveau entrer en conflit et en lutte avec le gouvernement. Moi, j'entends des appels du côté de la CGT, j'entends des appels du côté de la CFDT, nous-mêmes, nous sommes très sensibles à ça et nous envisageons de rencontrer nos partenaires. Donc, je pense que si le gouvernement ne bouge pas, sérieusement et pas de manière marginale ou hypocrite, alors il faut qu'il s'attende à de nouveaux conflits sociaux.

G. Leclerc : Concrètement, nouvelles grèves, grèves générale ?

G. Le Néouannic : Rien n'est à écarter ;

G. Leclerc : On a l'impression qu'il y a un fossé d'incompréhension entre vous et le gouvernement aujourd'hui ?

G. Le Néouannic : C'est peut-être une méthode de gouvernement. Lorsque les organisations, que l'on qualifie de partenaires sociaux, passent à l'action après avoir menacé longtemps et que, pendant tout ce temps où elles ont menacé, aucun dialogue n'a été ouvert ! Prenons l'exemple des négociations salariales, depuis neuf mois, nous attendons cela, rien ne se passe. Donc, il y a là un problème de méthode du gouvernement. On ne peut pas reprocher aux organisations de se battre lorsqu'on ne discute pas avec elles.


Les Échos : 17 octobre 1996

Les Échos : Le gouvernement laisse entendre que c'est à votre demande, pour que vous puissiez préparer les élections dans l'éducation nationale, qu'il a repoussé l'ouverture des négociations salariales à la fin de 1996. Alors pourquoi faires-vous grève ?

Guy Le Néouannic : C'est quand même un comble : nous réclamons l'ouverture de discussions salariales depuis l'automne dernier, lorsque le Premier ministre a annoncé le gel des salaires pour 1996 ! Avancer le prétexte des élections, c'est se moquer du monde. Nous sommes prêts à discuter salaires n'importe quand. Au début de l'été, le ministre de la fonction publique nous a dit qu'il n'était pas prêt, et récemment qu'il n'avait pas le feu vert du Premier ministre. Et puis, il n'a parlé jusqu'ici, que de discussions portant sur 1997 et 1998, alors que nous exigeons qu'elles portent aussi sur 1996. Nous sommes également très mécontents des suppressions d'emplois prévues dans la loi de finances. Est-ce que détruire ces emplois améliorera le fonctionnement des services ? Non, rien n'a été débattu, ni concerté, il s'agit juste de faire bien dans le paysage, et de donner des gages aux marchés financiers dans l'esprit des critères de Maastricht.

Les Échos : Dans l'éducation, le gouvernement avance que ces réductions d'emplois sont concomitantes à la baisse démographique.

Guy Le Néouannic : La démographie n'a pas chuté d'un seul coup. Et cette baisse est limitée : il y a 50 000 enfants de moins dans le primaire, ce qui est dérisoire lorsque l'on sait qu'il y a en France 65 000 écoles. Dans le secondaire, la population est stable. Alors où va-t-on supprimer ces emplois : dans les zones rurales ? Dans les zones d'éducation prioritaires ? Rien n'est cohérent. Les Français ont le sentiment que l'on se moque d'eux. Et c'est pour cela qu'ils se révoltent.

Les Échos : Justement, le mouvement semble cantonné au secteur public. Dans un contexte de chômage en hausse, ne craignez-vous pas que cette grève apparaisse comme une grève de favorisés ?

Guy Le Néouannic : Au contraire, les sondages disent que cette action est comprise par la majorité des Français. C'est le même phénomène que celui de 1995. Bien sûr, ceux qui sentent leur emploi fragile hésitent à débrayer. Bien sûr, il n'y a pas la même provocation de la part du gouvernement, mais les problèmes de fond n'ont pas été réglés depuis l'année dernière. Il y a un ras-le-bol extraordinaire dans le pays. Comment expliquer le cynisme de Jean Arthuis, qui justifie les abattements fiscaux sur les yachts dans les Antilles, alors que la loi de finances supprime des postes de fonctionnaires ! C'est scandaleux !

Les Échos : Les médecins manifestent aussi aujourd'hui, qu'en pensez-vous ?

Guy Le Néouannic : C'est le comble du comble. Il n'y a rien de commun entre les revendications de certaines organisations et l'objet de cette journée d'action. Il suffit que certaines professions élèvent la voix pour obtenir l'écoute – et le recul – du gouvernement, alors qu'on donne l'impression de nous mépriser par un silence prolongé.